CA Metz, 29 septembre 2016, n° 15-02769
METZ
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Défendeur :
Société d'expertise Sadec (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Hittinger
Conseillers :
Mmes Staechele, Bou
M. Patrick J., expert-comptable au sein de la société Sadec, a démissionné le 31 octobre 2006 pour créer sa propre société d'expertise comptable, la société D. J. Expertise Conseil (la société D. ci-après).
Des discussions ont eu lieu entre la société Sadec et M J. relativement au transfert de neuf clients, faisant partie de l'entourage familial ou amical de ce dernier, la société Sadec réclamant le versement d'une indemnisation destinée à compenser la perte de clientèle qu'elle subissait.
M. J. ayant refusé de signer le protocole d'accord que lui a soumis la société Sadec notamment parce qu'il estimait excessive l'indemnité de transfert de clientèle qui lui était réclamée, la société Sadec a saisi le conseil régional de l'ordre des experts comptables de la région Champagne, dont la Chambre de discipline a , par décision du 8 janvier 2010, prononcé à l'encontre de M J. la sanction de six mois de suspension avec sursis, pour violation :
- des dispositions de l'article 15 alinéa 8 de l'ancien Code des devoirs professionnels aux termes duquel " le respect de la clientèle des membres de l'Ordre par ceux de leurs confrères appelés à les remplacer provisoirement ou à collaborer avec eux et par les stagiaires qu'ils ont ou ont eu sous leur contrôle de maître de stage est un devoir absolu "
- et de l'article 21 du Code de déontologie des professionnels de l'expertise comptable aux termes duquel les experts comptables " se doivent assistance et courtoisie réciproque et doivent s'abstenir de toute parole blessante, de toute attitude malveillante, de tout écrit public ou privé, de toute démarche ou manœuvre susceptible de nuire à la situation de leurs confrères ".
La Chambre de discipline a estimé que le fait d'emporter avec soi des dossiers de son ancien employeur constituait un acte positif s'analysant en une " démarche " et une " manœuvre " au sens de ces dispositions et que de tels agissements ne pouvaient que nuire à la société Sadec qui avait engagé des frais pour la gestion et la conservation des clients concernés.
Soutenant que le détournement de clientèle constaté par la Chambre régionale de discipline était une faute constitutive de concurrence déloyale, la société Sadec a assigné le 7 mai 2010 devant le Tribunal de grande instance de Troyes M. J. et la société D., bénéficiaire de la clientèle, en paiement de dommages-intérêts sur le fondement des articles 1382 et 1383 du Code civil.
Par jugement du 6 avril 2012, le Tribunal de grande instance de Troyes a :
- dit que le détournement de clientèle sans offre d'indemnisation est constitutif d'une faute de nature à engager la responsabilité civile de M J. et de la société D. à l'égard de la société Sadec ;
- condamné, in solidum, M J. et la société D. à payer à la SA Sadec la somme de 60 740 euros à titre de dommages et intérêts.
Pour retenir que M J. et la société D. avaient commis une faute constitutive de concurrence déloyale à l'égard de la société Sadec et les condamner au paiement de dommages-intérêts ,le Tribunal, après avoir précisé que les dispositions de l'article 14 du Code des devoirs professionnels et de l'article 23 du Code de déontologie, qui mettent, à la charge des experts-comptables appelés par un client ou un adhérent à remplacer un confrère, l'obligation d'informer ce dernier avaient été respectée et qu'il n'était ni soutenu ni démontré que les neuf clients concernés avaient quitté la société Sadec sans avoir réglé les honoraires dus, a retenu :
- que 9 clients de la société Sadec avaient suivi M J. après sa démission et que celui-ci, en dépit des usages de la profession, avait refusé de signer le protocole d'indemnisation qui lui était soumis par la société Sadec et n'avait jamais fourni de contre-proposition d'indemnisation de perte de clientèle.
