Livv
Décisions

CA Riom, 1re ch. civ., 22 février 2016, n° 15-00032

RIOM

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Goodyear Dunlop Tires France (SA)

Défendeur :

Multitransports (SARL), Groupe Multitransports (SA), Py Pneus (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Beyssac

Conseillers :

Mme Boussaroque, M. Acquarone

Avocats :

Mes Soulier, Derot, Chambon, Pouderoux, Guittard

T. com. Puy-en-Velay, du 17 juin 2011

17 juin 2011

I. Procédure

Les sociétés Multitransports et Groupe Multitransports représentent ensemble une entreprise de transport routier basée en Haute-Loire, qui utilise une flotte de nombreux camions. La société Py Pneus est un fournisseur local de pneumatiques (enseigne Vulco). La société Goodyear Dunlop Tires France est un fabricant de pneumatiques.

Les sociétés Py Pneus et Multitransports ont conclu ensemble le 17 mars 2003 un document intitulé " contrat de partenariat ", établi pour trois ans et renouvelable pour la même période par tacite reconduction, suivant lequel la première s'engageait à livrer à la seconde des pneumatiques pour équiper ses véhicules. Une " charte de fourniture, de maintenance et de suivi de pneumatiques sur véhicules " était également signée, vraisemblablement le même jour bien qu'elle ne soit pas datée, entre la société Multitransports, la société Py Pneus, et la société Goodyear. Le 6 janvier 2003 les sociétés Py Pneus et Groupe Multitransports ont également signé une " convention de compensation légale " relative à leurs factures réciproques.

Au cours de l'année 2005 un litige commercial s'est élevé entre l'entreprise Multitransports et la société Py Pneus. La première a cessé de commander ses pneus à la seconde, ce qui a provoqué des difficultés de règlement de factures entre la société Py Pneus et son fournisseur la société Goodyear. L'affaire a été portée devant le Tribunal de commerce du Puy-en-Velay où intervenaient les quatre sociétés : Multitransports, Groupe Multitransports, Goodyear et Py Pneus.

Devant le tribunal de commerce chaque partie faisait valoir ses demandes. La société Py Pneus réclamait notamment, sur le fondement des articles 1134 et 1147 du Code civil, contre les sociétés Goodyear et Multitransports, la somme de 150 000 euro à titre de dommages-intérêts en réparation de son préjudice lié à la rupture des relations commerciales qui unissaient les trois parties.

Par jugement du 17 juin 2011 le Tribunal de commerce du Puy-en-Velay a tranché les réclamations financières des unes et des autres, mais a débouté toutes les parties de leurs demandes en dommages-intérêts.

L'affaire a été portée devant la Cour d'appel de Riom par la société Goodyear.

Suivant arrêt du 20 juin 2012 la chambre commerciale de la Cour d'appel de Riom a infirmé partiellement le jugement, et en particulier a condamné " la société Multitransports à payer à la société Py Pneus la somme de 50 000 euro à titre de dommages-intérêts au titre des préjudices résultant de la brutalité de la rupture. "

Les sociétés Multitransports et Groupe Multitransports ont formé un pourvoi contre cet arrêt.

Par arrêt du 4 novembre 2014 (n° 12-25.856) la chambre commerciale de la Cour de cassation a pris les motifs suivants, au visa de l'article 4 du Code de procédure civile, pour casser partiellement l'arrêt de la cour d'appel de Riom :

" Attendu que pour déclarer la société Multi transports responsable d'une rupture brutale de la relation commerciale la liant à la société Py et la condamner à payer une somme de 50 000 euro à titre de dommages-intérêts, l'arrêt relève que si une relation d'affaires impliquant les trois sociétés a existé, il est impossible d'en déterminer avec exactitude les champs contractuels, et retient que la rupture est intervenue dans des conditions brutales qui ne sont pas justifiées, à l'initiative de la société Multi transports qui doit seule supporter la réparation des préjudices en résultant ;

Attendu qu'en statuant ainsi, alors que la société Py demandait dans ses conclusions une indemnisation sur le fondement des articles 1134 et 1147 du Code civil, la cour d'appel a méconnu les termes du litige et violé le texte susvisé "

