CA Versailles, 14e ch., 27 octobre 2016, n° 16-02746
VERSAILLES
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Défendeur :
Les Laboratoires Servier (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Sommer
Conseillers :
Mmes Catry, Grison-Pascail
FAITS ET PROCÉDURE,
Vu l'appel relevé le 12 avril 2016 par Mmes G. épouse C. et de A., M. D., Mme D. l'H., M. D., Mme E., M F., Mmes G., H. et M. de l'ordonnance de référé (numéro 16-2-14) prononcée le 28 janvier 2016 par le juge des référés du Tribunal de grande instance de Nanterre qui a dit n'y avoir lieu à référé du chef de leurs demandes en paiement d'une provision à valoir sur la réparation de leur préjudice d'anxiété né en raison de la prise du médicament Médiator, formée à l'encontre de la société Les Laboratoires Servier, aux motifs que ces demandes se heurtent à une contestation sérieuse tenant au fait que ces patients, qui ont pris du Médiator, ne justifient d'aucun suivi médical contraignant de nature à provoquer un sentiment d'inquiétude permanent, en lien avec la prise de ce médicament, postérieurement au retrait du produit ;
Vu les conclusions de ces appelants du 27 juillet 2016 aux termes desquelles ils demandent à la cour de :
. Dire leur appel recevable et bien fondé ;
. Infirmer l'ordonnance de référé et statuant à nouveau,
. Condamner les Laboratoires Servier à leur payer à chacun une provision de 15.000 euro à valoir sur leur préjudice d'anxiété outre une somme de 1 500 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ;
Vu les conclusions de la société Les Laboratoires Servier du 6 juin 2016 qui demande à la cour de :
. Déclarer les appelants irrecevables en leur appel et mal fondés en l'ensemble de leurs demandes
. Réformer l'ordonnance en ce qu'elle l'a condamnée à payer à Monsieur A., Monsieur D., Monsieur E., Madame G. et Madame L. les sommes de 1.500 euros à titre de provision sur indemnisation et 500 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile;
. Confirmer l'ordonnance en ce qu'elle a rejeté les demandes formulées par Madame C., Madame De A., Monsieur D., Madame D. l'H., Monsieur D., Madame E., Monsieur F., Madame G., Madame H. et Madame M. ; Statuant à nouveau,
. A titre principal, déclarer irrecevable les demandes formées par les appelants en raison de la prescription de leur action;
. A titre subsidiaire, faisant application de l'article 378 du Code de procédure civile, dire qu'il sera sursis à statuer, dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice, dans l'attente de l'issue de la procédure pénale ouverte des chefs, notamment, de tromperie aggravée et escroquerie, actuellement instruite au Pôle Santé du Tribunal de grande instance de Paris;
. A titre plus subsidiaire, rejeter les demandes de provision des appelants en ce qu'elles se heurtent à une contestation sérieuse fondée tant sur les conditions d'engagement de la responsabilité civile de la société Les Laboratoires Servier que sur l'exonération pour risque de développement et dire n'y avoir lieu à référé;
. A titre encore plus subsidiaire, désigner un expert psychiatre ;
. A titre infiniment subsidiaire, dire que le versement de la provision sera subordonné à la production d'une garantie bancaire d'un montant égal à celui de la provision ordonnée;
. En tout état de cause, débouter tous contestants de toutes demandes ;
La société Les Laboratoires Servier excipe notamment :
- de la prescription de l'action des demandeurs, qui constitue une contestation sérieuse, car d'une part, l'action, engagée en juin 2015, l'a été après l'expiration de la prescription de 3 ans applicable, le point de départ du délai devant être fixé en novembre 2009, date du retrait du médicament, ou en décembre 2010, date d'envoi de la lettre circulaire de l'AFSSAPS aux personnes ayant pris du Médiator et au plus tard en mars 2011, date de la mise en ligne sur le site de l'AFSSAPS d'une information sur les risques cardiovasculaires du médicament, d'autre part, le délai de prescription n'aurait pu être interrompu par la constitution de partie civile par les demandeurs dans l'instance pénale car les préjudices invoqués dans cette instance n'auraient pas le même objet que celui poursuivi dans le cadre de la présente instance civile ;
- de l'absence de réunion des conditions de mise en jeu de sa responsabilité car le Médiator ne présenterait pas de propriété anorexigène chez l'homme aux doses thérapeutiques prescrites de sorte que la preuve d'un défaut du produit ne serait pas rapportée, de l'absence de preuve d'un dommage indemnisable, en l'absence de risque scientifiquement démontré de développer une pathologie plus de 6 ans après le retrait du médicament, de l'absence de preuve de l'imputabilité de la prise du médicament au dommage allégué, faute d'anxiété objectivée par la répétition d'examens médicaux majorés ou d'une surveillance médicale stricte et régulière, et enfin, en l'absence de preuve du lien de causalité entre le fait générateur et le dommage allégué;
- en tout état de cause, de l'existence d'une contestation sérieuse tirée de l'existence du risque de développement.
Les appelants soutiennent que la contestation de l'intimée tirée de la prescription de l'action est dénuée de sérieux, que le préjudice d'anxiété découle directement de l'exposition à un risque avéré de développer des lésions graves, qu'il n'y a pas de proportionnalité entre le risque et l'anxiété qu'il génère, que seule l'exposition au médicament qui comporte un risque d'apparition à plus ou moins brève échéance d'une pathologie, suffit pour retenir l'existence d'un préjudice d'anxiété, qu'ils justifient d'un suivi médical cardiologique avec ou sans traitement de l'anxiété, qu'il est acquis que le médicament constitue un produit défectueux et que les nombreux documents qu'ils produisent démontrent l'absence de caractère sérieux de la contestation tirée de la cause d'exonération de la responsabilité de plein droit, invoquée par la société Les Laboratoires Servier.
L'ordonnance de clôture a été prononcée le 8 septembre 2016.
MOTIFS DE L'ARRET
A titre liminaire, il y a lieu de constater qu'est sans objet la demande d'infirmation de l'ordonnance de référé du 28 janvier 2016 formée par la société Les Laboratoires Servier en ce que cette décision l'a condamnée à payer une provision à M. A., M. D., M. E., Mme G. et Mme L., dès lors que cette demande fait l'objet d'un appel distinct formé par la société Les Laboratoires Servier et d'une instance d'appel distincte enregistrée sous le numéro 16/3018 au rôle de la cour d'appel.
En l'absence de demande faite en ce sens, la note en délibéré produite par la société Les Laboratoires Servier sera rejetée.
Sur la demande de sursis à statuer
Il n'y a pas lieu de surseoir à statuer dès lors, d'une part, que l'article 4 du Code de procédure pénale est inapplicable devant la juridiction des référés dont les décisions sont dépourvues au principal, de l'autorité de la chose jugée, et d'autre part, qu'il n'apparaît pas de l'intérêt d'une bonne administration de la justice de retarder la décision, compte tenu de la célérité souhaitable en matière de référé.
Sur la demande de provision
Conformément à l'article 809 alinéa 2 du Code de procédure civile, le juge des référés peut accorder une provision au créancier dans les cas où l'existence de l'obligation n'est pas sérieusement contestable.
Selon l'article 1386-1 du Code civil, le producteur est responsable du dommage causé par un défaut de son produit, qu'il soit ou non lié par un contrat avec la victime.
II est constant que le Médiator, ayant pour indication initiale le traitement des hypertriglycéridémie et diabète de type II, mais ayant de fait été prescrit dans des proportions non négligeables dans un but d'amaigrissement, a été commercialisé par la société Les laboratoires Servier (le producteur) en France à partir de 1974, date de son autorisation de mise sur le marché (AMM), que ce médicament a fait l'objet d'une décision de suspension d'AMM en novembre 2009, puis de retrait en juin 2010, en raison de sa toxicité cardiovasculaire, caractérisée par un risque d'hypertension artérielle pulmonaire et de valvulopathies.
Les éléments produits aux débats permettent de considérer le Médiator comme un produit défectueux au sens de l'article 1386-4 du Code civil en ce qu'il n'offre pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre, en raison du déséquilibre défavorable avantage/risque démontré par les études réalisées et sanctionné par le retrait du marché, mais également de l'absence totale d'information figurant sur les notices accompagnant le produit tel que distribué au patient et même au Résumé des Caractéristiques du Produit (RCP) disponible au dictionnaire Vidal pour 2009, année de son retrait, sur le risque, même présenté comme exceptionnel, d'apparition d'une hypertension artérielle pulmonaire (HTAP) ou d'une valvulopathie.
Ainsi, le caractère défectueux du Médiator ne fait pas l'objet d'une contestation sérieuse.
La société Les Laboratoires Servier se prévaut de la cause d'exonération de responsabilité prévue à l'article 1386-11 du Code civil qui dispose que le producteur est responsable de plein droit à moins qu'il ne prouve, 4°, que l'état des connaissances scientifiques et techniques, au moment où il a mis le produit en circulation, n'a pas permis de déceler l'existence du défaut.
Pour démontrer l'existence de cette cause d'exonération, elle fait notamment état de publications scientifiques en 2009 et 2011 et de documents établis les mêmes années par l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (AFSSAPS).
