CA Paris, Pôle 1 ch. 2, 2 novembre 2017, n° 16-21785
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
ACA Fiduciaire (SARL)
Défendeur :
Parfums Christian Dior (SA) , Guerlain (SA) , LVMH Fragrance Brands (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Chevalier
Conseillers :
Mmes Bodard-Hermant, Dellelis
Avocats :
Mes Botbol Lalou, Abadie, Fisselier, Deurel
Par requête datée du 25 mai 2016, les sociétés Parfums Christian Dior, Guerlain et LVMH Fragrance Brands ont sollicité une mesure d'instruction au visa de l'article 145 du Code de procédure
- qu'elles avaient constaté que le site internet " www.distriparfum.com ", commercialisait des produits des marques des sociétés requérantes ;
- que la société ACA fiduciaire était mandatée par la société de droit américain Distriparfum, pour la réception et l'encaissement des règlements par chèques par les clients français ;
- qu'elles avaient pu mettre en évidence que la société Lux Routage se situant au Luxembourg assurait l'acheminement des colis.
Par ordonnance en date du 1er juin 2016, il a été fait droit à la demande. L'huissier de justice a effectué sa mission et en a dressé constat le 15 juin 2016.
Le 23 juin les sociétés Parfums Christian Dior, Guerlain et LVMH Fragrance Brands ont assigné la société ACA fiduciaire afin d'obtenir la mainlevée du séquestre, et la société ACA fiduciaire a sollicité reconventionnellement la rétractation de l'ordonnance sur requête du 1er juin 2016.
Par ordonnance en date du 21 septembre 2016, le président du Tribunal de commerce de Paris a :
Vu l'article 145 du Code de procédure civile,
- débouté la société ACA fiduciaire de sa demande de rétractation de l'ordonnance du 1er juin 2016,
- renvoyé l'affaire à l'audience du président Michel Rowan du 7 décembre 2016, 14h15, Cabinet L, sur la levée de séquestre pour examen des pièces séquestrées selon les modalités fixées par l'ordonnance précitée,
- dit n'y avoir lieu à faire application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile,
- réservé les dépens.
Par déclaration du 31 octobre 2016, la société ACA fiduciaire a interjeté appel total de cette ordonnance.
Par ses dernières conclusions transmises le 3 mai 2017, la société ACA fiduciaire demande à la cour, sur le fondement des articles 145, 496 et 497 du Code de procédure civile de :
- recevoir la société ACA fiduciaire en son appel,
- infirmer l'ordonnance de référé rendue le 21 septembre 2016 par le Tribunal de commerce de Paris,
Statuant à nouveau,
A titre principal,
- rétracter l'ordonnance sur requête rendue le 1er juin 2016 ;
A titre subsidiaire,
- déclarer la demande de mainlevée du séquestre des éléments conservés par l'huissier instrumentaire irrecevable,
En tout état de cause,
- rejeter les demandes formées au titre des frais irrépétibles et des dépens.
Elle fait valoir que :
- l'activité de la société Distriparfum mise en cause par les parties adverses n'est pas susceptible de constituer une concurrence déloyale, conformément à l'article L. 420-1 du Code de commerce et à la jurisprudence constante,
- le distributeur indépendant qui ne fait pas partie du réseau, qui achète à un tiers, puis revend les produits relevant d'un réseau de distribution sélective ne commet pas, en dehors d'autres éléments, un acte de concurrence déloyale.
A titre principal,
- la mission confiée à l'huissier de justice instrumentaire au terme de l'ordonnance litigieuse n'est pas précisément délimitée aux investigations nécessaires aux prétendus actes de concurrence déloyale, mais est d'ordre général et excède les mesures légalement admissibles, conformément à la jurisprudence constante.
- la mesure ordonnée consistait en l'occurrence en une copie systématique de tous les fichiers, notamment informatiques, en relation avec la société Distriparfum et avec la société Lux Routage, sans aucune restriction en l'absence de limitation aux seules marques Dior, Givenchy, Guerlain et Kenzo ou à la seule identification des exploitants du site internet litigieux.