En conséquence la Cour de cassation a ainsi statué :

" Par ces motifs et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs :

casse et annule, mais seulement en ce qu'il a déclaré la société Multi transports responsable d'une rupture brutale de la relation commerciale la liant à la société Py pneus et a condamné la société Multi transports à payer à la société Py pneus la somme de 50 000 euro à titre de dommages-intérêts au titre des préjudices résultant de la brutalité de la rupture, l'arrêt rendu le 20 juin 2012, entre les parties, par la Cour d'appel de Riom ; remet, en conséquence, sur ces points, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la Cour d'appel de Riom, autrement composée [...] "

Le 6 janvier 2015 les sociétés Multitransports et Groupe Multitransports ont saisi la Cour d'appel de Riom, et l'affaire a été portée devant la première chambre civile de cette juridiction.

Dans des conclusions qu'elles ont prises ensemble le 16 septembre 2015 les sociétés Multitransports et Groupe Multitransports demandent de la cour de :

" Vu l'arrêt rendu par la Cour de cassation en date du 4 novembre 2014,

Vu l'article L. 442-6 du Code de commerce,

Vu les pièces versées aux débats,

Débouter la SARL Py Pneus de sa demande en dommages-intérêts ;

Subsidiairement, réduire sa réclamation dans de très fortes proportions.

Condamner la SARL Py Pneus à payer et porter à la société Groupe Multi Transports la somme de 5 000 euro au titre de l'article 700 du Code de Procédure Civile.

Condamner la SARL Py Pneus aux entiers dépens qui comprendront ceux de première instance et pour lesquels l'avocat postulant sera autorisée à recouvrer directement ceux dont il aurait pu faire l'avance sans avoir reçu provision préalable et suffisante. "

La SARL Py Pneus a pris pour sa part des conclusions le 16 novembre 2015, où elle demande à la cour de :

" Vu l'arrêt rendu par la Cour de cassation le 4 novembre 2014,

Vu l'article L. 442-6, i, 5° du Code de commerce,

Vu l'article 700 du Code de procédure civile,

Condamner la SARL Multitransports et la SA Groupe Multitransports à payer à la SARL Py Pneus la somme de 50 000 euro à titre de dommages et intérêts avec intérêts au taux légal à compter du 21 janvier 2011,

Condamner les mêmes à payer à la société Py Pneus 10 000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile et les dépens de première instance et d'appel, ces derniers distraits au profit de l'avocat postulant soussigné sur ses affirmations de droit.

Débouter les sociétés Multitransports de leurs demandes au titre de l'article 700 du Code de procédure civile et des dépens. "

Enfin, dans des écritures du 29 avril 2015, la société Goodyear demande à la cour de :

" Vu l'arrêt rendu par la Cour de cassation le 4 novembre 2014,

Il est demandé à la Chambre commerciale de la Cour d'appel de Riom de :

- Statuer ce que de droit sur les mérites des prétentions de la société PY Pneus et des sociétés Multitransports et Groupe Multitransports l'une à l'encontre de l'autre et inversement ;

- Condamner la société PY Pneus à payer à la société Goodyear Dunlop Tires France la somme de 1 500 euro en application de l'article 700 du Code de procédure civile ;

- Condamner la société PY Pneus aux entiers dépens. "

Une ordonnance du 3 décembre 2015 clôture la procédure.

II. Motifs

Attendu que devant la présente juridiction la société Py Pneus fonde son action non plus sur les articles 1134 et 1147 du Code civil, mais exclusivement sur l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce (cf. conclusions p. 3 et dispositif ci-dessus reproduit) ;

Attendu que l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce dispose :

" I.-Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers :

5° De rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels. Lorsque la relation commerciale porte sur la fourniture de produits sous marque de distributeur, la durée minimale de préavis est double de celle qui serait applicable si le produit n'était pas fourni sous marque de distributeur. A défaut de tels accords, des arrêtés du ministre chargé de l'economie peuvent, pour chaque catégorie de produits, fixer, en tenant compte des usages du commerce, un délai minimum de préavis et encadrer les conditions de rupture des relations commerciales, notamment en fonction de leur durée. Les dispositions qui précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure. Lorsque la rupture de la relation commerciale résulte d'une mise en concurrence par enchères à distance, la durée minimale de préavis est double de celle résultant de l'application des dispositions du présent alinéa dans les cas où la durée du préavis initial est de moins de six mois, et d'au moins un an dans les autres cas [...] "

