CA Paris, Pôle 5 ch. 5, 17 novembre 2016, n° 15-14350
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Norgaz (SAS)
Défendeur :
Messer France (Sasu)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Dabosville
Conseillers :
Mmes Schaller, du Besset
Avocats :
Mes Teytaud, Sellier, Lescoffier Lepoittevin
FAITS ET PROCÉDURE :
La société Messer France (anciennement dénommée "Airgaz") produit et vend des gaz à usage industriel et médical. La société Norgaz (anciennement dénommée "Samnor") a pour activité principale le commerce de gros, de combustibles et de produits annexes.
Le 19 juillet 1995, ces sociétés ont conclu deux contrats :
- selon le premier dit de "distributeur agréé", la société Messer France a confié à la société Norgaz le droit non-exclusif de commercialiser ses gaz industriels et autres produits à un prix qu'elle pouvait déterminer librement, auprès de clients avec lesquels elle-même avait signé des conventions de mise à disposition d'emballages ;
- selon le second dit de "remplisseur de CO2 additionnel au contrat de distributeur agréé", la société Messer France a octroyé à la société Messer France le droit non-exclusif de conditionner dans des emballages le CO2 qu'elle lui fournissait en vrac, la durée de cette convention étant liée à celle de la première.
Aux termes de l'article 8 du contrat de distributeur agréé, ce contrat a été conclu pour une première période d'un an, renouvelable par tacite reconduction pour une durée de 5 ans, puis par périodes de 4 ans, sauf dénonciation par l'une des parties par lettre recommandée avec avis de réception 6 mois avant la fin de la période quinquennale ou de chaque période de renouvellement.
Le même jour, les parties ont conclu un avenant à ces contrats (ci-après "avenant n° 1") pour fixer notamment la rémunération de la société Norgaz au titre de son activité de remplissage (1 FF HT le kg de CO2).
Puis, le 1er décembre 1996, a été conclu entre les parties un "avenant n° 2 à la convention de distributeur agréé" aux termes duquel la société Messer France a confié à la société Norgaz deux types de prestations : le stockage et la manutention de bouteilles, et le transport de ses divers produits, prestations qui ont fait l'objet d'une rémunération spécifique ; l'activité générée par ces prestations a été dénommée par le prestataire plateforme Messer.
Par lettre recommandée AR en date du 31 octobre 2011, la société Messer France a notifié à la société Norgaz sa volonté de "mettre un terme à l'avenant n° 2 de [leur] contrat de distributeur agréé" au motif d'une réorganisation interne l'amenant à supprimer la plate-forme de stockage positionnée en son sein, ce, au profit de son propre site de Mitry-Mory, en précisant qu'en l'absence de date de préavis figurant dans le dit avenant, un préavis de 3 mois lui semblait respectable, soit jusqu'au 31 janvier 2012.
Par lettre recommandée avec avis de réception du 2 novembre 2011, la société Norgaz s'est opposée à la date de prise d'effet du préavis et a sollicité l'application de l'article 8 du contrat de distributeur agréé.
En réponse, selon courriel du 28 novembre 2011, la société Messer France a indiqué qu'elle appliquerait l'avenant jusqu'au 30 avril 2012, date à laquelle il serait caduc.
Le 22 février 2012, les parties ont conclu un nouveau contrat de distributeur agréé (uniquement).
Estimant que la société Messer France avait mis fin de façon brutale à leur relation commerciale initiale, la société Norgaz a fait assigner celle-ci en responsabilité devant le Tribunal de commerce de Nanterre le 26 mai 2012 ; par un jugement du 23 juillet 2013, cette juridiction l'a déboutée de ses demandes, au motif qu'elle ne justifiait pas de son préjudice, et l'a condamnée à payer à la société Messer France la somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
Vu l'appel interjeté par la société Norgaz le 2 septembre 2013 à l'encontre de cette décision devant la Cour d'appel de Versailles ;
Vu l'arrêt du 19 mai 2015 par lequel cette juridiction s'est déclarée incompétente au profit de la Cour d'appel de Paris ;
Vu les dernières conclusions signifiées par la société Norgaz le 15 septembre 2016, par lesquelles il est demandé à la cour, au visa à titre principal de l'article L. 442-6 du Code de commerce et à titre subsidiaire des articles 1134 et 1147 du Code civil, de :
- infirmer le jugement entrepris ;
- constater, dire et juger que les contrats ont été reconduits par tacite reconduction et que leur échéance contractuelle s'établissait au 19 juillet 2013 ;
En conséquence,
- constater que la rupture anticipée du contrat par la société Messer France est brutale et abusive et que celle-ci doit être condamnée à réparer l'entier préjudice subi par la société Norgaz ;
- condamner la société Messer France à payer à la société Norgaz la somme de 120 351 euros à titre de dommages et intérêts complémentaires au taux légal à compter de la délivrance de l'assignation, correspondant à la perte de marge brute sur la période du 1er mai 2012 au 19 juillet 2013 pendant laquelle les contrats auraient dû continuer à s'appliquer, outre celle de 10 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure.
Vu les dernières conclusions signifiées par la société Messer France le 23 août 2016, par lesquelles il est demandé à la cour de :
- dire la société Norgaz irrecevable et mal fondée en son appel et la débouter de toutes ses demandes, fins et conclusions ;
- Ajoutant au jugement entrepris, condamner la société Norgaz à payer à société Messer France la somme de 10 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile.
L'ordonnance de clôture est intervenue le 15 septembre 2016.
Motifs :
L'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, tel que modifié par la loi n° 2015-990 du 6 août 2015, dispose qu'engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels. Lorsque la relation commerciale porte sur la fourniture de produits sous marque de distributeur, la durée minimale de préavis est double de celle qui serait applicable si le produit n'était pas fourni sous marque de distributeur. A défaut de tels accords, des arrêtés du ministre chargé de l'Economie peuvent, pour chaque catégorie de produits, fixer, en tenant compte des usages du commerce, un délai minimum de préavis et encadrer les conditions de rupture des relations commerciales, notamment en fonction de leur durée. Les dispositions qui précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure. Lorsque la rupture de la relation commerciale résulte d'une mise en concurrence par enchères à distance, la durée minimale de préavis est double de celle résultant de l'application des dispositions du présent alinéa dans les cas où la durée du préavis initial est de moins de six mois, et d'au moins un an dans les autres cas.
En l'espèce, c'est de façon exacte que les premiers juges ont dit que l'avenant n° 2 objet de la résiliation faisait partie intégrante du contrat initial de distributeur agréé du 19 juillet 1995 et que la société Messer France aurait dû respecter le préavis contractuel de 6 mois avec prise d'effet au 19 juillet 2013, s'agissant du terme conventionnel de la troisième période de renouvellement tacite d'une durée de 4 ans alors en cours. En effet, l'avenant n° 2 ne contenant aucune stipulation relative au préavis, il convenait nécessairement d'appliquer celui prévu à l'article 8 du contrat principal qui est celui de distributeur agréé ; or cette clause réglemente tout à la fois la durée et le point de départ du délai de préavis, le contrat étant ainsi à durée déterminée et ne pouvant être dénoncé que 6 mois avant chaque période de renouvellement. En outre, force est d'observer qu'il résulte des pièces du dossier et des écritures des parties qu'en pratique, la résiliation a été totale, ayant porté, contrairement à ce que le courrier de notification du 31 octobre 2011 indique, non seulement sur l'activité dite "plateforme Messer" objet de l'avenant n° 2, mais également sur l'avenant n°1 et les deux contrats signés le 19 juillet 1995, un nouveau contrat de distributeur agréé - actuellement toujours en cours - ayant même étant conclu entre les parties dès le 22 février 2012.
La notification de la résiliation le 31 octobre 2011 pour le 30 avril 2012, au lieu du 19 juillet 2013, était donc indéniablement prématurée, et constitue non seulement nécessairement un manquement aux dispositions du contrat, mais caractérise également une brutalité dans les circonstances de la rupture, compte tenu de l'ancienneté de la relation commerciale (16 ans), de l'importance économique de cette relation pour la société Norgaz - qui se déduit de son chiffre d'affaires afférent - et de l'insuffisance corrélative du préavis de 6 mois appliqué.
S'agissant du préjudice consécutif à la brutalité de la rupture, il est admis que celui-ci peut être évalué en considération de la marge brute escomptée durant la période d'insuffisance du préavis.
En l'occurrence, la société Norgaz demande une indemnité de 120 351 euros qui correspond selon elle à sa perte de marge brute sur la période du 1er mai 2012 au 19 juillet 2013 par référence à la moyenne mensuelle (7 764,58 euros) de la marge qu'elle a réalisée au titre de l'année 2011 (93 174,97 euros) concernant ses activités "Messer plate-forme" et de "manipulations sur ventes de CO2", soit un taux de marge de 84,51 %, d'après l'attestation établie le 25 novembre 2014 par le cabinet d'expertise comptable Orgeco, pris en la personne de M. Henri Bebey. Il est observé à cet égard que le chiffre ainsi avancé est erroné, puisque d'après les paramètres fournis, la marge perdue sur la période en cause correspond en réalité à la somme de (7 764,58 euros x 14 mois) + ((7 764,58 euros : 30) x 19 jours) = 113 621,68 euros et non à celle de 120 351 euros, l'écart de 6 729,32 euros n'étant pas expliqué.
La société Messer France ne conteste pas le principe du recours à la marge brute mais son calcul et son quantum - sans faire de proposition subsidiaire - faisait valoir en substance que l'attestation de l'expert-comptable est peu probante, que la société Norgaz a négligé de prendre en compte certains coûts fixes (loyer, assurance, comptabilité) de fonctionnement de la plate-forme Messer, que son activité est fluctuante (étant à la baisse en 2012) et qu'elle n'a donc pas de droit acquis à un chiffre d'affaires annuel de 104 413,12 euros (à savoir celui de 2011) ou du même ordre, et qu'au surplus, le taux de marge dont elle se prévaut (qui est de 89,23 % d'après son propre calcul) est exorbitant, puisque d'expérience, dans ce type d'activités, ce taux est de 20 à 25 %.
Or, la société Messer France n'établit nullement le caractère non probant de l'attestation de l'expert-comptable, en raison du caractère prétendument excessivement prudent, voire évasif de ses termes, s'agissant là d'un mode de rédaction courant de ce type de document et sa teneur étant étayée par les pièces comptables ici produites. Au surplus et en effet, c'est à bon droit que la société Norgaz a exclu des charges prises en compte dans le calcul de la marge brute ses charges fixes, lesquelles ne sont pas propres à l'activité de prestation de services mesurée, seules les charges variables devant être retenues.
Par ailleurs, dès lors qu'il résulte du propre mail en date du 28 novembre 2011 d'un salarié de la société Messer France qu'en pratique, le basculement du stock vers Mitry-Mory a commencé dès le 30 janvier 2012, se référer à l'année 2012 pour apprécier le volume d'activité générée par celle-ci dans le cadre de la plate-forme logistique de stockage et du conditionnement de CO2 n'apparaît pas pertinent. De plus, il n'est pas démontré que le fait que la société Norgaz ait pris une seule année (2011) comme base de comparaison (avec un total de produits d'exploitation de 110 249,32 euros) serait inadapté, dans la mesure où cette période apparaît suffisamment représentative et significative, son chiffre d'affaires étant presque équivalent pour l'année 2010 (110 412,51 euros), ce dont on déduit que la marge afférente devait être également du même ordre de grandeur.
Enfin, le caractère excessif et irréaliste du taux de marge brute réalisé - qui est bien de 84,51 % d'après les chiffres retenus dans l'attestation, et non pas de 89,23 % - n'est pas établi par la société Messer France, ce taux ressortant des conditions des contrats négociés entre les parties et s'agissant d'une marge brute et non nette, laquelle est toujours moindre, étant observé sur ce point que les taux de 21,03 à 23,52 % qui figurent dans le rapport Créditsafe ne s'avèrent pas pertinents, étant relatifs à la marge commerciale, qui est une marge nette et constitue au surplus un indicateur moins approprié aux prestations de services.
En conséquence, le jugement entrepris sera réformé en ce que la société Messer France sera condamnée à payer à la société Norgaz la somme de 113 621,68 euros, seule justifiée, à titre de dommages intérêts en réparation du préjudice estimé consécutif à la brutalité de la rupture, outre intérêts au taux légal à compter du prononcé du présent arrêt, en application de l'article 1153-1 ancien du Code civil.
La décision dont appel sera également infirmée sur la charge des dépens et l'indemnité prévue à l'article 700 du Code de procédure civile ; en effet, la société Messer France qui succombe supportera les dépens et sera condamnée à payer à la partie adverse la somme de 5.000 euros.
Par ces motifs : Statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort, Infirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions. Statuant de nouveau, Condamne la société Messer France à payer à la société Norgaz la somme de 113 621,68 euros à titre de dommages intérêts, outre intérêts au taux légal à compter du prononcé du présent arrêt. Condamne la société Messer France à payer à la société Norgaz la somme de 5 000 euros, en application de l'article 700 du Code de procédure civile. Rejette toutes autres demandes. Condamne la société Messer France aux dépens, dont distraction au profit de Me Teytaud, en application de l'article 699 du Code de procédure civile.