- que ces agissements étaient constitutifs d'une violation tant de l'article 15, alinéa 8, de l'ancien Code des devoirs professionnels , selon lequel " le respect de la clientèle des membres de l'Ordre par ceux de leurs confrères appelés à les remplacer provisoirement ou à collaborer avec eux et par les stagiaires qu'ils ont ou ont eu sous leur contrôle de maître de stage est un devoir absolu qui fait partie des règles professionnelles ", que de l'article 21 du nouveau Code de déontologie des professionnels de l'expertise comptable, qui prévoit que les membres de l'Ordre doivent s'abstenir de " toute démarche ou manœuvre susceptible de nuire à la situation de leurs confrères " et également de l'article 6.3 de la convention collective nationale des experts-comptables, qui rappelle " l'obligation réciproque de loyauté et de respect de la clientèle du cabinet pendant l'exécution du contrat de travail " et prévoit qu'en " cas de rupture des relations contractuelles, l'employeur et le salarié doivent examiner les conséquences de cette rupture sur le suivi de la clientèle " ;
- que les règles déontologiques susvisées n'ont pas pour effet d'entraver la liberté de choix de la clientèle ni le libre jeu de la concurrence mais de subordonner le transfert de la clientèle à l'indemnisation de l'ancien employeur de M J.
- que le seul fait pour M. J. d'avoir accepté le transfert de 9 clients de son ancien employeur, en méconnaissance des règles déontologiques de la profession d'expert-comptable, est constitutif de concurrence déloyale.
Par arrêt du 11 février 2014, la Cour d'appel de Reims a confirmé le jugement en toutes ses dispositions, en retenant qu'en transférant, à l'occasion de son départ, neuf clients de son ancien employeur, vers son nouveau cabinet, sans verser une indemnité compensatrice tel que le prévoient les règles déontologiques de la profession d'expert-comptable, M. J. avait commis des actes de concurrence déloyale.
La Cour d'appel de Reims , après avoir relevé qu'en cas de transfert de clientèle, l'expert-comptable doit avertir son prédécesseur et doit, en vertu du principe de courtoisie entre confrères prévu par l'article 21 du Code de déontologie , lui verser une indemnité et ce, quand bien même les clients dont la reprise est envisagée sont des proches ou des membres de sa famille, a retenu qu'en transférant , à l'occasion de son départ, neuf clients de son ancien employeur, vers son nouveau cabinet, sans verser une indemnité compensatrice tel que le prévoient les règles déontologiques de la profession d'expert-comptable, M. J. a commis des actes de concurrence déloyale.
Elle a également retenu que la société D., qui avait bénéficié du transfert de clientèle et avait pu la développer, avait été justement condamnée in solidum avec M.J., à réparer le préjudice subi par la société Sadec.
La décision de la Cour d'appel de Reims a été cassée par arrêt de la Cour de cassation du 7 juillet 2015 au motif qu'en déduisant l'existence d'actes de concurrence déloyale du seul manquement à des règles déontologiques, sans constater que ce manquement était à l'origine du transfert de clientèle qu'elle retenait, la Cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision fondée sur l'article 1382 du Code civil.
M J. et la société D. ont repris l'instance devant cette Cour, désignée comme Cour de renvoi, par déclaration au greffe du 4 septembre 2015.
Prétentions et moyens des parties
Par écritures déposées le 14 décembre 2015, M. Patrick J. et la société D. formulent des demandes rédigées dans les termes suivants qui résument en outre son argumentation :
" - Recevoir M. Patrick J. et la société D. J. Expertise Conseil en leur appel,
- Y faisant droit, réformer le jugement du Tribunal de Grande Instance de Troyes du 6 avril 2012 en toutes ses dispositions,
Vu les articles 1382 et 1383 du Code civil,
Vu l'arrêt de la Chambre Commerciale de la Cour de Cassation du 7 juillet 2015,
Vu le Code des devoirs professionnels et le Code de déontologie des Experts Comptables,
1. Sur l'absence de faute de M. Patrick J.
- Dire et juger que M. Patrick J. n'a accompli aucun acte positif de démarchage aux fins de détourner la clientèle de la Sadec puisqu'il n'a fait que répondre favorablement à la demande de certains clients avec lesquels il entretenait des liens familiaux ou amicaux,
- Dire et juger que les règles déontologiques de la profession d'expert-comptable ne prévoient pas une obligation d'indemnisation par l'expert-comptable bénéficiaire d'un transfert de clientèle, obligation qui serait contraire au principe de libre concurrence et qui ferait échec au principe de liberté de choix de la clientèle,
- Dire et juger qu'en informant en toute transparence la Sadec du fait que certains clients avaient sollicité M. Patrick J. pour qu'il reprenne leurs dossiers auprès de la Sadec dans le cadre de son départ, M. Patrick J. a respecté les obligations déontologiques prévues en cas de reprise de dossiers entre experts comptables par les articles 14 du Code des devoirs professionnels et article 23 du Code de déontologie;
- Dire et juger qu'en limitant volontairement les dossiers repris à ceux avec lesquels ils avaient des relations familiales ou amicales, M. Patrick J. a respecté la clientèle de la Sadec et s'est abstenu de toute démarche susceptible de nuire à la Sadec conformément à ses obligations déontologies tels que figurant aux articles 15 du Code des devoirs professionnels et article 23 du Code de déontologie ;
- Dire et juger que compte tenu des prétentions disproportionnées de la Sadec dans le cadre des discussions menées sous l'égide de l'Ordre des Experts Comptables, le refus de M. Patrick J. de signer le protocole transactionnel proposé ne peut être considéré comme un manquement à ses obligations déontologiques,
2. Sur l'absence de préjudice de la Sadec
- Dire et juger que, compte tenu des liens familiaux ou amicaux existants entre M. Patrick J. et les clients ayant demandé à être repris et du souhait manifesté par certains d'entre eux de quitter la Sadec, la Sadec ne peut valablement établir qu'elle avait une quelconque chance de conserver cette clientèle à la suite du départ de M. Patrick J. ;
- Dire et juger que le dossier Renoferm n'a pas été repris par M. Patrick J. dans le cadre de son départ de la Sadec et qu'en conséquence, la Sadec ne saurait prétendre à une quelconque indemnisation à ce titre ;
3. En toute hypothèse
- Débouter la Sadec de l'ensemble de ses demandes,
- Condamner la Sadec à payer aux demandeurs la somme de 15 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,
- Condamner la Sadec aux entiers dépens et autoriser Me Jean-Luc H. à recouvrer directement ceux d'appel dans les termes et conditions de l'article 699 du Code de Procédure Civile. "
Par écritures du 5 février 2016, la société Sadec conclut à la confirmation du jugement déféré et sollicite la condamnation des appelants, in solidum, à lui régler une indemnité complémentaire de 5 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu'à payer les dépens de première instance et d'appel, y compris les frais afférents à l'exécution forcée de la décision de première instance avec droit de recouvrement au profit de Me Djaffar B. conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.
La société intimée fait essentiellement valoir que :
- un manquement à une règle déontologique peut être invoquée à l'appui d'une action en concurrence déloyale, dès lors qu'il est établi qu'il est par ailleurs constitutif d'une faute civile sanctionnable sur le fondement de l'article 1382 du Code civil.
- Le respect de la clientèle des confrères constitue donc un devoir absolu en vertu de l'article 15 du Code des Devoirs Professionnels, en vigueur au moment des faits, et de l'article 21 du Code de Déontologie des Professionnels de l'Expertise Comptable, adopté par décret du 27 septembre 2007 actuellement applicable. Ce respect de la clientèle est insusceptible de restriction ou d'atténuation, quelle que soit la nature des liens existant éventuellement entre le successeur et les clients détournés par celui-ci.
- le seul fait pour un expert- comptable salarié d'emporter avec lui des clients de son ex-employeur, chez lequel il a de surcroît effectué toute sa carrière et, notamment, le stage lui ayant permis d'accéder au diplôme d'expert-comptable, suffit à caractériser l'existence d'un démarchage positif et ce, d'autant plus lorsque, comme c'est le cas en l'espèce, la décision de transfert a été prise alors même que l'expert-comptable exerçait encore ses fonctions chez son employeur.
- c'est bien le non-respect par M. J. du devoir absolu du respect de clientèle qui est à l'origine du transfert des 9 dossiers litigieux, dès lors que celui-ci n'aurait jamais pu se produire si l'intéressé s'était conformé au devoir de loyauté de sa profession, qui impliquait notamment que les modalités de ce transfert soient préalablement déterminées en accord avec son employeur.
- Au cours des discussions ayant précédé la décision de la Chambre de Discipline, M. J. n'avait jamais contesté la nécessité, en son principe, d'une indemnisation en faveur de la Sadec, mais simplement le montant revendiqué par cette dernière. Il n'a pas formulé de contre-proposition comme il s'était engagé à le faire et il n'a pas seulement violé les règles déontologiques mais également l'engagement formel qu'il avait lui-même pris de formuler une proposition d'indemnisation à l'égard de la Sadec.
- les neuf clients détournés par M. J. représentaient un chiffre d'affaires annuel de 60 740 euros H.T.
- les règles déontologiques relatives au respect de la clientèle ne portent pas atteinte à la liberté de choix de cette dernière, alors que les clients peuvent faire le choix de confier leur dossier à la nouvelle structure, sous réserve toutefois que celle-ci verse à son prédécesseur la juste indemnisation à laquelle il est en droit de prétendre.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 10 mai 2016.
Motifs de la décision
Un manquement à une règle de déontologie, dont l'objet est de fixer les devoirs des membres d'une profession et qui est assortie de sanctions disciplinaires, ne constitue pas nécessairement un acte de concurrence déloyale.
En soutenant qu'en reprenant neuf de ses clients au profit de la société d'expertise comptable qu'il venait de créer le 20 octobre 2006, M. J. a commis des actes de concurrence déloyale par violation du devoir absolu de respect de la clientèle de ses confrères prévu par l'article 15 du Code des devoirs professionnels des experts comptables alors applicable et en méconnaissant l'impératif de ne pas nuire à la situation de ses confrères édicté par l'article 21 du Code de déontologie des professionnels issu du décret n° 2007-1387 du 27 septembre 2007, la société Sadec ne fait qu'invoquer des manquements aux règles déontologiques de son ancien salarié régissant les rapports entre professionnels qui ne sont en aucune manière à l'origine du transfert de clientèle. Il ne peut être raisonnablement soutenu que la violation par M. J. de la règle déontologique du respect de la clientèle, entendue comme l'abstention imposée à un ancien salarié d'entrer en relation professionnelle avec tout client de son ancien employeur, a pesé sur la décision des neufs clients de la société Sadec de confier par la suite leurs travaux comptables à la société D..
En l'absence d'une faute déontologique qui serait à l'origine du transfert de clientèle incriminé, il appartient à la société Sadec, qui invoque des actes de concurrence déloyale, de démontrer que le départ des clients vers la société concurrente a été provoqué par des faits imputables à M. J. traduisant son absence de loyauté dans la concurrence ou un abus dans la liberté d'entreprendre. Un déplacement de clientèle au profit de la société D. créée par M. J. ne présume pas l'existence d'une faute. En effet M. J., qui est libre de tout engagement de non-concurrence, a la possibilité de constituer une activité concurrente à celle de la société Sadec et de démarcher la clientèle de son ancien employeur, le transfert de clientèle étant une conséquence inhérente au principe d'ordre public de la liberté de commerce et d'industrie.
Il convient en définitive de rejeter la demande indemnitaire de la société Sadec qui s'abstient de prouver l'existence d'actes de concurrence déloyale qui soient à l'origine du préjudice allégué.
Il n'y a pas lieu à distraction des dépens dès lors que, par application des articles 103 à 107 du Code local de procédure civile demeurés en vigueur en Alsace et en Moselle, une procédure spécifique de taxation des frais d'avocat est applicable.
Par ces motifs : La Cour, statuant publiquement par arrêt contradictoire prononcé par mise à disposition au greffe, Vu l'arrêt de la Cour de cassation du 7 juillet 2015 rendu entre les parties, Vu le jugement du Tribunal de grande instance de Troyes en date du 6 avril 2012 (n° RG 10/01043), Infirme le jugement susvisé ; et statuant à nouveau, Rejette l'ensemble des demandes de la société Sadec ; Condamne la société Sadec à verser la somme totale de 5 000 euros à M. Patrick J.et à la société D. J. Expertise Conseil au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ; Condamne la société Sadec aux entiers dépens.