Attendu que l'action engagée sur le fondement de ce texte est de nature délictuelle (Cour de cassation, chambre commerciale, du 13 décembre 2011, n° 11-12.024) ;

Attendu qu'en vertu de ce texte, celui qui rompt brutalement une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et des autres circonstances, notamment de la dépendance économique du partenaire évincé, engage sa responsabilité à l'égard de celui-ci ;

Attendu que la succession de conventions, s'échelonnant sur plusieurs années, peut représenter un courant d'affaires significatif et donner la mesure du caractère stable, suivi et habituel des relations nouées par les parties, peu important que ces contrats fussent indépendants les uns des autres (Chambre commerciale, 25 septembre 2012, n° 11-24.425 et 15 septembre 2009, n° 08-19.200) ; que si une relation commerciale établie peut résulter d'une succession de contrats ponctuels il faut néanmoins que la partie qui se prétend victime de la rupture brutale du courant d'affaires ait pu légitimement s'attendre à la stabilité et la poursuite de la relation (Chambre commerciale, 16 décembre 2008, n° 07-15.589, publié Bull. n° 207) ;

Attendu qu'en l'espèce il résulte du dossier qu'au moins depuis le mois de juin 2001 la société Py Pneus (enseigne Vulco) fournissait régulièrement à la société Multitransports des prestations liées à la surveillance et la fourniture de matériel dans le domaine des pneumatiques ;

Attendu que la société Py Pneus produit en effet des factures qu'elle a adressées à la société Multitransports pour le règlement de ses interventions, les 30 juin, 31 août, 11 et 30 septembre, 15 décembre 2001, 15 janvier, 15 mars et 15 juillet 2002 ;

Attendu que ces documents démontrent à l'évidence l'existence entre les sociétés Py Pneus et Multitransports, depuis au moins l'année 2001, d'un courant d'affaires significatif, ayant un caractère stable et habituel, caractéristique d'une " relation commerciale établie " au sens de l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce ;

Attendu que cette relation commerciale est d'autant plus incontestable qu'elle a été consolidée plus tard à l'initiative des deux sociétés concernées par le " contrat de partenariat " en date du 17 mars 2003, une " convention de compensation légale " du 6 janvier 2003, et la " charte de fourniture, de maintenance et de suivi de pneumatiques sur véhicules " à laquelle était associée la société Goodyear ;

Attendu qu'au demeurant dans leurs écritures les sociétés Multitransports et Groupe Multitransports n'en disconviennent pas mais affirment qu'elles ont mis fin à cette relation commerciale en raison des carences de la société Py Pneus ;

Or attendu qu'aucune démonstration convaincante n'est apportée sur ce point par les sociétés Multitransports qui produisent seulement deux courriers : le premier en date du 8 avril 2004 adressé à la société Py Pneus, le second en date du 17 février 2005 adressé à la société Goodyear avec copie à la société Py Pneus ;

Attendu que dans la lettre du 8 avril 2004 la société Multitransports fait état de pertes de roues sur ses camions " depuis plusieurs mois ", y compris sur du matériel neuf, et demande à son fournisseur de faire le nécessaire pour y remédier de manière urgente ; que ce seul document, qui n'est confirmé strictement par aucune autre pièce (rapport d'incident, constat, analyse technique...), ne saurait emporter la conviction de la cour quant aux fautes reprochées à la société Py Pneus alors que de nombreux autres facteurs peuvent dans le cas d'un transport routier concourir à de tels dommages ;

Attendu que la lettre du 17 février 2005 est adressée non pas à la société Py Pneus, qui nie l'avoir reçue même en copie, mais à la société Goodyear à qui la société Groupe Multitransports fait également de nombreux reproches qu'aucune pièce ne confirme ;

Attendu que c'est sous le bénéfice de ces seuls éléments, totalement inefficaces, que la société Multitransports prétend d'une part que des avertissements suffisants ont été adressés à la société Py Pneus avant la rupture de leurs relations commerciales, d'autre part que cette rupture s'imposait de manière urgente ;

