CA Paris, Pôle 5 ch. 5-7, 28 juillet 2016, n° 2016-11253
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Direct Energie (SA)
Défendeur :
Engie (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Michel-Amsellem
Conseillers :
M. Douvreleur, Faivre
Avocats :
Scp Afg, Mes Fréget, Teytaud, Zelenko, Lemaire
La société Engie, qui a succédé à la société GDF Suez, succédant elle-même à la société Gaz de France, opérateur historique de la distribution de gaz en France, émane de la libéralisation des secteurs de l'énergie. Elle exerce, notamment, l'activité de fourniture de gaz, mais aussi de commercialisation de services liés au comptage d'énergie thermique permettant l'individualisation des consommations collectives de gaz naturel.
La société Direct Energie exerce une activité de fournisseur " alternatif " d'énergie sur le marché de détail en France, notamment de gaz.
Sous l'impulsion des directives de 1998 (98/30/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 juin 1998) et de 2009 (directive 2009/73/CE du Parlement européen et du Conseil du 13 juillet 2009), le principe de libre choix du fournisseur de gaz naturel a été progressivement mis en œuvre en France à partir de l'année 2000, la progression se faisant au regard de l'importance des volumes consommés. Depuis le 1er juillet 2007, tous les clients (clients résidentiels et non résidentiels) peuvent choisir leur fournisseur de gaz.
En parallèle à cette ouverture à la concurrence, les pouvoirs publics français ont maintenu l'existence de tarifs réglementés de vente au détail (les TRV) qui sont arrêtés conjointement par les ministres chargés de l'énergie et de l'économie, après avis de la Commission de régulation de l'énergie (la CRE). L'article L. 445-3 du Code de l'énergie précise que : " Les tarifs réglementés de vente du gaz naturel sont définis en fonction des caractéristiques intrinsèques des fournitures et des coûts liés à ces fournitures. Ils couvrent l'ensemble de ces coûts à l'exclusion de toute subvention en faveur des clients qui ont exercé leur droit prévu à l'article L. 441-1 ".
Le 13 octobre 2015, la société Direct Energie a saisi l'Autorité de la concurrence d'une plainte pour violation par la société Engie des articles L. 420-2 du Code de commerce et 102 du TFUE visant les comportements suivants qu'elle estimait anticoncurrentiels :
- Des pratiques tarifaires d'éviction à destination des clients résidentiels ;
- Une stratégie tarifaire de préemption du segment des copropriétés, par le moyen de contrats imposant des remises de fidélité, des exclusivités et des frais de sortie anticoncurrentiels;
- Une stratégie prédatrice vis-à-vis des clients non résidentiels, notamment, dans le cadre des appels d'offres;
- Un démarchage illicite des clients aux tarifs réglementés de vente (TRV), notamment, ceux s'étant opposés à la communication de leurs coordonnées aux fournisseurs alternatifs.
Elle a dans ce cadre, parallèlement, présenté une demande de mesures conservatoires visant à obtenir que soit, notamment :
- interdite à la société Engie la possibilité de proposer aux clients non résidentiels des tarifs de fourniture en dessous de ses coûts, sans discrimination, et comprenant une marge raisonnable rémunérant le capital engagé ;
- suspendue la commercialisation de toute offre de marché par la société Engie, sauf pour celle-ci à l'effectuer dans des conditions prévenant toute possibilité de subventions croisées et permettant à l'Autorité de vérifier ex-post l'intégration dans les tarifs de marché proposés de tous les coûts pertinents, en ce compris une rémunération normale des capitaux engagés ;
Par une décision 16-MC-01 du 16 mai 2016 l'Autorité de la concurrence a enjoint à la société Engie dans l'attente de la décision au fond, notamment, de fixer les prix des offres individualisées qu'elle propose aux clients non résidentiels à un niveau permettant de couvrir les coûts évitables de ces offres, en ce compris les coûts évitables relatifs aux certificats d'économie d'énergie et aux coûts commerciaux, en tenant compte de tous les coûts que les règles, clés d'allocation et retraitements, que la Commission de régulation de l'énergie a déjà identifiés ou identifiera dans le futur au titre de la comptabilité réglementaire comme devant être exclus des coûts des offres aux TRV, dans la mesure où ils ont trait aux offres individualisées.
Ce faisant, l'Autorité n'a pas ordonné la suspension des offres catalogue destinées à la clientèle résidentielle comme le lui demandait la société saisissante.
L'Autorité a précisé que sur l'ensemble des pratiques dénoncées la procédure au fond se poursuivait.
Vu le recours contre cette décision déposé au greffe de la Cour par la société Direct Energie, le 19 mai 2016 ;
Vu les observations en réplique déposées au greffe de la Cour par la société Direct Energie le 22 juin 2016 ;
Vu les observations en réplique déposées au greffe de la Cour par la société Engie, le 21 juin 2016 et ses conclusions récapitulatives déposées le 24 juin 2016 ;
Vu les observations déposées au greffe de la Cour par l'Autorité de la concurrence le 23 juin 2016 ;
Après avoir entendu à l'audience publique du 24 juin 2016, le conseil de la société Direct Énergie, les conseils de la société Engie, le représentant de l'Autorité de la concurrence, celui du Ministre de l'économie et le Ministère public, les parties ayant été mise en mesure de répliquer ;
SUR CE
La société Direct Énergie critique la décision en ce qu'elle n'a pas ordonné de mesures conservatoires à l'égard du marché des clients résidentiels.
Elle demande à la Cour de :
- réformer la décision et d'enjoindre à Engie de suspendre la commercialisation et la reconduction tacite de toute offre de marché aux clients résidentiels, sauf à l'effectuer dans des conditions prévenant toute possibilité de subventions croisées en utilisant des actifs matériels et immatériels qui sont valorisés dans le cadre des TRV et permettant à l'Autorité de vérifier ex-post l' intégration dans les tarifs de marché proposés de tous les coûts pertinents, en ce compris une rémunération normale des capitaux engagés dans des conditions ne générant pas une perte de profit à Court terme,
- Suspendre la commercialisation et la reconduction tacite de toute offre de marché dont les tarifs de fourniture seraient en dessous de son coût marginal moyen à long terme en ce compris une marge raisonnable rémunérant le capital engagé, sans discrimination quant aux conditions d'approvisionnement prises en compte.
La société Direct Énergie soutient que l'Autorité de la concurrence a rejeté sa demande au motif que si l'on applique les principes d'étude coûts/prix tels qu'il résulte de la jurisprudence Akzo, les prix pratiqués par la société Engie pour les offres de marché résidentielles seraient en " zone grise " et que l'on ne saurait ipso facto déduire des circonstances relevées qu'ils participent d'un plan d'éviction. Elle estime qu'en statuant ainsi l'Autorité a commis deux erreurs de droit. L'une de caractérisation d'une pratique tarifaire d'éviction, l'autre concernant les exigences requises pour l'octroi de mesures conservatoires en requérant la preuve d'une présomption raisonnablement forte d'infraction résultant du constat de tarifs ne couvrant pas les coûts variables moyens, au surplus limitée à une seule approche de la notion de tarif d'éviction, alors que cette exigence n'est pas requise par la jurisprudence de la Cour de cassation.
Elle rappelle qu'elle dénonçait dans sa saisine, notamment, la pratique développée par la société Engie consistant à proposer depuis le dernier trimestre 2014 à ses clients aux TRV des offres de marché à tarifs fixes inférieurs aux tarifs réglementés. Elle précise que ces offres de marché sont désormais parmi les plus basses du secteur et que cette politique tarifaire est limitée au segment de consommation B1 qui représente le seul segment de consommation rentable pour les fournisseurs alternatifs, car il comporte l'essentiel des consommateurs résidentiels de gaz naturel et correspond à une consommation suffisamment élevée pour permettre aux fournisseurs alternatifs d'amortir leurs coûts fixes de commercialisation. Elle soutient qu'en incitant sa clientèle B1 à quitter les offres aux TRV pour la faire basculer sur les offres de marché précédemment décrites, la société Engie renoncerait volontairement à des profits à Court terme. Mise en œuvre par une entreprise en position dominante, cette renonciation à un gain certain au bénéfice de la perception d'un tarif lui apportant une rémunération inférieure et non garantie est caractéristique d'une pratique de sacrifice de profit de Court terme constitutive d'abus de position dominante.
Elle ajoute que la société Engie fait prendre en charge une large partie des coûts de commercialisation des offres de marché par son activité aux TRV, et qu'elle pratiquerait de cette façon une subvention croisée. Cette allocation faussée des coûts permettant à la société Engie de pratiquer, sinon des prix prédateurs, tout du moins une politique tarifaire extrêmement agressive se traduisant par une augmentation massive de sa clientèle en offres de marché et une restriction au développement de ses concurrents.
La société Direct Energie fait grief à l'Autorité de la concurrence d'avoir méconnu le droit de l'Union et sa pratique décisionnelle et estime que l'Autorité a commis une erreur de qualification de la pratique.
Elle expose qu'en application du droit de l'Union, l'Autorité n'aurait pas dû limiter son analyse des pratiques tarifaires d'éviction ou de prédation au test unique entre coûts variables et coûts complets tels que définis dans la décision "'Akzo'" de la Commission européenne en 1982. À l'appui de cette démonstration, elle cite le paragraphe 65 de la communication européenne en matière d'abus d'éviction selon lequel si toutes les pratiques d'éviction supposent de caractériser un sacrifice par l'entreprise de ses profits de Court terme, lequel se mesure habituellement par des tarifs inférieurs aux coûts, notamment, lorsqu'ils sont en dessous des coûts évitables moyens (CEM), la notion de sacrifice ne se borne pas à cette situation et il faut examiner si l'entreprise a consenti à des pertes qui auraient pu être évitées. Dans un tel cadre, il convient de retenir les comportements économiquement rationnels et viables au sujet desquels, eu égard aux conditions du marché et aux réalités commerciales auxquelles l'entreprise dominante se trouve confrontée, on peut raisonnablement escompter qu'ils seront plus rentables.
La plaignante conteste l'appréciation de l'Autorité selon laquelle une telle approche eut été théorique ou spéculative. Elle rappelle que cette méthodologie est Couramment employée par l'Autorité elle-même pour qualifier un abus de position dominante.
Elle fait aussi valoir que dans son arrêt Post Danmark I la Cour de justice a précisé que le "test du coût" n'était en aucun cas exclusif de tous les autres modes d'appréciation, ce qu'elle a appliqué dans l'arrêt Post Danmark II.
Selon la société requérante, l'absence de toute analyse par l'Autorité de la stratégie poursuivie par la société Engie au regard du contexte de marché, à la place ou en complément de son analyse fondée sur le test Akzo, est de nature à vicier son appréciation du comportement de cette société sur le marché résidentiel au regard des règles de concurrence.
Elle indique qu'en application de la jurisprudence de la Cour de cassation, d'une part, la condition du prononcé des mesures conservatoires n'est pas celui d'une présomption raisonnablement forte d'infraction, d'autre part, que la situation de l'espèce relevant des prix en " zone grise " associés à des subventions croisées, qui étaient susceptibles de constituer des tarifs d'éviction suffisait à l'octroi des mesures demandées.
Par ailleurs, la société Direct Énergie fait valoir que le 17 mai 2016, la CRE a pris une délibération " portant approbation des principes de tenue des comptes séparés d'Engie pour ses activités de fourniture entre clients finals aux tarifs réglementés et clients finals en offre de marché " qui a constaté que la " prise en compte des observations de la CRE conduit à réaffecter, par rapport aux modalités d'affectation actuellement en vigueur, environ 90 millions d'euros de l'activité de fourniture aux clients aux tarifs réglementés à l'activité de fourniture aux clients en offre de marché de gaz et d'électricité ", ce qui confirme, selon elle, les subventions croisées massives entre les activités de fourniture de gaz aux TRV et celles aux offres de marchés pour les clients résidentiels. Elle estime que la somme de 90 millions d'euros met en lumière le caractère trompeur et partiel des éléments de coûts fournis par la société Engie dans le cadre de l'instruction et conduit à douter que ses offres seraient comme elle le prétend en zone blanche.
Enfin, la société Direct Énergie expose que les conditions d'immédiateté ainsi que de gravité sont, en l'espèce, remplies et qu'il convient dans ces conditions que la Cour réforme la décision et prononce les mesures conservatoires qu'elle requiert. Elle fait valoir à ce titre que les principes d'affectation des coûts tels qu'ils résultent de la délibération du 17 mai 2016, ne permettent pas d'écarter la nécessité de prononcer des mesures conservatoires, mais la renforcent car si les retraitements de coûts commerciaux consécutivement à la délibération sont susceptibles d'aggraver fortement le phénomène de prix prédateurs et de conduire à ce que certaines offres soient en " zone noire ", seul le prononcé d'une mesure conservatoire permettra d'assurer qu'aucune offre actuelle ou future ne soit fixée en dessous du coût moyen (CMLT) dans l'attente d'une décision au fond.
Dans ses dernières conclusions récapitulatives, la société Engie demande à la Cour de rejeter le recours.
Elle soutient que c'est à juste titre que l'Autorité de la concurrence a écarté la théorie de la société
Direct Énergie sur les prétendus sacrifices de Court terme qu'elle aurait consentis. Elle oppose que la thèse développée par la société requérante est erronée car, selon elle, affirmer qu'il est possible de démontrer une pratique d'éviction en se passant du test coûts-prix reviendrait à ce que l'Autorité se prononce sur ce qui devrait être la meilleure stratégie commerciale pour un opérateur pour maximiser ses profits. Si les éléments de contexte doivent bien évidemment être pris en compte, ils ne peuvent l'être qu'à titre de complément de l'analyse coûts-prix.
En se fondant sur la pratique décisionnelle de l'Autorité et la jurisprudence de la Cour de justice, la société Engie affirme que l'existence d'un comportement alternatif doit s'analyser de façon stricte. S'il existe dans l'esprit du test de prédation une obligation pour l'opérateur dominant de minimiser ses pertes, cela ne signifie pas qu'il existe par symétrie une obligation de maximiser son profit. La société Engie souligne également que le fait de vendre aux offres de marché ne lui interdit en aucun cas de vendre aussi du gaz aux TRV et qu'elle ne renonce pas à un quelconque profit du fait de ces ventes.
La Société Engie soutient encore qu'en aucun cas elle ne réalise de sacrifice lorsqu'elle vend des offres de marché à des prix inférieurs aux TRV. Elle précise à ce titre que les offres de marché inférieures aux TRV représentent une part dérisoire de son portefeuille, soit environ 2% de ses offres de marché à prix fixe. Il n'est en conséquence pas raisonnable de prétendre que cette politique tarifaire s'inscrit dans une démarche d'éviction par les prix. Elle fait valoir que l'offre à prix fixe en question peut être considérée comme étant en "'zone blanche'" puisqu'elle est une entreprise multiproduit et qu'elle couvre son coût incrémental moyen.
La société Engie prétend également que la pertinence d'une comparaison tarifaire entre offre de marché et offre aux TRV est limitée, puisque les coûts de ces offres ne sont pas calculés sur le même horizon de temps. Elle rappelle que la part approvisionnement des TRV varie mensuellement et que lorsque le coût d'approvisionnement est calculé afin de valoriser une offre de marché à prix fixe sur une certaine durée, il est déterminé sur la durée du contrat et intègre nécessairement la prise en compte de la moyenne du prix du gaz sur cette durée. Ainsi en fonction de la période analysée, l'offre de marché peut être inférieure ou supérieure à l'offre aux TRV.
La société Engie fait encore valoir qu'il est parfaitement rationnel pour elle de vendre du gaz en offre de marché. Cette démarche commerciale s'inscrit dans le contexte d'une ouverture du marché à la concurrence, et d'une forte demande de la part des consommateurs d'offres à prix fixes, tandis que les offres aux TRV présentent des risques financiers concrets. Selon elle, le fait de vendre des offres de marché à un prix inférieur aux TRV ne constitue nullement l'indice d'une pratique anticoncurrentielle et encore moins un élément suffisamment probant susceptible d'être pris en compte aux fins du prononcé de mesures conservatoires.
Par ailleurs, la société Engie oppose que l'existence de possibles subventions croisées ne saurait fonder la demande de mesures conservatoires dans la mesure où la CRE par sa décision du 17 mai 2016 a approuvé une nouvelle méthode de séparation comptable tenant compte de l'évolution récente de la structure de son portefeuille clients.
Elle précise à ce titre qu'il est inexact de prétendre qu'elle pouvait décider de s'écarter des règles de la comptabilité dissociée pour déterminer le prix de ses offres de marché. Elle ajoute que les clés de répartition des coûts ont été validées tant par la CRE que par l'Autorité de la concurrence.
La société Engie allègue, en outre, que les études de profitabilité qu'elle avait transmises à l'Autorité démontraient que ses prix se situaient en zone blanche mais que celle-ci en opérant une réintégration dans les offres de marché des coûts commerciaux identifiés par la CRE dans ses rapports de 2014 et 2015, a surestimé le montant de ces coûts. Elle fait observer que la CRE n'a, à aucun moment dans son rapport de 2014, identifié une quelconque subvention croisée, ni remis en cause les clés d'allocation des coûts commerciaux et que ce n'est qu'à compter de 2015 que cette Autorité a appelé son attention sur la nécessité de revoir les clés de répartition des coûts. Elle indique avoir alors effectué les retraitements comptables demandés.
La société mise en cause fait encore valoir que la CRE a approuvé le 17 mai 2016, sa proposition de nouvelle méthode de séparation comptable tenant compte de la structure actuelle du portefeuille clients d'Engie qui prive d'objet la demande de mesures conservatoires de la société Direct Energie. Elle indique que le montant des coûts que la CRE lui a demandé de retraiter et d'affecter aux TRV ne sont pas de 90 millions d'euros, contrairement à ce que soutient la société Direct Énergie, mais seulement de 19 millions pour le gaz, le montant de 90 millions concernant à la fois le gaz et l'électricité.
Enfin, la société Engie oppose que les conditions d'octroi des mesures conservatoires pour le marché des clients résidentiels ne sont en l'espèce pas réunies, puisqu'il n'existe aucune atteinte grave à l'un quelconque des intérêts protégés par la loi sur ce marché, qu'il n'existe aucune atteinte immédiate et que le contentieux portant sur la conventionalité des TRV ne crée aucune situation d'urgence. Elle fait valoir qu'il ne saurait lui être imposé de mesures conservatoires sur le fondement d'un procès d'intention, selon laquelle elle n'appliquerait pas la nouvelle méthode d'allocation des coûts commerciaux fixés par la CRE dans sa délibération du 17 mai 2016.
L'Autorité de la concurrence dans ses observations du 23 juin 2016 précise qu'elle a examiné les pratiques dénoncées selon une grille d'analyse classique fixée par la jurisprudence européenne et dont le standard a été adopté par les juridictions de contrôle national. Elle estime qu'elle ne saurait, a fortiori au stade de l'examen d'une demande de mesures conservatoires, se départir de la grille d'analyse résultant de la jurisprudence pour apprécier si les pratiques sont susceptibles d'être anticoncurrentielles. Elle rappelle que les offres tarifaires adressées à la clientèle résidentielle se trouvaient, selon les éléments dont elle disposait, en " zone grise " et que ces offres n'apparaissent pas susceptibles de constituer une pratique anticoncurrentielle. Elle précise qu'en l'état des éléments dont elle dispose, ni la preuve d'un plan ayant pour but d'éliminer des concurrents, ni celle d'effets potentiels ou réels d'éviction n'ont été suffisamment établies pour présumer l'illicéité de la pratique et justifier le prononcé de mesures conservatoires.
Le Ministère public a conclu à l'audience à la confirmation de la décision de l'Autorité de la concurrence ;
MOTIFS
En application de l'article L. 464-1, alinéas 1 et 2, du Code de commerce l'Autorité de la concurrence peut, à la demande du ministre chargé de l'économie, des personnes mentionnées au dernier alinéa de l'article L. 462-1, ou des entreprises, prendre les mesures conservatoires qui lui sont demandées ou celles qui lui apparaissent nécessaires. Ces mesures ne peuvent intervenir que si la pratique dénoncée porte une atteinte grave et immédiate à l'économie générale, à celle du secteur intéressé, à l'intérêt des consommateurs ou à l'entreprise plaignante.
De telles mesures peuvent être prononcées dans les cas ainsi énoncés, dès lors que les faits dénoncés et visés par l'instruction dans la procédure au fond, apparaissent susceptibles, en l'état des éléments produits aux débats, de constituer une pratique contraire aux articles L. 420-1 ou L. 420-2 du Code de commerce, cette pratique étant à l'origine directe et certaine de l'atteinte relevée.
La pratique dénoncée par la société Direct Énergie consiste dans le fait pour la société Engie de proposer, depuis le dernier trimestre 2014, à ses clients aux TRV des offres de marché à tarifs fixes inférieurs aux tarifs réglementés, offres qui selon la société plaignante, d'une part, seraient parmi les plus basses du secteur, d'autre part, se trouveraient limitées au segment de consommation B1, seul segment de consommation rentable pour les fournisseurs alternatifs, car il comporte l'essentiel des consommateurs résidentiels de gaz naturel et correspond à une consommation suffisamment élevée pour permettre aux fournisseurs alternatifs d'amortir leurs coûts fixes de commercialisation.
La société Direct Énergie soutient qu'en incitant sa clientèle B1 à quitter les offres aux TRV pour la faire basculer sur les offres de marchés précédemment décrites, la société Engie renoncerait volontairement à des profits à Court terme. Cette renonciation à un gain certain et au bénéfice de la perception d'un tarif lui apportant une rémunération inférieure et non garantie est, selon elle, caractéristique d'une pratique de sacrifice de profit de Court terme et constitutif d'un abus de position dominante.
Il convient de rappeler, ainsi que l'a fait l'Autorité aux paragraphes 148 et s. de sa décision, que s'agissant d'une entreprise en position dominante, la mise en œuvre du test de coût qu'il s'agisse d'apprécier l'existence d'un prix prédateur ou d'une pratique ayant un effet d'éviction est fondée sur les principes suivants :
- Les prix sont présumés licites, et considérés en " zone blanche " : lorsque les prix pratiqués par l'entreprise en position dominante mono-produit sont supérieurs aux coûts totaux moyens (CTM, défini comme la moyenne de tous les coûts qu'une entreprise supporte). Dans l'hypothèse d'une entreprise multiproduit, les CTM sont substitués par le coût incrémental moyen (CIM, habituellement, défini comme la moyenne de tous les coûts qui auraient pu être évités en ne produisant pas du tout un produit déterminé). Dans des situations où le prix est supérieur aux CTM ou au CIM, il couvre le coût à long terme, de sorte que l'activité dont on examine le prix peut être profitable.
- Les prix sont présumés illicites et considérés en " zone noire (ou rouge) " lorsqu'ils sont inférieurs à la moyenne des coûts évitables (CEM, défini comme la moyenne des coûts qui auraient pu être évités si l'entreprise n'avait pas produit la quantité de produit qui fait l'objet de l'analyse) car le prix ne couvrant pas le CEM, c'est-à-dire le coût à Court terme, l'entreprise subit une perte supplémentaire pour toute vente ;
- lorsque les prix sont inférieurs au standard de coût à long terme (CTM/CIM) mais supérieurs au standard de coût à Court terme (CEM en principe), ils sont considérés en " zone grise " et la pratique doit être analysée comme abusive s'il peut être prouvé soit que les prix sont fixés dans le cadre d'un plan ayant pour but d'éliminer un ou des concurrent(s), soit que les prix sont susceptibles de provoquer des effets, potentiels ou réels, d'éviction. La preuve de ces effets, peut être rapportée, notamment mais non exclusivement, par des éléments documentaires attestant une stratégie anticoncurrentielle de la part de l'entreprise dominante (prédation), mais aussi par l'établissement de l'existence d'un subventionnement croisé, en ce que celui-ci atteste que l'entreprise en position dominante est en mesure de conserver sur une longue période des prix inférieurs à ses coûts à long terme et par conséquent d'exclure ses concurrents (prédation ou effet d'éviction).
Il ressort des arrêts rendus par la Cour de justice de l'Union, dans les affaires Post Danmark I et II les 27 mars 2012 (C-209/10) et 6 octobre 2015 (C-23/14) que les autorités et juridictions nationales de concurrence qui appliquent ces tests dans le cadre de leur appréciation doivent tenir compte de tous les éléments de contexte et de circonstances du dossier.
En l'espèce, l'examen auquel a procédé en l'état de l'instruction l'Autorité de la concurrence lui a permis de relever que les principes régissant les comptes dissociés entre les activités protégées de fourniture aux TRV et les activités concurrentielles en offre de marché ne prévoyaient pas d'affectation directe, notamment, des coûts commerciaux, considérés comme une charge commune aux deux types d'offres, mais plusieurs clés de répartition entre elles (Cf. § 156 à 159). Or il a été constaté par la CRE, puis par l'Autorité de la concurrence dans sa décision, que ces clés de répartition réglementaires fixées en 2010 ne reflétaient plus de façon satisfaisante la réalité des coûts subis de part et d'autre, puisqu'elles ont été instaurées avant que la société Engie ne développe considérablement sa politique de promotion commerciale des offres de marché, ce que la CRE a
demandé à la société Engie de modifier en 2015 et qui a abouti à la délibération du 17 mai 2016 " Portant approbation des principes de tenue des comptes séparés d'Engie pour ses activités de fourniture entre clients finals aux tarifs réglementés et clients finals en offre de marché " dont il sera question dans les développements ultérieurs.
Par ailleurs, l'analyse des coûts a conduit l'Autorité à constater qu'ex post ils ne permettaient pas de conclure à la profitabilité des offres de marché et qu'ex ante, la société Engie anticipait par une analyse prévisionnelle que son offre " prix fixe 1 an " n'était pas profitable pour l'année 2015. L'Autorité a ensuite retenu que l'examen des autres offres (prix fixe 2 ans, 3 ans, 4 ans et prix ajustable 3 ans) présentées dans le document consacré à la profitabilité des offres intitulé " PnL par offres Volume prévisionnel (Résidentiels) " montrait que la société Engie couvrirait globalement son coût total moyen (c'est-à-dire, dans le vocable d'Engie, le coût complet) sur la période octobre 2014-novembre 2015, ce qui n'est pas contesté devant la Cour. Enfin, l'Autorité a précisé que la société Engie avait fourni en Cours de délibéré des données relatives au mois de novembre 2015 permettant de constater que le coût incrémental moyen de long terme était couvert par le prix. L'Autorité a, en revanche, relevé que l'importance des retraitements qui devaient être opérés compte tenu de la nécessité de modifier les clés de répartition sus-mentionnées, ainsi que la faiblesse de la marge existante pour permettre à Engie d'opérer ces retraitements sans mettre en péril la couverture du coût à long terme des offres de marchés résidentielles, était telle que les prix des offres de marché ne permettaient pas à cet opérateur de couvrir le coût total moyen réellement subi pour la fourniture de ces offres.
Il s'en déduit que c'est à juste titre que l'Autorité a, par une motivation que la Cour adopte, considéré que sur le marché des offres résidentielles, la société Engie ne couvre vraisemblablement pas sur l'ensemble des offres 2014-2015 le coût total moyen, compte tenu, notamment, de l'absence de retraitement des coûts commerciaux issus de la comptabilité réglementaire et que ces offres étaient, en conséquence, susceptibles de se situer en " zone grise ".
Au regard des principes précédemment rappelés et si l'instruction confirme ce qui vient d'être exposé sur l'étude des coûts, l'Autorité devra rechercher dans le cadre de son instruction si la société Engie a, sur le marché de l'offre résidentielle, fixé les prix en cause dans le cadre d'un plan ayant pour but d'éliminer un ou des concurrent(s), ou si ceux-ci sont susceptibles de provoquer des effets, potentiels ou réels, d'éviction, preuve qui peut être rapportée, notamment, par l'établissement de l'existence d'un subventionnement croisé, en ce que celui-ci atteste que l'entreprise en position dominante est en mesure de conserver sur une longue période des prix inférieurs à ses coûts à long terme et par conséquent d'exclure ses concurrents (prédation ou effet d'éviction).
Elle a, à ce stade de l'instruction, relevé que des éléments dont elle disposait il ressortait que la société Engie pourrait utiliser les ressources tirées de la vente de ses offres aux TRV pour subventionner ses offres de marché ce qui lui faciliterait le maintien d'une tarification à un prix inférieur aux coûts et qu'elle n'était pas en mesure de démontrer qu'elle réalisait un suivi fiable de la profitabilité de ses offres ni ex post, ni a priori. Ceci l'a conduite à conclure qu'il était nécessaire de poursuivre l'instruction au fond afin de vérifier si la stratégie tarifaire mise en place par la société en cause pour les offres se situant en " zone grise " était contraire aux articles L. 420-2 du Code de commerce et 102 du TFUE.
En revanche, l'Autorité de la concurrence a refusé de considérer que les pratiques mises en œuvre sur le marché résidentiel étaient, par la seule renonciation au profit qu'elles entraînaient, suffisantes pour conduire à l'examen des conditions du prononcé de mesures conservatoires. Elle a retenu sur ce point que le ciblage tarifaire sur le segment de consommation de type B1 ne peut être un indice d'une intention anticoncurrentielle, dès lors que ce segment est constitué de la majorité des clients résidentiels et des clients qui représentent la majeure partie des volumes de gaz consommés par des clients résidentiels, ce dont il résulte qu'anticipant la fin des TRV, ce segment est le plus intéressant pour une offre concurrentielle à celle des fournisseurs alternatifs. En outre, elle a relevé que la vente à un prix inférieur aux TRV ne constitue pas nécessairement un manque à gagner pour la société Engie et par construction, un indice d'une pratique anticoncurrentielle, car un tel comportement pourrait être économiquement justifié par exemple si, en l'absence de telles offres à un prix inférieur aux TRV, une fraction significative des clients d'Engie changeait de fournisseur de gaz pour souscrire une offre chez un concurrent.
La société Direct Énergie conteste cette analyse et invoque l'approche plus élaborée de la communication de la Commission européenne en matière d'abus d'éviction, qui relève que toutes les pratiques d'éviction supposent un sacrifice, ainsi que la jurisprudence de l'Autorité qui, à plusieurs reprises, a démontré l'existence d'un sacrifice de profit par perte de recettes pour caractériser des pratiques de prédation et s'est référée à la communication précitée. Selon elle, l'Autorité ne saurait se limiter au test de coût de l'arrêt Akzo.
Il convient à ce sujet de relever que si les cas de prédation sanctionnés par la jurisprudence reposent pour la plupart sur des sacrifices de profit consentis par l'auteur de la pratique, il ne saurait néanmoins s'en déduire que le seul constat d'un sacrifice de profit constitue, lorsqu'il est consenti par une entreprise en position dominante, la démonstration de l'existence voire de l'existence probable d'une pratique anticoncurrentielle.
En effet, ainsi que l'a relevé l'Autorité, la renonciation à un profit peut être économiquement justifiée par des objectifs qui ne sont pas nécessairement l'entrave au développement d'un ou des concurrents, comme, par exemple, l'anticipation de l'évolution d'un marché, en l'occurrence, la fin du tarif réglementé de vente, ainsi que la nécessité de présenter une offre de marché intéressante pour empêcher la fuite des clients concernés. Le fait de prendre en compte cette justification plausible et cohérente fait partie des éléments de contexte et de circonstances qui doivent être pris en compte par l'Autorité de la concurrence, ainsi qu'il a été rappelé par la jurisprudence citée précédemment.
En l'espèce, outre les justifications relevées, l'Autorité a ajouté que les TRV varient mensuellement en fonction de l'évolution des coûts d'approvisionnement de la société Engie, tandis que le prix des offres fixes repose sur une estimation des coûts d'approvisionnement sur la période couverte par l'offre. Dans ces circonstances, il n'est pas possible de considérer que par principe, un prix inférieur au TRV depuis octobre 2014 ne couvrirait pas le coût incrémental moyen de long terme, ni même le coût total moyen comme l'a retenu l'Autorité. Il convient aussi de prendre en compte, ainsi qu'elle a fait, que les TRV imposent que l'opérateur prenne une marge raisonnable, fixée par les pouvoirs publics, laquelle peut être supérieure à la marge qui résulte d'une offre concurrentielle de marché, et, enfin, que les TRV reposent sur un principe de couverture du coût total moyen et que pour une offre de marché, la société Engie peut légitimement fixer son prix en fonction d'un autre standard de coût. L'indication de la société Engie à destination de ses investisseurs selon laquelle les TRV étaient " de nature à lui stabiliser une marge de 250 millions d'euros par an au-dessus de la rémunération que lui accorde la réglementation tant en matière de fourniture de la molécule que de gestion des infrastructures " confirme cette analyse.
Par ailleurs, le sacrifice de profits de Court terme ne saurait faire automatiquement entrer la pratique des prix en cause dans une " zone noire ", si une telle politique n'est pas de nature à empêcher le développement de concurrents aussi efficaces. Aussi, contrairement à ce que soutient la société Direct Énergie, il ne peut être considéré que faire moins de profit équivaut à faire des pertes. Le fait de réduire ses profits en vendant un produit, alors que l'entreprise éviterait cette réduction en ne le vendant pas, ne fait pas présumer une pratique anticoncurrentielle, dès lors que la vente de ce produit permet à l'entreprise en cause de ne pas laisser ses concurrents se développer seuls sur le marché de la vente de ce produit, alors même que les profits en cause sont réalisés sur un produit qui a vocation à disparaître.
S'agissant d'éventuelles subventions croisées résultant de ce que les coûts commerciaux ont été répercutés sur les offres aux TRV, alors qu'ils se sont avérés à partir de 2014 comme étant
essentiellement exposés au bénéfice des offres de marché, la Cour relève, d'une part, que la réallocation décidée par la CRE concerne non pas un montant de 90 millions d'euros, comme le soutient la société Direct Énergie, mais seulement 19 millions, d'autre part et surtout, que cette réallocation doit se réaliser rapidement et de façon durable puisque par sa délibération du 17 mai 2016, la CRE a validé la proposition élaborée par la société Engie elle-même de nouvelles modalités de répartition des coûts et précisé que dans le cadre de la surveillance des marchés, elle s'assurerait de la prise en compte des coûts ainsi identifiés dans les offres de marché proposées par la société.
L'ensemble de ces éléments ajouté au constat des résultat des tests de coûts faisant apparaître qu'il n'est pas démontré, à ce stade de l'instruction, que les offres de marché seraient inférieures au coût incrémental moyen de long terme, et alors qu'aucun élément documentaire ne permet de déceler, en l'état, l'existence d'un plan visant à empêcher par des moyens autres que la concurrence par les mérites le développement des concurrents, justifie que l'autorité ait considéré que si l'instruction au fond devait se poursuivre, le seul consentement à une perte de profit à Court terme n'était, en l'espèce, pas de nature à justifier l'examen des conditions de l'existence d'une atteinte grave et immédiate à l'économie générale, à celle du secteur intéressé, à l'intérêt des consommateurs ou à l'entreprise plaignante. Ce faisant, l'Autorité n'a pas commis d'erreur ni ne s'est écartée des principes autorisant le prononcé d'une mesure conservatoire lorsque les pratiques apparaissent susceptibles, en l'état des éléments produits aux débats, de constituer une pratique anticoncurrentielle.
D'où il suit que le recours de la société Direct Énergie doit être rejeté de même que ses demandes.
Par ces motifs, LA COUR, Rejette le recours de la société Direct Énergie contre la décision de l'Autorité de la concurrence n° 16-MC-01 ; Rejette les demandes de la société Direct Énergie ; Condamne la société Direct Énergie aux dépens du recours.