CA Paris, Pôle 5 ch. 5, 3 novembre 2016, n° 15-06900
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Taï Ping France (SAS)
Défendeur :
Nouveaux Etablissements Chrétien (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Dabosville
Conseillers :
Mmes Schaller, du Besset
Avocats :
Mes Winter, Moret, Leridon
FAITS ET PROCÉDURE :
La société Taï Ping France a pour activité la fabrication et la vente de produits de bijouterie et de maroquinerie.
La société Nouveaux Etablissements Chrétien, dont Madame Denise Chrétien veuve Abadie était la gérante, a pour objet social l'exploitation d'un fonds de commerce de bijouterie, joaillerie et maroquinerie, et l'activité d'agent commercial dans ces domaines.
Le 27 décembre 2002, ces sociétés ont conclu un contrat d'agent commercial à durée indéterminée par lequel la société Taï Ping France consentait à la société Nouveaux Etablissements Chrétien mandat de vendre à titre exclusif ses produits sur plusieurs territoires outre-mer définis.
L'article 4 du contrat stipulait notamment :
" L'agent visitera la clientèle du 2 janvier au 15 mars d'une part, et du 1er juin au 15 août d'autre part. Il se rendra deux fois par année civile dans les DOM et une fois par année civile dans les TOM.
La collection devra parvenir à l'agent environ deux semaines avant son départ pour lui permettre d'étudier en temps utile les produits (...). "
Le 25 décembre 2009, Madame Denise Chrétien veuve Abadie, gérante de la société Nouveaux Etablissements Chrétien, est décédée.
Selon courrier ou mail type daté du 5 janvier 2010, la société Taï Ping France a fait part à ses clients du décès de la dite gérante et les a informés de ce qu'elle-même resterait comme toujours à leur service pour le suivi de leurs commandes et de ce que leur directrice, Mademoiselle Isabelle Chiu, prévoyait de se déplacer aux Antilles et à la Réunion courant février ou mars 2010 pour leur présenter ses nouveautés.
Par courrier daté du 15 mars 2010, la société Taï Ping France indiquait à la société Nouveaux Etablissements Chrétien, à l'attention de la fille de la défunte, Madame Florence Abadie, que celle-ci leur avait fait part après le décès de sa mère de son " souhait de prolonger le contrat d'agent commercial ", que la défunte étant jusqu'alors leur interlocutrice et à sa connaissance la seule personne travaillant dans la société, elle lui demandait de respecter ses engagements contractuels qu'elle lui rappelait et notamment de confirmer que la visite à la clientèle du premier trimestre 2010 avait bien été effectuée.
Par courrier daté du 20 mars 2010 à entête " Adolphe Chrétien " adressé à la société Taï Ping France, Madame Florence Abadie s'indignait du courrier envoyé par celle-ci en janvier à la clientèle et la mettait en demeure :
- d'adresser à leurs clients un courrier d'excuses précisant ne pas devoir tenir compte du courrier querellé et que la société Nouveaux Etablissements Chrétien demeurait leur seul interlocuteur, une copie du courrier litigieux étant en outre demandée,
- de lui faire parvenir un double des commandes passées en direct afin qu'elle puisse procéder à la facturation,
- de mettre à la disposition de la société Nouveaux Etablissements Chrétien une collection pour lui permettre de prendre les commandes.
Par courrier daté du 23 mars 2010, la société Taï Ping France reprochait à la société Nouveaux Etablissements Chrétien de ne pas avoir répondu à sa lettre du 15 mars, de ne pas avoir satisfait à ses obligations contractuelles et ainsi de ne pas avoir visité la clientèle outre-mer entre le 2 janvier et le 15 mars ; elle lui précisait : " Bien entendu, nous vous adresserons les nouvelles collections et vous informerons des commandes qui ont été passées par les clients auprès de nous ".
Par courrier daté du 30 mars 2010, la société Nouveaux Etablissements Chrétien indiquait à la société Taï Ping France que son courrier du 16 mars l'avait surprise dans la mesure où c'est elle qui par ses agissements " a cassé unilatéralement le contrat " les liant.
Le 7 avril 2010, la société Taï Ping France payait la somme de 5 074,19 euros à la société Nouveaux Etablissements Chrétien au titre des commissions correspondant aux commandes directement passées auprès d'elle par les clients au premier trimestre 2010.
L'échange de correspondances entre les parties se poursuivait d'avril à juin 2010 ; en particulier, selon lettre recommandée avec avis de réception du 21 avril 2010, le conseil de la société Taï Ping France mettait en demeure la société Nouveaux Etablissements Chrétien de "venir chercher la collection disponible dans les locaux de [sa] cliente".
Enfin, par courrier daté du 1er juillet 2010, ce même conseil demandait à celui de la société Nouveaux Etablissements Chrétien de lui adresser le justificatif des opérations commerciales menées et de lui préciser sa politique à venir, faute de quoi le contrat d'agent commercial serait considéré comme résilié au 30 juin 2010 au motif de sa faute grave, son dernier courrier du 29 juillet 2010 confirmant la résiliation à la date en cause.
C'est dans ces conditions que le 20 mai 2014, la société Nouveaux Etablissements Chrétien a assigné la société Taï Ping France aux fins d'obtenir réparation du préjudice né de la rupture selon elle brutale et abusive du contrat d'agent commercial.
Par jugement du 10 février 2015, le Tribunal de commerce de Paris a :
- condamné la société Taï Ping France à payer à la société Nouveaux Etablissements Chrétien la somme de 28 311 euros à titre de dommages et intérêts en réparation de la rupture du contrat d'agent commercial aux torts de la défenderesse (soit 23 237 euros à titre d'indemnité compensatrice représentant un an de commission et 5 074 euros au titre de l'estimation des commissions sur ventes intervenues au deuxième trimestre 2010) ;
- ordonné l'exécution provisoire ;
- débouté les parties de leurs demandes plus amples ou contraires ;
- condamné la société Tai Ping à payer à la société Les Nouveaux Établissements Chrétien la somme de 2 500 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile.
Le 27 mars 2015, la société Taï Ping France a interjeté appel de cette décision.
Vu les dernières conclusions signifiées le 3 juin 2016 par la société Taï Ping France par lesquelles il est demandé à la cour de :
- infirmer le jugement rendu le 10 février 2015 par le Tribunal de commerce de Paris ;
Statuant à nouveau :
- dire et juger que la résiliation du contrat d'agent commercial est imputable à la société Nouveaux Etablissements Chrétien du fait de ses manquements graves à ses obligations contractuelles rendant impossible le maintien des relations ;
- débouter la société Nouveaux Etablissements Chrétien de ses demandes dirigées contre la société Taï Ping France, le contrat d'agent commercial ayant été résilié au 30 juin 2010 à ses torts exclusifs ;
- faire droit aux demandes reconventionnelles de la société Taï Ping France et condamner la société Nouveaux Etablissements Chrétien à lui payer les sommes de :
- 5 074,19 euros au titre du remboursement de commissions non justifiées compte tenu de l'absence totale d'activité commerciale,
- 10 000 euros à titre de préjudice subi par la société Tai Ping du fait de l'inexécution des obligations contractuelles par la société Nouveaux Etablissements Chrétien et des manœuvres pour masquer l'absence totale d'existence concrète et de représentation de ladite société ;
- 5 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
Vu les dernières conclusions signifiées le 21 juin 2016 par la société Nouveaux Etablissements Chrétien par lesquelles il est demandé à la cour de :
- à titre principal :
- confirmer le jugement du Tribunal de commerce de Paris du 10 février 2015 en ce qu'il a jugé que la résiliation du contrat d'agent commercial avec effet au 30 juin 2010 a été faite aux torts de la société Taï Ping France, condamné celle-ci à lui payer 5 074 euros au titre des commissions du 2e trimestre 2010 et 2 500 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;
- infirmer pour le surplus et, en conséquence, y ajoutant, condamner la société Nouveaux Etablissements Chrétien à payer la société Nouveaux Etablissements Chrétien les sommes de 50.000 euros au titre de l'indemnité compensatrice de rupture et de 20 000 euros à titre de dommages et intérêts en raison du caractère abusif de cette rupture ;
- à titre subsidiaire, confirmer le jugement déféré en toutes ses dispositions ;
- en tout état de cause, condamner la société Taï Ping France à payer à la société Nouveaux Etablissements Chrétien la somme de 5 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile.
