CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 29 juin 2016, n° 14-06808
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Cremonini Restauration (SAS)
Défendeur :
Brasserie Meteor (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Cocchiello
Conseillers :
Mme Mouthon Vidilles, M. Thomas
Avocats :
Mes Maire, Guilbault, Dauchel
En février 2009, la SA Brasserie Meteor (Meteor), entreprise familiale implantée en Alsace qui fabrique et commercialise de la bière en bouteille, et la SAS Cremonini Restauration (Cremonini), entreprise italienne de restauration ferroviaire, ont conclu verbalement un contrat portant sur l'approvisionnement en bouteilles de bière "Wendelinus" d'une contenance de 33 cl spécialement conçues pour les trains à grande vitesse. Le 18 janvier 2011, les relations commerciales entre les parties ont fait l'objet d'une convention écrite dont la durée a été fixée à quatre mois, renouvelable par tacite reconduction, avec possibilité de mettre fin au contrat à tout moment par voie de lettre recommandée avec accusé réception, sous préavis de 15 jours.
Par courrier recommandé du 12 juin 2012, la société Cremonini a informé la société Meteor de sa volonté de mettre un terme au contrat à la date du 28 juin 2012.
Reprochant à la société Cremonini d'avoir brutalement rompu les relations commerciales sans un préavis suffisant, la société Meteor l'a fait assigner par acte du 10 décembre 2012 sur le fondement de l'article L. 442-6-I-5e du Code de commerce en indemnisation de son préjudice, devant le Tribunal de commerce de Paris.
Par jugement du 27 janvier 2014, le tribunal a, sous le bénéfice de l'exécution provisoire, condamné la société Cremonini à payer à la société Meteor la somme de 43 545,60 euros à titre de dommages et intérêts, ainsi que la somme de 2 000 euros en vertu de l'article 700 du Code de procédure civile.
La société Cremonini a interjeté appel de cette décision.
Par conclusions du 24 juin 2014, la société Cremonini demande à la cour :
- l'infirmation du jugement entrepris,
- la condamnation de la société Meteor à lui verser la somme de 300 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile.
Par conclusions du 25 août 2014, la société Meteor demande à la cour :
- le rejet de toutes les prétentions de la société Cremonini,
- la confirmation du jugement querellé en toutes ses dispositions,
- la condamnation de la société Cremonini à lui régler une indemnité de 2 000 euros au visa de l'article 700 du Code de procédure civile.
MOTIFS :
Sur l'existence de relations commerciales continues :
Considérant que la société Cremonini excipe de l'absence de relations commerciales établies entre les parties au sens de l'article L. 442-6-I-5e du Code de commerce, faisant état de la variation importante des commandes de bière chaque mois empêchant en conséquence la société Meteor de s'attendre à une relation durable et faisant valoir également que la durée de la relation contractuelle de 4 mois, correspondant au renouvellement tous les 4 mois de la carte de restauration proposée aux clients, ne pouvait permettre à la société Meteor de croire à la pérennité de leur relation commerciale,
Considérant que la société Meteor réplique que leur relation commerciale était établie dans la mesure où les commandes et livraisons étant en constante augmentation, elle ne pouvait s'attendre à une rupture de leurs relations et devait légitimement constituer un stock, qu'elle soutient que le fait que les quantités de bière commandées sont restées constantes pendant toute la durée des relations démontre le caractère établi de la relation, peu important la durée contractuelle de la convention de 4 mois, renouvelable,
Mais considérant que les relations commerciales établies visées à l'article L. 442-6-I-5e du Code de commerce doivent s'inscrire dans la durée comme dans la continuité et présenter une certaine intensité, laissant augurer au prestataire que la relation commerciale a vocation à durer ; qu'en l'espèce, les parties ont été en relations d'affaires constantes de février 2009 à fin juin 2012 soit pendant une durée de 3 ans et 3 mois, que par ailleurs, il ressort des statistiques de vente produites par l'intimée et non contredites par l'appelante, qu'en 2010, la société Meteor a livré à sa cocontractante 242 000 bouteilles, en 2011 290 000 bouteilles et pendant les 6 premiers mois de 2012, 136 000 bouteilles, soit une moyenne mensuelle de 23 000 bouteilles (avec des variations de 5 000 à 35 000 bouteilles selon les mois), qu'ainsi, en dépit de la référence à une durée contractuelle de la convention de 4 mois, il résulte de ces divers éléments que la relation commerciale entre les parties s'est étendue sur une période de temps significative, qu'elle a revêtu un caractère suivi et stable par le flux régulier et ininterrompu de commandes pendant plus de trois ans non remis en cause par quelques variations de commandes selon les saisons se traduisant par un chiffre d'affaires en augmentation, de sorte que la société Meteor pouvait raisonnablement anticiper pour l'avenir une certaine continuité du flux d'affaires avec sa partenaire ; qu'au surplus, cette relation commerciale n'a donné lieu à aucun incident susceptible de remettre en cause sa régularité ; qu'en conséquence, le caractère établi de la relation commerciale entre les parties est justifié,
Sur le caractère brutal de la rupture :
Considérant que la société Cremonini conteste la brutalité de la rupture des relations, en soutenant que le préavis donné était conforme aux stipulations du contrat, que la durée du préavis de 15 jours était proportionné à la durée de 4 mois de la convention puisque ce délai de 15 jours représentait 1/8e de la durée du contrat, que ce préavis était adapté à ses contraintes tirées du renouvellement tous les 4 mois des cartes de restauration proposées aux clients ; qu'elle critique les contraintes industrielles de constitution d'un stock de 75 000 bouteilles invoquées par la société Meteor, en soulignant que cette dernière pouvait faire face à la variation des commandes, dont elle était informée par avance, dès lors qu'elle disposait de réservoirs de grande quantité lui permettant de conserver la bière pendant sa période de fermentation et de répondre rapidement à une commande importante, qu'elle prétend également que s'agissant d'un approvisionnement à flux tendu, la constitution d'un stock important n'était pas nécessaire puisque la production ne devait être lancée qu'après la commande reçue,
Considérant que la société Meteor expose qu'un délai de préavis même fixé contractuellement ne permet pas d'échapper à l'application des dispositions de l'article L. 442-6-I-5 du Code de commerce, et soutient que les bouteilles de bière commandées par la société Cremonini étaient conditionnées dans un format spécifique, uniquement commercialisé par la société Cremonini ce qui nécessitait un préavis bien supérieur à 15 jours,
Mais considérant qu'il convient d'apprécier si le délai de préavis fixé au contrat ou les accords professionnels est suffisant au regard de la durée de la relation commerciale et des autres circonstances de l'espèce au moment de la rupture ; qu'en l'espèce, par lettre recommandée du 12 juin 2012 la société Cremonini a annoncé une rupture des relations au 28 juin suivant et le volume mensuel des livraisons, qui était depuis janvier à mai 2012 de 21 000 à 30 000 bouteilles est passé brutalement en juin 2012 à 6 500 bouteilles et à 0 en juillet, qu'aucun avertissement antérieur à ce courrier n'a été adressé à la société Meteor sur une évolution de leur relation dont l'ancienneté remontait à plus de 3 ans ; qu'en outre, il ressort de la correspondance du 27 février 2009 que la société Meteor avait lancé une production spécifique, exclusive à la société Cremonini pour répondre aux attentes particulières de sa cliente, à savoir une bouteille d'une contenance de 33 centilitres, qui n'est pas le conditionnement habituel de 25 centilitres généralement vendu ; que dès lors, les premiers juges ont justement estimé que la rupture avait été brutale et que le délai de 15 jours n'était pas suffisant,
Que la durée du délai de préavis nécessaire s'apprécie au regard de l'ancienneté de la relation continue de plus de 3 ans entre les parties (mais sans clause d'exclusivité insérée dans la convention et sans dépendance économique d'un des partenaires ainsi que le soutient à juste titre l'appelante) et au regard d'autres circonstances, en l'espèce, la fabrication spéciale uniquement destinée à l'appelante ; que le délai doit être fixé à 3 mois ;
Sur le préjudice et sa réparation :
Considérant que la société Meteor expose que son préjudice résulte, au jour de l'annonce de la rupture, de l'existence d'un stock de 75 576 bouteilles de bière conditionnées pour être exclusivement vendues à l'appelante, et que la constitution de ce stock était nécessaire au regard des délais très courts de livraison à 72 heures ; qu'elle ajoute que le format spécifique de ces bouteilles n'était pas adapté aux attentes de ses autres clients, de sorte qu'elle ne pouvait en conséquence les leur vendre ; que par ailleurs, le stock subsistant était insuffisant pour créer une opération particulière permettant son écoulement ; qu'elle estime que son préjudice est égal à la perte de son chiffre d'affaires correspondant à ce stock (43 545,60 euros HT),
Considérant que la société Cremonini considère que le préjudice de la société Meteor ne saurait résulter que de la perte de marge brute qu'elle pouvait escompter ou du manque à gagner pendant la période de préavis dont elle pouvait espérer bénéficier et qu'elle doit rapporter la preuve de son préjudice au moyen de documents comptables ; qu'elle fait valoir que la seule existence d'un stock de bouteilles - au demeurant non démontré - ne constitue pas un préjudice indemnisable et que quand bien même l'intimée disposait d'un stock, elle avait toute latitude pour l'écouler auprès d'autres clients, puisque la date limite d'utilisation optimale de la bière était de 12 mois ; qu'en outre, selon elle, l'intimée, qui ne produit aucun document afférent à la destruction réelle du stock revendiqué, dispose d'un site Internet qui lui aurait permis de l'écouler auprès d'une clientèle diversifiée,
Mais considérant que le préjudice réparable ne résulte pas de la rupture elle-même, mais seulement du caractère brutal et sans préavis suffisant de cette rupture (qui ne permet pas à la partie qui la subit de prendre des mesures en temps utile pour donner une nouvelle orientation à ses activités) et que la victime peut réclamer à la fois une indemnisation au titre du gain manqué (qui correspond à la marge brute que cette dernière pouvait escompter tirer pendant la durée du préavis qui aurait du être respecté) et de la perte subie, en l'espèce, la perte de la valeur du stock de bouteilles qu'elle aurait été contrainte de constituer spécifiquement pour sa cliente et qu'elle n'aurait pas pu écouler,
Que certes, contrairement à ce que soutient l'appelante, la société Brasserie Meteor devait constituer un stock conséquent compte tenu des courts délais de livraison de 72 heures prévus contractuellement sur la fiche technique, des volumes habituellement commandés, des lignes d'embouteillage de grande capacité comme l'ont exactement retenu les premiers juges ; qu'ainsi, dans sa première correspondance du 27 février 2009 la société Meteor avait insisté sur le lancement d'une production spécifique pour sa cliente et sur le respect des volumes pour éviter "d'engendrer des sur stocks ou des sous stocks" ; que d'ailleurs, le stock de 75 576 bouteilles représente un peu moins de 25 hl soit moins de la plus faible des commandes passées en avril 2010, de sorte que l'existence d'un tel stock apparaît légitime au regard de ces contraintes industrielles et commerciales ; qu'enfin, la société Cremonini sait que la production qui lui est destinée est spécifique par le conditionnement adopté de 33 cl alors que le conditionnement traditionnel des bouteilles de bière auprès des autres distributeurs ou de centrales d'achat est sous le format de 25 cl,
Considérant toutefois que, si le stock subsistant est insuffisant pour créer une seule opération spécifique permettant son écoulement comme le prétend la société Meteor, celle-ci ne démontre pas qu'il lui était impossible de le vendre sur Internet auprès d'une clientèle diversifiée ; qu'elle ne démontre pas non plus que ce stock est resté en sa possession, et ne verse ainsi aux débats aucun document relatif par exemple à la destruction de ces bouteilles ; que dès lors, ne justifiant pas l'existence du préjudice dont elle demande réparation, elle doit être déboutée de sa demande,
Par ces motifs : Infirme le jugement déféré, Déboute la société Brasserie Meteor de sa demande de dommages et intérêts, Déboute la société Brasserie Meteor de sa demande d'indemnité pour frais irrépétibles, Dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du Code de procédure civile au profit de la société Cremonini Restauration, Condamne la société Brasserie Meteor aux entiers dépens.