- cette mission doit dès lors être considérée comme constituant une immixtion injustifiée dans la vie des affaires, le secret des affaires et le secret des correspondances, excédant les prévisions de l'article 145 du Code de procédure civile,
- la seconde partie de l'ordonnance rendue sur requête ne concerne que la légitimité de la mesure et l'intérêt à agir de manière non contradictoire, car l'huissier instrumentaire n'a pas pour mission d'établir l'origine, les quantités, ni la nature et l'objet des relations entre les parties mises en cause, mais sa mission se borne à récolter et à annexer à son constat des documents, conformément à la jurisprudence constante ;
- l'ordonnance autorisant les parties adverses elles-mêmes à examiner les pièces séquestrées et à débattre de leur communication, permettent aux sociétés intimées et à leur conseil d'examiner les pièces séquestrées par l'huissier instrumentaire, doit être annulée,
- les parties adverses, sans l'opposition de la société ACA fiduciaire, auraient nécessairement eu accès à des informations et à des documents sans rapport avec les faits litigieux et couverts par le secret des affaires et le secret des correspondances ;
- la mesure de séquestre ordonnée n'est pas de nature à régulariser la mission trop générale dévolue à l'huissier instrumentaire,
- les modalités de mainlevée du séquestre établies par l'ordonnance rendue sur requête le1er juin 2016 portent atteinte au secret des affaires, au secret des correspondances selon la jurisprudence et de manière disproportionnée aux intérêts de la société ACA fiduciaire.
A titre subsidiaire,
- les parties intimées sont irrecevables à solliciter la mainlevée du séquestre, c'est-à-dire la communication de toutes les pièces séquestrées, comme contraire aux dispositions de l'ordonnance rendue sur requête le 1er juin 2016.
- nul ne sait si les sociétés intimées engageront une action en concurrence déloyale, si cette éventuelle action concernera à quelque titre que ce soit la concluante ou encore si cette éventuelle action prospérera ou non ; dans ces conditions, aucune condamnation de la société ACA fiduciaire au titre des frais irrépétibles ou aux dépens, ne saurait être prononcée.
Par leurs dernières conclusions transmises le 19 septembre 2017, les sociétés Parfums Christian Dior, Guerlain et LVMH fragrance Brands demandent à la cour, sur le fondement de l'article 145 du Code de procédure civile, de :
- dire et juger mal fondées les demandes formées par la société ACA fiduciaire ;
- débouter la société ACA fiduciaire de toutes ses demandes, fins et conclusions ;
En conséquence,
- confirmer l'ordonnance du président du Tribunal de commerce de Paris du 21 septembre 2016,
- condamner la société ACA fiduciaire à payer à chacune des sociétés Parfums Christian Dior,
Guerlain et LVMH Fragrance Brands la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;
- la condamner aux entiers dépens.
Elles font valoir que :
- dans le cadre de la procédure de référé interdiction devant le président du Tribunal de commerce de Paris, ce dernier a jugé dans son ordonnance du 7 février 2017 " que le fait pour un distributeur non agréé, Distriparfum, de proposer au consommateur sur le territoire national, par internet les produits des [Sociétés] est susceptible d'être qualifié d'acte de concurrence déloyale et de parasitisme " ;
- le débat relève du juge du fond ;
- la procédure ultérieurement diligentée par les sociétés intimées ne concerne pas la présente instance ;
- la société ACA fiduciaire omet de retranscrire dans ses conclusions la seconde partie de la mission de l'huissier figurant dans ladite ordonnance, qui précise en effet expressément que la mission de l'huissier devait être réalisée ;
- selon la jurisprudence de la Cour de cassation, une mesure d'investigation est légalement admissible lorsque celle-ci est notamment circonscrite aux faits litigieux décrits dans la requête ayant conduit à l'ordonnance autorisant la mesure et qu'elle ne comporte aucune atteinte à une liberté fondamentale ;
- la mesure vise, sur une période allant du 1er juillet 2015 au 1er juin 2016, uniquement l'origine, les quantités, les destinations, l'offre et la vente de produits Dior, Givenchy, Guerlain et Kenzo ainsi que les relations existant entre d'une part la société ACA fiduciaire et Distriparfum, qui commercialise illicitement les produits des marques des Sociétés et d'autre part la société ACA fiduciaire et la société Lux Routage qui expédie les produits Dior, Givenchy, Guerlain et Kenzo achetés sur Distriparfum ;
- la mission de l'huissier ordonnée par le président du Tribunal de commerce de Paris se trouve parfaitement circonscrite aux faits litigieux décrits dans la requête ayant conduit à l'ordonnance du 1er juin 2016, comme souligné par l'ordonnance du 21 septembre 2016 ;
- les pièces et documents saisis par les huissiers de justice n'ont pas été portés à la connaissance des sociétés Parfums Christian Dior, Guerlain et LVMH Fragrance Brands puisque ceux-ci doivent préalablement faire l'objet d'un examen contradictoire par le président du Tribunal de commerce de Paris en présence du mandataire de justice et de la société ACA fiduciaire ;
- durant les audiences de référé mainlevée, les sociétés Parfums Christian Dior, Guerlain et LVMH Fragrance Brands n'ont eu accès à aucune pièce placée sous séquestre, et ce conformément à la jurisprudence de la Cour de cassation.