L'ordonnance de clôture est intervenue le 23 juin 2016.
MOTIFS :
L'article L. 134-4 du Code de commerce dispose que les contrats intervenus entre les agents commerciaux et leurs mandants sont conclus dans l'intérêt commun des parties (alinéa 1) ; que les rapports entre l'agent commercial et le mandant sont régis par une obligation de loyauté et un devoir réciproque d'information (alinéa 2) ; que l'agent commercial doit exécuter son mandat en bon professionnel ; et que le mandant doit mettre l'agent commercial en mesure d'exécuter son mandat (alinéa 3).
L'article L. 134-12 du Code de commerce, dont les dispositions sont d'ordre public, indique qu'en cas de cessation de ses relations avec le mandant, l'agent commercial a droit à une indemnité compensatrice en réparation du préjudice subi ; qu'il perd toutefois le droit à réparation s'il n'a pas notifié au mandant, dans un délai d'un an à compter de la cessation du contrat, qu'il entend faire valoir ses droits ; et que ses ayants droit bénéficient également du droit à réparation lorsque la cessation du contrat est due au décès de l'agent.
L'article L. 134-13 précise toutefois que la réparation prévue à l'article L. 134-12 n'est pas due dans les cas suivants :
1° La cessation du contrat est provoquée par la faute grave de l'agent commercial ;
2° La cessation du contrat résulte de l'initiative de l'agent à moins que cette cessation ne soit justifiée par des circonstances imputables au mandant ou dues à l'âge, l'infirmité ou la maladie de l'agent commercial, par suite desquels la poursuite de son activité ne peut plus être raisonnablement exigée ;
3° Selon un accord avec le mandant, l'agent commercial cède à un tiers les droits et obligations qu'il détient en vertu du contrat d'agence.
En l'espèce, les parties sont en désaccord sur l'imputabilité de la rupture du contrat d'agent commercial effective au 30 juin 2010, chacune attribuant à l'autre un manquement dirimant à ses obligations contractuelles, la société Taï Ping France considérant même que les agissements de la société Nouveaux Etablissements Chrétien sont constitutifs d'une faute lourde la privant de tout droit à indemnité de rupture.
Or, c'est par des motifs pertinents que la cour adopte que les premiers juges ont exactement estimé que le contrat avait été rompu aux torts de la société Taï Ping France.
En effet, il est constant et d'ailleurs non contesté dans les écritures que le contrat d'agence commerciale du 27 décembre 2002 à durée indéterminée qui liait les sociétés société Taï Ping France et société Nouveaux Etablissements Chrétien n'avait pas été conclu intuitu personae comme lié à la personne de Madame Denise Chrétien veuve Abadie, et qu'il n'a donc nullement pris fin lors du décès de cette dernière survenu le 25 décembre 2009, contrairement à ce que suggère le courrier du 15 mars 2010 de la première qui fait état pour la période postérieure d'une " prolongation du contrat ".
Ainsi, c'est en violation de la clause d'exclusivité (prévue à l'article 3 du contrat) consentie à la société Nouveaux Etablissements Chrétien, que la société Taï Ping France a adressé le 5 janvier 2010 un courrier à ses clients leur indiquant que dorénavant, elle assurerait le suivi de leurs commandes et leur présenterait les nouvelles collections, puis, au cours du premier trimestre 2010, qu'elle a reçu directement des commandes des dits clients, nonobstant le remboursement des commissions manquées afférentes à son agent. En outre, la société Taï Ping France a méconnu les termes exprès de cette clause et ainsi son devoir de loyauté en s'abstenant de communiquer " immédiatement " le double de ce courrier à la société Nouveaux Etablissements Chrétien, malgré les demandes de celle-ci, ne s'étant exécutée que le 1er juillet 2010. Par ailleurs, la société Taï Ping France ne peut reprocher à la société Nouveaux Etablissements Chrétien son défaut d'organisation en interne pour assurer la relève de la défunte, puisque elle ne l'avait pas interrogée sur ce point dans les suites du décès et qu'il résulte des éléments du dossier que la fille de celle-ci, Madame Florence Abadie, s'était manifestée auprès d'elle à tout le moins comme gérante de fait.
Enfin, la société Taï Ping France n'établit pas avoir mis l'agence commerciale à même d'exercer son mandat en lui adressant la collection deux semaines avant les dates conventionnellement prévues des visites outre-mer en vue de démarcher la clientèle, comme elle en avait la charge aux termes de l'article 4 du contrat. Son courrier du 23 mars 2010 atteste d'ailleurs bien de ce qu'elle avait connaissance de cette obligation mise à sa charge et qu'il n'appartenait donc pas à la société Nouveaux Etablissements Chrétien de venir chercher la collection dans ses locaux, contrairement à ce qui ressort de ses courriers postérieurs. A cet égard, le souhait allégué et au demeurant non démontré par les pièces de la mandante de rencontrer de visu Madame Florence Abadie lors de sa visite est indifférent.
Pour autant, si ces divers éléments mettent en évidence qu'après le décès de la dirigeante de la société Nouveaux Etablissements Chrétien, la société Taï Ping France n'a pas mis en mesure cette société d'exécuter ses obligations, de sorte que l'inexécution par celle-ci de ses obligations ne constituait pas un motif valable de résiliation du contrat, force est de relever toutefois qu'ils ne permettent pas pour autant de caractériser une mauvaise foi de sa part, dès lors que de facto son unique interlocuteur au sein de la société Nouveaux Etablissements Chrétien avait toujours été la défunte gérante et que l'organisation de la succession de celle-ci au sein de la société d'agence commerciale par la nomination régulière de sa fille comme gérante n'était pas intervenue au cours du premier semestre 2010, ce qui rendait légitime sa crainte quant à la bonne exécution du mandat pour l'avenir.
Concernant le préjudice consécutif à la rupture, étant rappelé que son indemnisation n'est exclue qu'en cas de faute lourde de l'agent commercial, ici par définition non caractérisée du fait que les moindres performances n'en constituent pas une et que le contrat a été rompu aux torts du mandant, il apparaît que la somme allouée à la société Nouveaux Etablissements Chrétien par les premiers juges (équivalente à un an de commissions, soit 23 237 euros) correspond à une juste indemnisation, d'après l'ensemble des éléments ci-dessus développés.
Concernant la restitution des commissions estimées manquées par l'agence commerciale du fait de la violation de son exclusivité par la société Taï Ping France, il s'avère que c'est à bon droit que cette dernière a versé à l'amiable à la première la somme de 5 074,19 euros au titre du premier trimestre 2010, de sorte qu'elle a été à bon droit déboutée de sa demande de remboursement afférent et condamnée à payer la même somme au titre du second trimestre 2010.
Enfin, le jugement dont appel sera également confirmé en ce qu'il a débouté la société Nouveaux Etablissements Chrétien de sa demande de dommages intérêts complémentaires au titre de la brutalité de la rupture et de l'atteinte à son image de marque, par des motifs exacts que la cour fait siens. En effet, aucun préjudice autre que celui déjà réparé par l'indemnité compensatrice n'est établi, l'échange des correspondances entre les parties excluant la brutalité et l'absence de communication de pièces comptables comparatives ne permettant pas d'établir l'atteinte à l'image, à la supposer imputable à la société Taï Ping France.
Cette dernière qui succombe supportera les dépens. L'équité commande d'allouer à la société Nouveaux Etablissements Chrétien la somme de 3 500 euros, en application de l'article 700 du Code de procédure civile.
Par ces motifs : Statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort, Confirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions ; Y ajoutant, Condamne la société Taï Ping France à payer à la société Nouveaux Etablissements Chrétien la somme de 3.500 euros, en application de l'article 700 du Code de procédure civile ; Rejette toutes autres demandes ; Condamne la société Taï Ping France aux dépens.