CA Paris, Pôle 5 ch. 7, 8 octobre 2014, n° 2014-19405
PARIS
Ordonnance
PARTIES
Demandeur :
GDF Suez (SA)
Défendeur :
Direct Énergie (SA), Autorité de la concurrence, Ministre de l'Economie, de l'Industrie et du Numérique, DGCCRF, Ministère public
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Patte
Avocats :
Mes Teytaud, Zelenko, Selarl Pellerin - de Maria - Guerre, Me Freget
La société Direct Energie, fournisseur de gaz et d'électricité, a saisi le 16 avril 2014 l'Autorité de la concurrence de pratiques mises en œuvre par le groupe GDF Suez dans le secteur de la fourniture de gaz, d'électricité et de services énergétiques et d'une demande accessoire de prononcé de mesures conservatoires sur le fondement de l'article L. 464-1 du Code de commerce.
Suivant décision n° 14-MC-02 du 9 septembre 2014, l'Autorité de la concurrence, retenant d'une part, qu'en l'état de l'instruction, la confusion des moyens commerciaux opérée par GDF Suez entre les offres aux tarifs réglementés de vente (TRV) et les offres en concurrence, ainsi que l'utilisation des bases de clientèle des clients aux TRV pour prospecter les clients en offres de marché de gaz et d'électricité, sont susceptibles de constituer des pratiques contraires aux articles L. 420-2 du Code de commerce et 102 du TFUE, d'autre part, que ces pratiques portent une atteinte grave et immédiate au secteur concerné, aux intérêts des consommateurs et à l'entreprise plaignante, a enjoint à GDF Suez, à titre conservatoire et dans l'attente d'une décision au fond, d'accorder, à ses frais, aux entreprises disposant d'une autorisation ministérielle de fourniture de gaz qui en feraient la demande, un accès à certaines des données figurant dans les fichiers des clients ayant un contrat de fourniture au tarif réglementé de vente de gaz, dans des conditions objectives, transparentes et non discriminatoires, notamment via des web services accessibles 24h/24 et 7 jours/7. Les données relatives aux clients personnes morales devront être rendues accessibles le 3 novembre 2014 au plus tard et celles relatives aux clients personnes physiques le 15 décembre 2014. Il a été, à défaut, enjoint à GDF Suez de suspendre à partir de ces dates respectives toute activité de commercialisation de ses offres de marché de gaz à destination des clients en cause.
Formant un recours en annulation, subsidiairement en réformation, contre cette décision, la société GDF Suez a, par acte d'huissier de justice du 19 septembre 2014, fait assigner devant la cour d'appel de Paris la société Direct Energie, le ministre de l'économie, du redressement productif et du numérique et la directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, commissaire du gouvernement auprès de l'Autorité de la concurrence, qui le représente, pour l'audience du 9 octobre 2014.
Puis, autorisée par ordonnance du 24 septembre 2014, elle a fait assigner devant le premier président de cette cour les mêmes parties pour l'audience du 1er octobre 2014 à 9 heures, aux fins de voir ordonner, sur le fondement de l'article L. 464-7, alinéa 2, du Code de commerce, le sursis à exécution de cette décision et de voir condamner la société Direct Energie à lui verser une somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens.
A l'appui de sa demande, elle fait valoir qu'il existe un risque sérieux que la cour d'appel statue sur le recours en annulation postérieurement au 3 novembre 2014, date d'effet des mesures conservatoires d'une extrême gravité imposées par l'Autorité de la concurrence, onéreuses et complexes à mettre en œuvre, alors qu'elles produisent des effets irréversibles, lesquels emportent, par définition, des conséquences manifestement excessives.
Elle relève à cet égard qu'une fois que les fournisseurs alternatifs auront eu accès aux informations contenues dans les fichiers au TRV, fût-ce une seule journée, il ne sera plus possible, même si la cour d'appel annule la décision, de revenir au statut antérieur au prononcé de la mesure conservatoire. Elle ajoute qu'exécution provisoire et mesure irréversible sont radicalement incompatibles et que si le sursis à exécution n'est pas ordonné, elle sera de facto privée du double degré de juridiction.
Par conclusions déposées le 30 septembre 2014, signifiées le même jour, reprises oralement à l'audience, la société Direct Energie conclut à l'irrecevabilité de l'assignation de GDF Suez pour défaut d'objet et d'intérêt à agir, à titre subsidiaire, au débouté de l'intégralité de ses demandes faute de rapporter la preuve de circonstances manifestement excessives ; en tout état de cause, elle sollicite sa condamnation au paiement d'une amende civile de 3 000 euros sur le fondement de l'article 32-1 du Code de procédure civile ou à tout le moins de la somme de 1 euro symbolique à titre de dommages-intérêts de ce fait et de celle de 30 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile et aux entiers dépens.
Elle soutient en premier lieu que, conformément aux dispositions du premier alinéa de l'article L. 464-7 du Code de commerce, la cour d'appel de Paris doit statuer sur le recours en annulation dans le mois dudit recours, soit avant le 3 novembre 2014, date à laquelle la société GDF Suez devra renoncer à commercialiser des offres de marchés auprès des clients personnes morales si elle refuse de permettre l'accès à une partie des données du fichier au TRV, de sorte qu'il n'existe aucun risque sérieux que la cour statue postérieurement à cette date. Elle estime donc que la demande aux fins de sursis à exécution n'a aucun objet dans la mesure où elle anticipe un fait juridiquement impossible et que la société GDF Suez n'a, à l'heure actuelle, aucun intérêt à agir. Elle fait en tout état de cause valoir que l'exécution de la mesure n'entraînerait aucune conséquence excessive, soulignant, d'une part, que GDF Suez dénature le contenu de la décision de l'Autorité de la concurrence, laquelle ne prévoit pas un accès à l'intégralité du fichier, d'autre part, qu'il n'y a pas identité entre la notion d'irréversibilité et celle de conséquences manifestement excessives. Elle relève en revanche que le sursis à exécution entraînerait des conséquences manifestement excessives pour les autres opérateurs, alors que GDF Suez continue de gagner significativement des clients en leur proposant en lieu et place des TRV des offres de marché.
Suivant observations déposées le 30 octobre 2014, reprises oralement à l'audience, l'Autorité de la concurrence sollicite le rejet de la demande de sursis à exécution et, par voie de conséquence, de celle au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
Elle expose en premier lieu que cette demande est sans objet dès lors que la cour d'appel saisie du recours contre la décision de mesures conservatoires est tenue de statuer dans le mois de ce recours, soit au plus tard le 19 octobre 2014, avant que les mesures ne deviennent effectives ; qu'en tout état de cause, cette demande n'est pas justifiée faute par GDF Suez d'établir l'existence de conséquences manifestement excessives à ce jour.
Le ministère public, estimant la demande de sursis recevable mais mal fondée, conclut à son rejet. Il expose qu'eu égard aux termes de l'article L. 464-7 du Code de commerce, le risque que la cour n'ait pas statué à la date de mise en application des mesures peut être raisonnablement écarté et qu'il est vraisemblable en tout état de cause que les mesures conservatoires ne commenceraient à être exécutées par la société GDF Suez, malgré le caractère non suspensif du recours, qu'à partir du moment où la cour d'appel aura confirmé la décision de l'Autorité de la concurrence ; qu'ainsi on voit mal l'utilité d'un sursis à exécution. Par ailleurs, il fait valoir qu'en l'absence de toute mise en œuvre effective des mesures avant la décision de la cour, la démonstration des conséquences manifestement excessives requise par l'article précité ne peut être rapportée sans discuter déjà du fond, c'est-à-dire aborder prématurément les débats qui auront lieu le 9 octobre 2014.
Il est expressément référé pour un plus ample exposé des moyens des parties à leurs conclusions et observations écrites.
SUR QUOI,
Il résulte de l'article L. 464-7 du Code de commerce que la décision de l'Autorité de la concurrence prise au titre de l'article L. 464-1 peut faire l'objet d'un recours en annulation ou en réformation devant la cour d'appel de Paris, qui statue dans le mois du recours, celui-ci n'étant pas suspensif. Toutefois, le premier président de la cour d'appel de Paris peut ordonner qu'il soit sursis à l'exécution des mesures conservatoires, si celles-ci sont susceptibles d'entraîner des conséquences manifestement excessives ou s'il est intervenu, postérieurement à leur notification, des faits nouveaux d'une exceptionnelle gravité.
En l'espèce, le recours en annulation de la décision n° 14-MC-02 du 9 septembre 2014 ayant été formé le 19 septembre 2014 par la société GDF Suez, la décision de la cour d'appel devrait, en application du premier alinéa de l'article précité, intervenir au plus tard le 19 octobre 2014, soit avant le 3 novembre 2014, date ultime à laquelle les données relatives aux clients personnes morales doivent être rendues accessibles sous peine de suspension de toute activité de commercialisation des offres de marché à destination de ces clients.
Si aucun élément ne permet en l'état de la procédure de retenir que cette décision ne sera pas rendue avant l'une ou l'autre de ces dates, il convient cependant de relever que le délai d'un mois pour statuer n'est assorti d'aucune sanction. Il ne peut donc à ce jour être exclu que la cour n'ait pas statué à la date du 3 novembre 2014. Au demeurant, eu égard à la nature de la mesure conservatoire décidée, son effectivité aux dates demandées impose la mise en œuvre de moyens préalables par la société GDF Suez, aux fins notamment d'opérer un tri des données contenues dans les fichiers, seules une partie d'entre elles devant être accessibles, de mettre en place les web services et, pour les données relatives aux clients personnes physiques, d'assurer l'information préalable de ces derniers.
Dès lors, l'existence d'un délai pour statuer sur le recours en annulation n'a pas pour effet de rendre sans objet la demande de sursis à exécution, expressément prévue par le deuxième alinéa de l'article L. 464-7 du Code de commerce, formée par la société GDF Suez, qui a intérêt à agir. Partant, sa demande est recevable.
Elle la fonde exclusivement sur le critère des conséquences manifestement excessives, résultant du caractère selon elle irréversible des mesures ordonnées. Cependant, cette irréversibilité, à la supposer établie, point dont la cour d'appel est saisi, la société GDF Suez soulevant devant elle l'illicéité desdites mesures au motif qu'elles n'ont pas un caractère conservatoire, n'emporte pas nécessairement par elle-même des conséquences manifestement excessives. Le postulat duquel part la demanderesse au sursis est donc à lui seul insuffisant pour caractériser de telles conséquences, qu'il lui appartient de démontrer concrètement.
Or, contrairement à ce qu'elle indique dans son assignation, l'Autorité de la concurrence n'a pas prescrit l'accès à l'intégralité des fichiers clients au TRV mais à certaines données limitativement énumérées, fichiers constitués de données obtenues dans le cadre du monopole historique. Par ailleurs, GDF Suez, société au capital de 2 412 824 089 euros, acteur mondial de l'énergie, ne démontre pas en quoi la mise en œuvre dès à présent des moyens nécessaires pour rendre l'accès à ces données effectif aux dates fixées, aurait pour elle des conséquences manifestement excessives. Enfin, à supposer que la cour d'appel n'ait pas statué avant le 3 novembre 2014 et annule la décision de l'Autorité de la concurrence, il n'est pas davantage établi que l'accès momentané des opérateurs alternatifs aux données précitées via des web services constituerait pour la société GDF Suezb un dommage irréparable.
Dès lors, faute par elle de rapporter la preuve qui lui incombe des conséquences manifestement excessives qu'aurait la mise à exécution des mesures conservatoires décidées par l'Autorité de la concurrence, elle ne peut valablement soutenir être privée d'un recours effectif si cette exécution est poursuivie. Il convient donc de rejeter sa demande de sursis.
A l'appui de sa demande au titre de l'article 32-1 du Code de procédure civile ou à tout le moins en dommages-intérêts, la société Direct Energie fait valoir que la présente instance, engagée six jours après le recours en annulation déjà fixé à l'audience du 9 octobre 2014, n'a pour effet que d'encombrer inutilement la cour et la contraint personnellement à devoir produire parallèlement des écritures en urgence. Elle estime donc que cette procédure est l'illustration même de la disproportion de moyens entre un acteur dominant et des nouveaux entrants sur le marché.
Ces circonstances sont cependant insuffisantes pour caractériser une faute de la société GDF Suez dans l'exercice du droit de solliciter le sursis à exécution d'une mesure exécutoire de plein droit, qu'il tient de l'article L. 464-7 du Code de commerce. Il n'y a dès lors pas lieu à amende civile. Pour le même motif, la demande en dommages-intérêts formée par la société Direct Energie sera rejetée.
Il convient en revanche de condamner la société GDF Suez à lui payer la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile. Celle-ci succombant, il ne peut être fait droit à sa demande à ce titre.
Par ces motifs : Statuant publiquement par ordonnance réputée contradictoire, Déclarons recevable la demande de sursis à exécution, La rejetons, Disons n'y avoir lieu à amende civile, Déboutons la société Direct Energie de sa demande en dommages-intérêts, Condamnons la société GDF Suez à lui payer la somme de 3 000 (trois mille) euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, Déboutons la société GDF Suez de sa demande à ce titre, La condamnons aux dépens. Disons que conformément aux dispositions de l'article R. 464-28 du Code de commerce, la présente décision sera notifiée par lettre recommandée avec demande d'avis de réception par le greffe de la cour aux parties à l'instance, à l'Autorité de la concurrence et au ministre de l'Economie.