- en application d'une jurisprudence constante, le secret des affaires ne constitue pas en lui-même un obstacle à l'application des dispositions de l'article 145 du Code de procédure civile car la mesure procède bien d'un motif légitime puisque cette vente, par des entités n'ayant pas la qualité de distributeur agréé, de produits de parfumerie et cosmétiques fabriqués par les sociétés Parfums Christian Dior, Guerlain et LVMH Fragrance Brands, constitue un trouble manifestement illicite.
- le président du Tribunal de commerce de Paris a appliqué cette jurisprudence dans son ordonnance du 21 septembre 2016.
A titre subsidiaire,
- la demande de la société ACA fiduciaire tendant à voir dire la demande en mainlevée du séquestre irrecevable est sans fondement car les sociétés Parfums Christian Dior, Guerlain et LVMH Fragrance Brands n'ont jamais eu accès aux pièces du séquestre, et ce conformément à la jurisprudence de la Cour de cassation.
- les sociétés Parfums Christian Dior, Guerlain et LVMH Fragrance Brands ont été contraintes d'engager des frais irrépétibles pour faire valoir leurs droits dans le cadre de la présente instance, frais qu'il serait inéquitable de laisser à leur charge et qui ne sauraient être évalués à moins de 10 000 euros pour chacune.
L'instruction a été déclarée close le 27 septembre 2016.
Motifs
Aux termes des dispositions de l'article 145 du Code de procédure civile, s'il existe un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, les mesures d'instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé ;
Il n'est pas nécessaire à ce stade procédural d'être en mesure d'anticiper le succès certain d'une action future pour que la demande soit déclarée recevable, le requérant devant simplement établir des faits de nature à démontrer qu'une action future n'est pas indiscutablement vouée à l'échec et qu'il a ainsi un motif légitime à obtenir la mesure sollicitée.
Il suffit pour ce faire de constater :
- que la distribution sélective, lorsqu'elle repose sur des critères de sélection légitimes des distributeurs et n'entraîne pas des pratiques contraires au droit de la concurrence, bénéficie d'une exemption - et est par conséquent admise dès lors que les parties concernées répondent à certains critères et n'excèdent pas notamment 30 % des parts de marché ;
- que la nature des produits commercialisés par les parties à l'origine de la requête, marques de luxe bénéficiant d'un prestige mondial, exige une qualification du distributeur qui doit offrir à la clientèle des services et assistance de qualité, un point de vente qui reflète le prestige des marques, un environnement adapté que la distribution sélective par réseau permet d'obtenir ;
- que les parties requérantes peuvent se prévaloir de jurisprudences reconnaissant l'existence et la licéité de leur réseau de distribution sélective ;
- que la commercialisation des marques concernées peut justifier des actions en cessation du trouble constaté et en concurrence déloyale.
En conséquence, les parties intimées justifient parfaitement de leur intérêt à réclamer la mesure d'instruction in futurum qui a été mis en place par le président du tribunal de commerce.
