CE, 1re et 6e sous-sect. réunies, 7 juillet 2010, n° 335101
CONSEIL D'ÉTAT
Arrêt
Annulation
PARTIES
Demandeur :
Menarini France (Sté)
Défendeur :
Agence française de sécurité sanitaire des produits de sante
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Stirn
Rapporteur :
M. Yves Struillou
Avocats :
SCP Lyon-Caen, Fabiani, Thiriez
LE CONSEIL : - Vu la requête, enregistrée le 29 décembre 2009 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentée pour la Société Menarini France, dont le siège est 1-7 rue du Jura à Wissous (91320), représentée par son président-directeur général délégué ; la Société Menarini France demande au Conseil d'Etat : 1°) d'annuler la décision du 17 décembre 2009 par laquelle le directeur général de l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (AFSSAPS) a suspendu l'autorisation de mise sur le marché de la spécialité pharmaceutique Ketum 2,5 %, gel, avec effet au 12 janvier 2010 ; 2°) d'enjoindre à l'AFSSAPS de retirer s'il y a lieu, le lendemain de la décision à intervenir, toute mention de la décision de suspension attaquée sur son site internet et ses publications, et d'insérer en première page de son site internet dans les deux jours à compter de la notification de la décision à intervenir, un encart faisant état de l'annulation par le Conseil d'Etat de la décision attaquée, sous astreinte de 500 euro par jour de retard ; 3°) de mettre à la charge de l'Etat le versement de la somme de 6 000 euro au titre de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative ; Vu les autres pièces du dossier ; Vu la directive 2001/83/CE du Parlement européen et du Conseil du 6 novembre 2001 instituant un Code communautaire relatif aux médicaments à usage humain ; Vu le Code de la santé publique ; Vu le Code de justice administrative ; Après avoir entendu en séance publique : - le rapport de M. Yves Struillou, Conseiller d'Etat, - les observations de la SCP Lyon-Caen, Fabiani, Thiriez, avocat de la Société Menarini France, - les conclusions de M. Luc Derepas, rapporteur public ; La parole ayant été à nouveau donnée à la SCP Lyon-Caen, Fabiani, Thiriez, avocat de la Société Menarini France ; Sur la légalité de la décision du 17 décembre 2009 :Sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens de la requête :
Considérant qu'aux termes de l'article 107 de la directive du 6 novembre 2001 : 1. Quand, à la suite de l'évaluation des données de pharmacovigilance, un Etat membre considère qu'il faut suspendre, retirer ou modifier l'autorisation de mise sur le marché conformément aux lignes directrices visées à l'article 106, paragraphe 1, il en informe immédiatement l'Agence, les autres Etats membres et le titulaire de l'autorisation de mise sur le marché. / 2. Lorsqu'une action urgente est nécessaire pour protéger la santé publique, l'Etat membre concerné peut suspendre l'autorisation de mise sur le marché d'un médicament, à condition que l'Agence, la Commission et les autres Etats membres en soient informés au plus tard le premier jour ouvrable qui suit. / Lorsque l'Agence est informée conformément au paragraphe 1, dans le cas de suspensions ou de retraits, ou conformément au premier alinéa du présent paragraphe, le comité prépare un avis dans un délai à déterminer en fonction de l'urgence de la question. Dans le cas de modifications, le comité peut, à la demande d'un Etat membre, préparer un avis. / Sur la base de cet avis, la Commission peut demander à tous les Etats membres dans lesquels le médicament est commercialisé de prendre immédiatement des mesures provisoires. / La décision sur les mesures finales concernant le produit est adoptée en conformité avec la procédure de gestion visée à l'article 121, paragraphe 3 ;
Considérant qu'aux termes de l'article L. 5121-9 du Code de la santé publique : L'autorisation prévue à l'article L. 5121-8 est suspendue ou retirée dans des conditions déterminées par voie réglementaire et, en particulier, lorsqu'il apparaît que l'évaluation des effets thérapeutiques positifs du médicament ou produit au regard des risques tels que définis au premier alinéa n'est pas considérée comme favorable dans les conditions normales d'emploi, que l'effet thérapeutique annoncé fait défaut ou que la spécialité n'a pas la composition qualitative et quantitative déclarée. ; qu'aux termes de l'article R. 5121-151 du même Code : La pharmacovigilance comporte : 1° Le signalement des effets indésirables mentionnés à l'article R. 5121-150 et le recueil des informations les concernant ; / 2° L'enregistrement, l'évaluation et l'exploitation de ces informations dans un but de prévention (...) ; qu'aux termes de l'article R. 5121-47 du même Code : Le directeur général de l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé peut, par décision motivée indiquant les voies et délais de recours, modifier d'office, suspendre, pour une période ne pouvant pas excéder un an, ou retirer une autorisation de mise sur le marché. Sauf en cas d'urgence, la décision de modification d'office, de suspension ou de retrait ne peut intervenir qu'après que le titulaire de l'autorisation a été invité à présenter ses observations. / Ces décisions interviennent lorsqu'il apparaît, notamment à la suite de l'évaluation des données mentionnées à l'article R. 5121-151, que le rapport entre le bénéfice et les risques liés au médicament tel que défini au premier alinéa de l'article L. 5121-9 n'est pas favorable dans les conditions normales d'emploi ou que l'effet thérapeutique annoncé fait défaut ou que la spécialité n'a pas la composition qualitative et quantitative déclarée. (...) ; qu'aux termes de l'article R. 5121-158 de ce Code : Le directeur général de l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé informe immédiatement l'Agence européenne des médicaments et les autres Etats membres de la Communauté européenne de tout projet de suspension, de retrait ou de modification d'office d'une autorisation de mise sur le marché d'un médicament fondée sur l'évaluation des données de pharmacovigilance. / Lorsque le directeur général de l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé suspend, en urgence, l'autorisation de mise sur le marché d'un médicament, il en informe immédiatement l'Agence européenne des médicaments, la Commission européenne et les autres Etats membres, au plus tard le premier jour ouvrable suivant sa décision (...) ;
Considérant qu'il résulte des dispositions précitées, d'une part, que dans le cadre de la pharmacovigilance et sur le fondement de l'article R. 5121-158 du Code de la santé publique, pris pour assurer la transposition de l'article 107 de la directive du 6 novembre 2001, le directeur général de l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (AFSSAPS) peut suspendre toute autorisation de mise sur le marché d'un médicament lorsqu'une action urgente est nécessaire pour protéger la santé publique ; qu'en l'absence d'une telle urgence, il doit se borner à informer l'Agence européenne du médicament et les autres Etats membres du projet de suspension, de retrait ou de modification de l'autorisation de mise sur le marché ; que, d'autre part, sur le fondement de l'article R. 5121-47 du Code de la santé publique, il peut décider de suspendre une autorisation de mise sur le marché délivrée par l'agence sur le fondement des dispositions de l'article R. 5121-34, notamment lorsqu'il apparaît que le rapport entre le bénéfice et les risques n'est pas favorable dans les conditions normales d'emploi ou que l'effet thérapeutique annoncé fait défaut ou que la spécialité n'a pas la composition qualitative et quantitative déclarée ;
Considérant que la Société Menarini France demande l'annulation de la décision du 17 décembre 2009 par laquelle le directeur général de l'AFSSAPS a suspendu l'autorisation de mise sur le marché de la spécialité pharmaceutique Ketum 2,5 %, gel, sur le fondement des dispositions des articles L. 5121-9 et R. 5121-158 du Code de la santé publique estimant que la condition d'urgence était satisfaite ;
Considérant qu'il ressort des pièces du dossier que la spécialité pharmaceutique Ketum 2,5 %, gel, a fait l'objet le 22 janvier 1991 d'une autorisation de mise sur le marché qui a été renouvelée par des décisions des 31 janvier 1996, 22 janvier 2001 et 22 janvier 2006 ; que cette spécialité est indiquée pour le traitement symptomatique des tendinites superficielles, des traumatismes bénins (entorses et contusions), des arthroses des petites articulations, des lombalgies aiguës et des veinites post-sclérothérapie ; que, dès sa mise sur le marché, ont été identifiés, comme le précise la décision attaquée, des effets indésirables liés à l'emploi de cette spécialité résultant, pour leur majeure partie, d'une exposition solaire et entraînant des réactions cutanées et sous-cutanées pouvant, dans certains cas, entraîner une hospitalisation ; que ces effets ont justifié que soient prises certaines mesures telles que la modification du résumé des caractéristiques du produit, de la notice et des conditionnements ainsi que l'apposition d'un pictogramme reprenant l'information protéger les zones traitées contre l'exposition solaire sur le conditionnement primaire de la spécialité ; que, par un avis du 17 octobre 2001, la commission de la transparence a estimé que le rapport efficacité/effets indésirables pour le traitement symptomatique des tendinites superficielles était moyen et a proposé de maintenir la spécialité sur la liste des spécialités remboursables aux assurés sociaux ; que si l'AFSSAPS soutient que l'efficacité de la spécialité est faible ou modérée, elle ne peut être regardée comme nulle, notamment pour le traitement de lombalgie aiguë, comme l'Agence le reconnaît d'ailleurs elle-même en indiquant dans ses écritures que cette efficacité n'a pas été remise en cause ; qu'il ne ressort pas des pièces du dossier que le nombre de cas d'effets indésirables graves, liés à l'emploi de cette spécialité, recensés par les enquêtes de pharmacovigilance portant sur la période allant du 1er mars 1993 