Les deux études publiées en 2009 et 2011 (pièces 7 et 8 de la société) proviennent de médecins français. La première rapporte l'existence de 5 cas d'hypertension artérielle pulmonaire (HTAP) grave et d'un cas d'atteinte valvulaire, apparus en 1999, 2002, 2006 et 2007, associés à la prix de benfluorex, signalés récemment, comme cela avait déjà été démontré chez des personnes exposées aux dérivés de la fenfluramine. L'étude conclut que si aucun effet causal entre l'atteinte cardiovasculaire et le benfluorex ne peut être catégoriquement établi à partir de ces études de cas, toutefois, dès lors que le benfluorex, comme la desfenfluramine et la fenfluramine, se métabolise en un métabolite actif, la norfenfluramine, d'autres évaluations plus approfondies de l'exposition au Médiator ou ses génériques chez des sujets souffrant d'HTAP ou d'atteinte valvulaire sont justifiées.
La seconde étude, réalisée par des médecins de l'hôpital universitaire de Brest, rapporte le cas d'une personne admise en 2008 à l'hôpital, qui, prenant du benfluorex depuis cinq ans, présentait une insuffisance valvulaire mitrale et aortique. Elle conclut au fait que les résultats d'analyse sont fortement évocateurs d'une pathologie valvulaire toxique, le plus certainement induite par le benfluorex, seul coupe-faim pris par la patiente.
Cette étude, qui confirme la précédente, fait référence notamment à une étude de 2006 établie par d'autres médecins qui signalaient trois cas isolés de pathologie valvulaire fibrotique signalés chez des sujets prenant du benfluorex, et à une étude de 2010 décrivant 9 cas d'affection valvulaire inexpliquée chez des patients qui avaient reçu du benfluorex sur une période moyenne de 64 mois. Elle cite également une autre étude effectuée par des médecins espagnols, publiée en 2003, intitulée " Valvular heart disease associated with benfluorex use ", soit la maladie valvulaire associée à la prise du benfluorex.
Le point d'information établi par l'AFSSAPS en novembre 2009 qui a trait à la suspension des autorisations de mise sur le marché et le retrait des médicaments contenant du benfluorex indique que c'est au printemps 2009 qu'elle a été amenée à examiner des données issues d'une série de cas de valvulopathies notifiées au système national de pharmacovigilance, conduisant à une forte suspicion d'un risque de valvulopathie induit de la prise du benfluorex, confortée par des études récentes du CHU de Brest, des Laboratoires Servier, et de la Caisse nationale d'assurance maladie des travailleurs salariés.
Le document établi par l'AFSSAPS en 2011 a trait à l'envoi en 2010 d'un courrier adressé aux personnes ayant pris du Médiator ou un de ses génériques entre 2006 et 2009.
La production de ces documents est destinée à établir qu'il n'existait, avant novembre 2009, que des cas isolés d'atteinte par HTAP ou valvulopathie susceptibles d'être imputables à la prise de benfluorex, ce qui démontrerait que l'état des connaissances scientifiques n'aurait pas permis de déceler, avant cette date, le caractère défectueux du médicament.
Les appelants contestent cette affirmation. Ils exposent que l'histoire du Médiator, mis sur le marché en 1976, est liée à celle des autres amphétamines (Isoméride et Pondéral qui étaient produits par le même producteur jusqu'à leur retrait) en raison de la présence d'un métabolite commun : la norfenfluramine.
Le rapport de l'IGAS (Inspection générale de la Santé), qu'ils produisent, indique en effet qu'une partie de la structure chimique du Médiator est commune à celle de l'Isoméride et du Pondéral, qui ont été retirés du marché dès 1997, en raison d'effets indésirables cardiaques graves, que ces deux produits avaient fait en 1987, l'objet d'une enquête officieuse transmise à l'AFSSAPS ;
Les appelants font valoir qu'en septembre 1993, le laboratoire anglais de la société Les Laboratoires Servier a effectué une enquête mettant en évidence la présence de norfenfluramine dans le Médiator, que depuis 1993, la société savait que le médiator se métabolise en norflenfuramine, que la toxicité de la norfenfluramine est connue depuis 1995 par la publication des résultats de l'étude épidémiologique dite IPPHS (International Pritney Pulmonaly Hypertension Study), qu'une étude publiée en août 1997 dans une revue scientifique anglaise décrit l'aspect particulier des atteintes valvulaires après exposition à la fenfluramine et la phentermine, qu'après cette publication,
La 'Food and Drug Administration' américaine a fait état de 113 cas de valvulopathies déclarés aux autorités sanitaires s'agissant de patients exposés à la fenfluramine ou à la desfenfluramine, souvent associées à la consommation de Phentermine, que le Médiator a été mis sous surveillance par l'AFSSAPS dès 1997 et que la Commission nationale de Pharmacovigilance a reconnu l'existence d'une enquête officieuse sur le benfluorex en raison de la nature de l'un des métabolites du benfluorex (norfenfluramine) et de la constatation d'une dérive de prescription comme anorexigène, enquête qui est devenue officielle en 1998, que la même année, à la demande des autorités sanitaires italiennes, le benfluorex a fait l'objet d'une évaluation au niveau européen, qu'en novembre 1999, l'AFSSAPS a demandé au producteur de réévaluer les risques cardiovasculaires du Médiator chez l'homme et que cette étude ne sera réalisée par la société Les Laboratoires Servier qu'en 2009.
Les appelants produisent également les procès-verbaux de réunion en novembre 2005 et mars 2007 de la Commission nationale de pharmacovigilance. Il y est indiqué que quelques cas d'HTAP ont été rapportés, que toutefois le nombre de cas d'HTAP idiopathique ne constitue pas un signal significatif de toxicité du Médiator dans la classe organe cardio-vasculaire.
Ils précisent en outre qu'en 2000, a été publiée dans un journal scientifique américain une étude du docteur Richard R. et d'autres démontrant le mécanisme d'implication de la fenfluramine et de son principal métabolite la norfenfluramine dans l'apparition de valvulopathies cardiaques, que la cardiotoxicité a été confirmée par une étude sur des animaux de laboratoire en 2007 et 2009 puis par les études effectuées l'année 2009 par des médecins du CHU de Brest et par le producteur, puis par la CNAMTS.
Ils ajoutent que le Médiator a été retiré en Suisse en 1998, en Espagne en 2003 et en Italie en 2005 en raison de la possible implication de la norfenfluramine dans les valvulopathies aortiques.
La société Les Laboratoires Servier rétorque que le rapport de l'IGAS, dont l'auteur a été mis en cause à raison de la situation de conflits d'intérêts dans laquelle il se serait trouvé s'agissant notamment de ce rapport, contient des inexactitudes et n'est pas fiable, réplique qu'elle n'a jamais dissimulé la présence de norfenfluramine dans le Médiator, que l'étude IPPHS de 1995 n'évoque pas le rôle de la norfenfluramine ni n'explicite de manière précise le mécanisme de survenue d'une HTAP, que l'étude de Richard R. en 2000 n'évoque qu'une hypothèse du rôle causal de la norfenfluramine dans la survenue de valvulopathies, qu'avant 2009, seules deux publications, en 2003 et 2006, se sont interrogées sur le rôle causal éventuel du Médiator dans l'apparition de valvulopathies, mais qu'elles ne concernaient chacune qu'un seul patient, ce qui ne constituait pas un signal significatif
La société observe que si le benfluorex (Médiator) et la desfenfluramine (Isoméride) présentent une parenté chimique et ont un métabolite commun, leurs effets sont différents, comme en justifient des études de professeurs et de pharmacologue.
Elle soutient que le retrait du Médiator est intervenu en Suisse en raison de l'absence de demande de renouvellement de l'autorisation de mise sur le marché, en Italie et en Espagne pour des raisons économiques et commerciales.
Il n'appartient pas à la cour, qui statue en matière de référé, de dire si la société Les Laboratoires Servier rapportent la preuve de la cause d'exonération de la responsabilité de plein droit dont elle se prévaut. Il y a lieu de constater que, par les pièces qu'elle produit, la société oppose une contestation sérieuse à son obligation de réparation.
Dès lors, il n'y a pas lieu à référé du chef des demandes en paiement de provision formées par les appelants.
En conséquence, l'ordonnance sera confirmée du chef du rejet des demandes de provision, sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres contestations, notamment sur celle tirée de la prescription de l'action.
Il n'y a pas lieu à application de l'article 700 du Code de procédure civile.
Par ces motifs :LA COUR, statuant par arrêt contradictoire et en dernier ressort, Rejette la note en délibéré adressée par la société Les Laboratoires Servier ; Confirme l'ordonnance déférée en ce qu'elle a dit n'y avoir lieu de surseoir à statuer et en ce qu'elle a dit n'y avoir lieu à référé du chef des demandes de provision et d'application de l'article 700 du Code de procédure civile formées par Mmes G. épouse C. et de A., M. D., Mme D. l'H., M. D., Mme E., M F., Mmes G., H. et M.; Rejette toutes autres demandes ; DIT que chaque partie conservera la charge des dépens d'appel qu'elle a exposés.