Attendu qu'au contraire la cour constate que ni l'une ni l'autre de ces allégations ne sont fondées ;

Attendu que la rupture abusive de la relation contractuelle à l'initiative de la société Multitransports est donc parfaitement démontrée, de sorte que sa responsabilité civile délictuelle est engagée sur le fondement de l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce ;

Attendu le " contrat de partenariat " en date du 17 mars 2003, faisant suite à une relation contractuelle suivie entre les sociétés Multitransports et Py Pneus, était expressément conclu pour trois ans renouvelables ; que sa première échéance tombait donc le 17 mars 2006 ; que sans être démentie la société Py Pneus affirme que la société Multitransports a mis un terme " sans aucune explication à la relation commerciale le 31 mai 2005 " ;

Attendu que la société Py Pneus pouvait donc espérer, compte tenu d'une relation contractuelle stable confirmée en mars 2003, fournir encore des pneumatiques et des prestations d'entretien à la société Multitransports à tout le moins jusqu'au mois de mars 2006 et éventuellement au-delà en cas de reconduction tacite de l'accord ;

Attendu que seul le préjudice causé par le caractère brutal de la rupture doit être indemnisé (chambre commerciale, 6 novembre 2012, n° 11-24.570) ; que cependant d'autres préjudices complémentaires peuvent être considérés, par exemple celui consistant pour l'entreprise lésée à devoir rechercher dans l'urgence de nouveaux marchés et adapter son outil de travail (chambre commerciale, 2 décembre 2008, n° 08-10.732) ;

Attendu qu'en l'espèce la société Py Pneus démontre qu'elle a dû recourir en août 2005 à un prêt privé de 40 000 euro afin de faire face à ses échéances étant donné la disparition des revenus tirés de sa collaboration avec la société Multitransports ; que le comptable de la société Py Pneus atteste le 3 novembre 2015 de ce que celle-ci n'a plus facturé aucune prestation à la société Multitransports après le 1er juin 2005 ; qu'elle a d'ailleurs cessé son activité le 31 mars 2008 ainsi que cela ressort de l'extrait du registre du commerce versé au dossier ;

Attendu que le préjudice commercial de la société Py Pneus est donc largement démontré dans son principe ; que compte tenu de l'ensemble des éléments ci-dessus il sera évalué à la somme de 50 000 euro que les sociétés Multitransports et Groupe Multitransports devront lui payer ;

Attendu que cette somme portera intérêts au taux légal à compter du 21 janvier 2011, date des conclusions récapitulatives n° 2 de la société Py Pneus devant le tribunal de commerce, réclamant des dommages-intérêts pour le " préjudice lié à la rupture du groupe de contrats régularisé entre les trois parties " ;

Attendu qu'il est équitable enfin que les sociétés Multitransports et Groupe Multitransports paient ensemble à la société Py Pneus la somme de 3 000 euro en application de l'article 700 du Code de procédure civile ;

Attendu qu'il n'est pas inéquitable cependant que la société Goodyear supporte ses frais irrépétibles ;

Attendu que les sociétés Multitransports et Groupe Multitransports supporteront les dépens d'appel.

Par ces motifs LA COUR, statuant publiquement et par arrêt contradictoire, Vu l'arrêt rendu le 4 novembre 2014 par la chambre commerciale de la Cour de cassation (n° 12-25.856), Infirme le jugement rendu par le Tribunal de commerce du Puy-en-Velay le 17 juin 2011, en ce qu'il a débouté toutes les parties " de leurs demandes de dommages et intérêts ", Statuant à nouveau sur ce point, Condamne la SARL Multitransports et la SA Groupe Multitransports à payer à la SARL Py Pneus la somme de 50 000 euro à titre de dommages-intérêts, avec intérêts au taux légal à compter du 21 janvier 2011, Condamne la SARL Multitransports et la SA Groupe Multitransports à payer à la SARL Py Pneus la somme de 3 000 euro en application de l'article 700 du Code de procédure civile, Déboute les parties de leurs autres demandes, Condamne la SARL Multitransports et la SA Groupe Multitransports aux dépens d'appel.