La société ACA Fiduciaire fait valoir que la mission de l'huissier instrumentaire a été libellée de manière trop large
Cette mission est ainsi libellée :
- rechercher, se faire remettre, et prendre copie si possible en deux exemplaires quel qu'en soit le support, informatique ou autre, tous documents, dossiers fichiers et éléments de base de données, bons de commande, bons de livraison, documents de transport, documents douaniers, livres, registres, tout document comptable, chèques, documents de remise de chèques, lettres papiers commerciaux et plus généralement tout document d'information concernant Distriparfum, " Lux Routage " et l'achat, l'offre et la vente, l'acheminement de produits Dior, Guerlain, Givenchy et Kenzo sur une période allant du 1er juillet 2015 au 1er juin 2016
Dans le but :
- d'établir l'origine, les quantités et les destinations des produits de marque Dior, Givenchy, Guerlain et Kenzo ainsi que les modalités de promotion, vente, acheminement et règlement desdits produits ;
- d'établir l'existence, la nature et l'objet des relations entre d'une part la société ACA Fiduciaire, les personnes qui la contrôlent ou l'exploitent et d'autre part les entitiés Distriparfum et Lux Routage ;
- établir l'offre et la vente des produits Dior, Givenchy, Guerlain et Kenzo.
En l'espèce, la mesure vise, sur une période déterminée, uniquement l'origine, les quantités les destinations, l'offre et la vente de ces produits Dior, Guerlain, Givenchy ou Kenzo ainsi que les relations entre, d'une part, la société ACA Fiduciaire et Distriparfum, laquelle commercialise les parfums dont le paiement est encaissé par ACAfiduciaire et, d'autre part, les rapports entre la société ACA Fiduciaire et la société Lux Routage pour laquelle les parties requérantes ont découvert qu'elle assurait l'expédition des parfums achetés sur le site de Distriparfum grâce à des recherches relatées dans la requête.
Elle est suffisamment circonscrite par la définition des documents à rechercher, cette recherche étant elle-même circonscrite et éclairée par le but des recherches à effectuer, sans que l'huissier ait à se livrer à des appréciations de fond.
Comme l'a exactement indiqué le premier juge, la mesure d'instruction qui énumère de façon précise les documents à rechercher, limite la période concernée et fixe un nombre limité de mots-clés en ce qui concerne les documents informatiques qui sont tous directement en rapport avec l'objet de la requête.
Le secret des affaires n'est pas en soi un obstacle à l'application des dispositions de l'article 145 du Code de procédure civile.
En l'espèce, le premier juge a pris soin de prendre à titre complémentaire une mesure de séquestre tendant à garantir que seules les copies des pièces utiles à la solution du litige et directement liées à lui puissent être communiquées de sorte que l'objet de la mesure est clairement circonscrit par l'ordonnance litigieuse.
Il convient par conséquent pour la cour de confirmer l'ordonnance du 21 septembre 2016 en ce qu'elle a dit n'y avoir lieu à rétractation de l'ordonnance rendue par le président du Tribunal de commerce de Paris le 1er juin 2016
La société ACA Fiduciaire demande à la cour de déclarer irrecevable la demande en mainlevée du séquestre au motif qu'elle entraînerait la communication de toutes les pièces séquestrées, en violation de l'ordonnance.
Il est toutefois clair que la mainlevée du séquestre ne peut avoir lieu que dans les conditions définies par l'ordonnance du 1er juin 2016.
Il convient de dire n'y avoir lieu à prononcer d'irrecevabilité de ce chef.
Sur les dépens et l'application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile
Le sort des dépens et l'application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile pour la procédure de première instance ont été exactement réglés par le premier juge. Il convient de confirmer l'ordonnance entreprise de ce chef.
La société ACA Fiduciaire succombant dans son appel en supportera les dépens.
Elle sera par ailleurs condamnée à payer aux intimées une indemnité fondée sur les dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile comme indiqué au présent dispositif.
Par ces motifs, confirme l'ordonnance entreprise en toutes ses dispositions ; Y ajoutant, dit n'y avoir lieu de déclarer la demande de mainlevée de séquestre présentée par les parties intimées irrecevable ; condamne la société ACA Fiduciaire aux dépens d'appel ; La condamne à payer aux parties intimées une indemnité globale de 4 000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile.