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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 26 octobre 2016, n° 14-06368

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Laguillaumie (SAS)

Défendeur :

Centre d'Elaboration des Viandes (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Cocchiello

Conseillers :

Mme Mouthon Vidilles, M. Thomas

Avocats :

Mes Montenot, de la Taille, Beauge

T. com. Rennes, du 25 févr. 2014

25 février 2014

FAITS ET PROCÉDURE

La société Centre d'Elaboration des Viandes (Celvia) qui a pour activité l'abattage, la découpe et le négoce de toutes volailles et animaux et la société Laguillaumie qui a pour objet l'abattage et la vente en gros et détail de produits de basse-cour, sont entrées en relation d'affaires en 2008.

A compter de cette date, la société Laguillaumie a acheté à la société Celvia une quantité hebdomadaire de 5 000 carcasses de dindes qui lui ont été livrées prédécoupées et authentifiées halal par l'association A Votre Service (AVS).

Par courrier du 17 décembre 2012, la société Celvia a informé la société Laguillaumie que le contrôle AVS sur son site cesserait à compter du 31 décembre 2012.

La société Laguillaumie a interprété ce courrier comme constituant une rupture des relations commerciales sans préavis, ce dont elle a informé la société Celvia par lettre du 26 décembre 2012.

Le 3 janvier 2013, la société Celvia a confirmé à la société Laguillaumie l'arrêt de la certification de son site par l'association AVS, lui rappelant qu'elle était en mesure d'assurer la poursuite de leur collaboration commerciale en lui livrant des produits certifiés halal par la Mosquée d'Evry.

Par courrier du 29 janvier 2013, la société Laguillaumie a évalué les préjudices qu'elle estimait subir en raison de la rupture des relations commerciales, proposant à la société Celvia qu'elle l'indemnise au travers d'un accord transactionnel et la mettant en demeure de lui restituer les chariots qu'elle a affectés à l'abattoir Celvia.

Par courrier du 11 février 2013, la société Celvia a contesté toute rupture des relations commerciales de son fait, considérant que c'est la société Laguillaumie qui avait décidé de les rompre.

Par exploit du 30 mai 2013, la société Laguillaumie a assigné la société Celvia en indemnisation pour rupture brutale des relations commerciales devant le Tribunal de commerce de Rennes. Reconventionnellement, la société Celvia a sollicité une indemnisation pour rupture brutale des relations commerciales.

Par jugement du 25 février 2014, le Tribunal de commerce de Rennes a :

- débouté la société Laguillaumie de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions,

- condamné la société Laguillaumie à payer à la société Celvia la somme de 129 478 euros à titre de dommages et intérêts pour rupture brutale des relations commerciales,

- condamné la société Laguillaumie à payer à la société Celvia la somme de 5 000 euros pour procédure abusive,

- condamné la société Laguillaumie à payer à la société Celvia la somme de 6 500 euros par application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile,

- débouté la société Celvia, du surplus de ses demandes,

- ordonné l'exécution provisoire du jugement, sous condition que la société Celvia constitue une garantie bancaire du montant de la condamnation en principal en cas de procédure d'appel de la décision,

- condamné la société Laguillaumie aux entiers dépens de l'instance.

Par déclaration du 20 mars 2014, la société Laguillaumie a interjeté appel de la décision.

Vu les dernières conclusions notifiées et déposées le 26 mars 2015 par la société Laguillaumie, appelante, par lesquelles elle demande à la cour de :

- déclarer recevable et bien fondé l'appel interjeté par la société Laguillaumie,

- infirmer purement et simplement le jugement du Tribunal de commerce de Rennes,

Vu les dispositions de l'article L. 442-6 alinéa 5 du Code de commerce,

Vu les dispositions de l'article D. 442-3 du Code de commerce quant à la compétence de la Cour d'appel de Paris,

- dire que la société Celvia s'est rendue coupable d'une brusque rupture des relations commerciales qui engage sa responsabilité et l'oblige à réparer le préjudice subi,

- condamner la société Celvia à payer à la société Laguillaumie :

au titre de la marge perdue, la somme de 518 023 euros,

les intérêts au taux légal à compter de l'assignation,

la somme de 6.500 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,

- condamner la société Celvia à payer la somme de 8 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,

- infirmer le jugement en ce qu'il a condamné la société Laguillaumie dans le cadre d'une brusque rupture à payer à la société Celvia la somme de 128 478 euros et déclarer la demande mal fondée et l'en débouter,

- rejeter toutes demandes de la société Celvia,

- condamner la société Celvia aux entiers dépens de l'instance ;

Vu les dernières conclusions notifiées et déposées le 7 avril 2016 par la société Celvia, intimée, par lesquelles elle demande à la cour de :

- confirmer en toutes ses dispositions le jugement rendu par le Tribunal de commerce de Rennes le 25 février 2014,

en conséquence,

- débouter la société Laguillaumie de ses demandes, fins et prétentions,

y ajoutant,

- condamner la société Laguillaumie à verser à la société Celvia la somme complémentaire de 8 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile,

- condamner la société Laguillaumie aux entiers dépens, dont distraction au profit de la Selarl Recamier intervenant par Maître Véronique de La Taille ;

SUR CE,

A titre liminaire, pour une bonne compréhension du litige qui s'est noué en décembre 2012 mais dont l'origine se situe en mars 2012, il est nécessaire de rappeler que le 28 décembre 2011, est intervenu un décret autorisant les abattoirs pratiquant l'abattage rituel à déroger à l'obligation d'étourdissement des animaux à la condition que ceux-ci soient immobilisés pendant l'abattage et pendant une durée minimale après abattage et par ailleurs, qu'il existe de nombreux organismes de certification halal tels que l'ACMIF affilié à la mosquée d'Evry-Courcouronnes, A Votre service (AVS), SFCVH affilié à la mosquée de Paris et ARGML affilié à la mosquée de Lyon, qu'aucun cahier de charges commun à ces organismes sur la définition du terme halal et sur les procédures de contrôles n'a pu être établi et qu'à l'époque des faits, des divergences demeuraient sur les techniques d'étourdissement autorisées lors de l'abattage rituel (étourdissement préalable à la saignée ou après la saignée, utilisation de l'électronarcose, d'un choc électrique classique, d'un système de contention) (pièce n° 18 communiquée par l'appelante Enquête sur les organismes de contrôle de viande halal-Année 2009).

Pour solliciter l'infirmation du jugement entrepris qui a considéré qu'elle était à l'initiative de la rupture brutale des relations commerciales, la société Laguillaumie fait valoir, en substance, que la lettre du 17 décembre 2012 par laquelle la société Celvia l'informe que le contrôle AVS cessera au 31 décembre suivant, ne peut s'analyser qu'en une brusque rupture des relations commerciales en raison de l'absence d'alternative ou d'aménagement possible dès lors qu'elle-même était dans l'impossibilité d'accepter des marchandises halal certifiées par un autre certificateur. Elle précise que la certification AVS dont l'excellence est reconnue par les musulmans scrupuleux d'être assurés de respecter les règles du Coran, ne se conçoit que dans le cadre d'un réseau dont les membres doivent respecter un cahier des charges qui les oblige à une exclusivité de certification, ce que la société Celvia ne pouvait ignorer.

La société Celvia qui sollicite la confirmation du jugement entrepris, soutient que la lettre du 17 décembre 2012 n'est que sa confirmation, par voie officielle, à la société Laguillaumie de la perte de la certification AVS par décision unilatérale de cette association en suite d'une évolution de sa position sur la technique d'abattage et qu'elle n'a jamais mis fin aux relations commerciales avec la société Laguillaumie dès lors qu'elle lui a proposé de les continuer avec la certification de la Grande Mosquée d'Evry. Elle considère que la relation commerciale a cessé par suite du refus de la société Laguillaumie de s'approvisionner en dindes certifiées halal par un autre certificateur que l'association AVS de sorte que la fin des relations commerciales relève de la seule responsabilité de la société Laguillaumie qui doit en assumer les conséquences.

Les deux parties, qui admettent l'existence d'une relation commerciale établie entre elles depuis 5 ans et sa brusque rupture en décembre 2012, sollicitent chacune l'application de l'article L. 442-6 I, 5° du Code de commerce qui dispose : " Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait par tout producteur, commerçant industriel ou personne immatriculée au registre des métiers (...) de rompre brutalement, même partiellement une relation commerciale établie sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée en référence aux usages du commerce par des accords interprofessionnels. "

Il est constant que de 2008 à 2012, la société Laguillaumie s'est approvisionnée en carcasses de dindes certifiées halal par l'association AVS auprès de la société Celvia laquelle a toujours eu recours, dans le cadre du processus de l'abattage rituel, à la technique de "l'assommage" par électrochoc, après sacrifice.

Il ressort des diverses pièces versées aux débats et notamment des correspondances échangées d'une part, entre la société Celvia et la société AVS sur la période de mars à novembre 2012 (pièces intimée n° 2, 3, 4 et 5) et d'autre part, entre cette dernière et la société Laguillaumie (pièces appelante n° 5, 6, 7, 8 et 9) :

- qu'en suite d'un voyage en Arabie Saoudite en mars 2012 où elle a rencontré " des conseils de savants du monde entier en l'occurrence OCI qui regroupe une multitude de pays ", la position de la société AVS sur le processus d'abattage rituel des volailles a évolué en ce qu'après avoir délivré sa certification pendant une période non contestée de plus de 15 ans (pièce intimée n° 3) à la société Celvia qui recourrait à " l'assommage " par choc électrique après sacrifice, elle lui a demandé la suppression totale de " l'assommage " qu'il soit " post-mortem ou ante-mortem " et son remplacement par un système de contention des dindes permettant de les immobiliser tout au long du processus, système qu'elle aurait conçu et qui serait dans sa phase finale, l'élaboration d'un prototype étant en attente de financement,

- que la société Celvia lui a indiqué en retour ne pas pouvoir répondre favorablement à sa demande dès lors que le système de contention qu'elle proposait, n'existait pas sur le marché pour les dindes,

- que le 11 octobre 2012, prenant acte du refus de la société Celvia d'accepter l'abattage sans recours au choc électrique post saignée et avec contention des volailles, la société AVS lui a retiré sa certification à effet au 31 décembre 2012, ce dont la société Celvia a informé la société Laguillaumie par lettre du 17 décembre 2012 dans les termes suivants : " Nous vous informons par la présente que le contrôle AVS sur le site de Celvia sur les gammes de produits concernés, cessera au 31 décembre 2012. Nous restons à votre disposition. Veuillez agréer. ",

- que le 26 décembre 2012, M. Megaides, gérant de la société Laguillaumie, lui a répondu : " Suite à votre courrier du 17 décembre 2012, concernant le fait que vous voulez rompre nos relations commerciales sans préavis. Nous transmettons votre lettre de rupture à notre cabinet juridique qui prendra contact avec le vôtre. ",

- que par mail du 3 janvier 2013, la société Celvia a confirmé l'arrêt de la certification AVS et a indiqué à la société Laguillaumie " comme déjà évoqué au cours de nos échanges réguliers par téléphone avec Moussa, nous vous rappelons que nous sommes toujours en mesure d'assurer notre collaboration commerciale en vous commercialisant de la matière issue de notre découpe, Certifiée Halal, par La Mosquée d'Evry. ",

- que néanmoins, la société Laguillaumie a persisté à soutenir que la société Celvia avait procédé à une brusque rupture des relations contractuelles.

Or, contrairement à ce que soutient la société Laguillaumie, la lettre du 17 décembre 2012 ne peut s'analyser en une lettre de rupture des relations commerciales dès lors que la société Celvia a offert de continuer à lui fournir des produits conformes à ceux qu'elle lui a livrés tout au long de leurs cinq années de relations commerciales, comme issus d'un processus clairement défini et accepté par les deux parties, soit des dindes sacrifiées selon le rite halal avec recours à un assommage par choc électrique post-saignée et certifiées halal par un certificateur agréé.

La société Celvia démontre que confrontée à la décision unilatérale de l'association AVS de lui retirer sa certification du fait du recours à un assommage par électrochoc post-saignée, elle n'était pas en mesure de cesser d'y recourir et d'adopter un système de contention des dindes, qui fin 2012, n'existait pas sur le marché, du fait du gabarit trop variable d'une volaille à l'autre (pièces intimée n° 14 et 15), et par ailleurs, qu'elle était en capacité de livrer des dindes certifiées halal par d'autres certificateurs agréés, tels que la Grande Mosquée d'Evry avec laquelle elle travaillait concomitamment avec la société AVS, depuis plusieurs années (pièces intimée n° 16) et/ou la Grande Mosquée de Paris.

La société Laguillaumie a refusé la poursuite de leur collaboration en décidant de cesser de s'approvisionner auprès de la société Celvia au seul motif qu'elle n'était plus en mesure de lui livrer des produits certifiés halal par l'association AVS. La rupture des relations contractuelles est donc née de son choix délibéré de privilégier, pour des raisons qui lui sont personnelles (risque de perte de clients, notoriété d'AVS qui serait, selon ses dires, telle que sa certification serait " incontournable ", existence d'un réseau), les liens contractuels qu'elle entretenait, par ailleurs pour sa propre activité d'abattage, avec la société AVS à laquelle elle était liée par un contrat d'agrément exclusif, au détriment de ceux qui la liaient à la société Celvia. Ce choix qui ne peut lui être reproché, a eu néanmoins pour conséquence directe la rupture des relations commerciales avec la société Celvia.

C'est vainement que la société Laguillaumie soutient que la société Celvia l'a informée tardivement, le 17 décembre 2012, de la perte de la certification AVS dès lors qu'il est établi que bien antérieurement, elle avait parfaitement connaissance de l'évolution de la position de la société AVS vis-à-vis de l'assommage des volailles, qu'il soit pré ou post saignée, pour l'avoir elle-même suivie dans cette évolution. En effet, il est constant qu'en suite immédiate du retour d'Arabie saoudite de la société AVS et de sa demande de suppression de l'assommage, la société Laguillaumie a demandé le 30 avril 2012 et obtenu le 15 mai 2012 un arrêté préfectoral lui permettant de déroger à l'obligation d'étourdissement des animaux pour sa propre activité d'abattage (pièce appelante n° 22), que le 11 octobre 2012, la société AVS a indiqué à la société Celvia qu'elle procédait "dans le même temps à l'information de nos partenaires (dont la société Laguillaumie) de la fin de notre collaboration avec votre société afin de les rediriger vers le nouveau site d'abattage/transformation" et que de surcroît, il est établi que le 27 novembre 2012, le gérant de la société Laguillaumie, M. Megaides, dont il doit être relevé qu'il est également l'un des fondateurs de la société AVS, a approuvé le refus de la société AVS d'avoir recours à l'assommage (pièce intimée n° 10).

La société Laguillaumie est donc bien à l'initiative de la rupture des relations commerciales avec la société Celvia de sorte que le jugement sera confirmé en ce qu'il l'a déboutée de l'intégralité de ses demandes.

Cette rupture de relations commerciales a été brutale comme étant intervenue par lettre du 26 décembre 2012 de la société Laguillaumie, à effet au 31 décembre suivant.

Compte tenu de la durée des relations commerciales sur 5 ans et des quantités importantes de carcasses de volailles commandées (20 000), un préavis de 6 mois retenu par les premiers juges, apparaît raisonnable et suffisant.

Le préjudice subi par la société Celvia du fait de la brutalité de la rupture des relations commerciales, doit être apprécié au regard de la marge bénéficiaire brute qu'elle pouvait escompter si les relations commerciales n'avaient pas été rompues. Au vu des éléments comptables produits (chiffres d'affaires et marges sur coût variables) qui établissent une perte d'exploitation annuelle de 359 645 euros en 2010 et de 250 000 euros en moyenne sur 2011 et 2012 du fait de la rupture, le tribunal a évalué, à juste titre, le préjudice subi à ce titre à la somme, au demeurant non contestée dans son quantum par l'appelante, de 129 478 euros. Le jugement entrepris sera donc confirmé de ce chef.

Sur la demande en dommages et intérêts pour procédure abusive formée par la société Celvia :

Rappelant que par principe l'exercice d'une action en justice constitue un droit, le tribunal de commerce a considéré qu'en l'espèce, la procédure avait été intentée de manière abusive. La société Laguillaumie qui sollicite le rejet de toutes les demandes de la société Celvia, ne fait toutefois valoir aucune observation sur ce chef de demande.

Il apparaît au vu des éléments ci-dessus rappelés que la société Laguillaumie a pris prétexte de la perte de la certification AVS pour rompre ses relations commerciales avec la société Celvia. Elle l'a néanmoins attraite devant le tribunal afin de la voir reconnaître comme auteur de la rupture. Dès lors, c'est à juste titre que le tribunal a considéré que sa mauvaise foi était avérée et l'a condamnée à verser la somme de 5 000 euros pour procédure abusive. Le jugement entrepris sera donc confirmé en intégralité.

Par ces motifs : LA COUR, statuant par arrêt contradictoire, publiquement par mise à disposition au greffe, Confirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions ; Et y ajoutant, Condamne la société Laguillaumie aux dépens de l'appel ; Autorise Maître Véronique de La Taille, avocat, à recouvrer les dépens dans les conditions de l'article 699 du Code de procédure civile ; Condamne la société Laguillaumie à verser à la société Celvia la somme de 8 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.