au 31 août 2000, soit important alors que le nombre de patients traités est élevé ; qu'il n'est pas établi que cette fréquence ait augmenté au cours des dernières années, la décision attaquée précisant que le taux de notification des effets indésirables est resté constant ; que ces effets, qui sont le plus fréquemment liés au non-respect par le patient des mesures d'accompagnement du traitement préconisant d'éviter toute exposition solaire, cessent, selon les données fournies par l'Agence, en cas de phototoxicité, dans un délai de huit à dix jours suivant l'arrêt du traitement ou de l'exposition solaire et, en cas de photoallergie, dans un délai de quelques semaines après l'arrêt de traitement avec la possibilité d'une rémanence ; que l'étude réalisée en juin 2009 par le centre régional de pharmacovigilance de Nantes, sur laquelle s'est fondé le directeur général de l'Agence, indique que la majorité des troubles cutanés et sous-cutanés guérissent sans séquelle ; que si les données issues de la pharmacovigilance mettent en évidence depuis 2003 des réactions photoallergiques résultant de l'association du kétoprofène et de l'octocrylène, il ne ressort pas des pièces du dossier que ces effets indésirables présenteraient des risques graves pour la santé des patients ; qu'à la suite de l'information réalisée par l'ASSAPS conformément aux dispositions de l'article 107 de la directive du 6 novembre 2001, aucun Etat membre n'a décidé de suspendre l'autorisation de mise sur le marché de gel contenant du kétoprofène ; que la Commission n'a pas, à la date de la présente décision, demandé à tous les Etats membres dans lesquels le médicament est commercialisé de prendre immédiatement des mesures provisoires ;
Considérant que si le directeur général de l'AFSSAPS pouvait, s'il s'y croyait fondé, sur le fondement des dispositions précitées et au vu des évaluations des données de la pharmacovigilance, engager la procédure de retrait de l'autorisation de mise sur le marché de la spécialité pharmaceutique Ketum 2,5 %, gel, et en application des dispositions précitées du premier alinéa de l'article R. 5121-158 en informant de son projet l'Agence européenne du médicament et les autres Etats membres de l'Union européenne, il ne ressort pas des pièces du dossier, en l'absence d'éléments établissant l'existence d'indices sérieux et concluants d'un risque grave pour la santé des patients, que la mesure de suspension en cause fût justifiée par une situation d'urgence ; que, par suite, elle doit être regardée comme entachée d'une erreur manifeste d'appréciation ; que la Société Menarini France est donc fondée à en demander l'annulation ;
Sur les conclusions à fin d'injonction :
Considérant qu'aux termes de l'article L. 911-1 du Code de justice administrative : Lorsque sa décision implique nécessairement qu'une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public prenne une mesure d'exécution dans un sens déterminé, la juridiction, saisie de conclusions en ce sens, prescrit, par la même décision, cette mesure assortie, le cas échéant, d'un délai d'exécution. ;
Considérant qu'eu égard à la nature et aux effets de la décision en cause ainsi qu'aux modalités choisies par l'AFSSAPS pour assurer la publicité des mesures de suspension de l'autorisation de mise sur le marché d'une spécialité, il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, pour assurer l'exécution de la présente décision, d'enjoindre à l'Agence de publier l'intégralité de la décision sur son site internet, de manière apparente et pendant un délai approprié, dans les deux jours suivant sa notification ; qu'il n'y a pas lieu, en revanche, d'assortir cette injonction d'une astreinte ;
Sur les conclusions tendant à l'application des dispositions de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative :
Considérant qu'il y a lieu de mettre à la charge de l'Etat, au nom duquel a été prise la décision du 17 décembre 2009, le versement à la Société Menarini France de la somme de 3 000 euro en application des dispositions de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative ;
Décide
Article 1er : La décision du 17 décembre 2009 par laquelle le directeur général de l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé a suspendu l'autorisation de mise sur le marché de la spécialité pharmaceutique Ketum 2,5 %, gel, est annulée.
Article 2 : Il est enjoint à l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé de publier sur son site internet l'intégralité de la présente décision, dans les deux jours suivant sa notification et pendant un délai approprié.
Article 3 : L'Etat versera à la Société Menarini France la somme de 3 000 euro en application des dispositions de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative.
Article 4 : Le surplus des conclusions de la Société Menarini France est rejeté.
Article 5 : La présente décision sera notifiée à la Société Menarini France, à l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé et à la ministre de la santé et des sports.