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Décisions

Cass. com., 31 janvier 2018, n° 16-20.940

COUR DE CASSATION

Arrêt

Cassation

PARTIES

Demandeur :

Dal Industries (SAS), Strudal (SAS)

Défendeur :

Bouygues Bâtiment International (SAS), Etudes et Préfabrication Industrielle (Sté), SCP Christophe Ancel (ès qual.)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Riffault-Silk

Rapporteur :

Mme Poillot-Peruzzetto

Avocat général :

M. Debacq

Avocats :

SCP Le Bret-Desaché, SCP Piwnica, Molinié, SCP Capron

Paris, pôle 5 ch. 4, du 29 juin 2016

29 juin 2016

LA COUR : - Joint les pourvois n° 16-20.940 et n° 16-23.564, qui attaquent le même arrêt ; - Attendu, selon l'arrêt attaqué, que la société Dal industries (la société Dal), société mère de la société Strudal, qui fabrique industriellement et vend des charpentes et des façades en béton, a conclu, le 10 décembre 2001, avec la société Bouygues bâtiment devenue Bouygues bâtiment international (la société Bouygues), un protocole d'accord comportant en annexe un accord-cadre de sous-traitance par lequel la société Bouygues, d'une part, lui cédait le capital de sa filiale, la société Etudes et préfabrication industrielle (la société EPI), concurrent de la société Strudal, et, d'autre part, s'engageait, à compter du 1er janvier 2002, à confier ou faire confier par les sociétés du " groupe Bouygues " aux sociétés appartenant au " groupe Dal " un certain montant de chiffre d'affaires pendant quatre ans, à des conditions de prix convenues entre elles, la société Bouygues conservant la liberté de confier ou non un contrat de sous-traitance à ces sociétés ; que le 30 mars 2003, la société EPI a été mise en liquidation judiciaire ; que reprochant à la société Bouygues de ne pas exécuter l'accord-cadre de sous-traitance, les sociétés Dal, Strudal et le liquidateur de la société EPI l'ont assignée en dommages-intérêts pour non-respect de ses engagements contractuels et, subsidiairement, pour abus de dépendance économique et rupture brutale d'une relation commerciale établie ; que la société Bouygues a invoqué la caducité de l'accord-cadre ;

Sur le premier moyen du pourvoi n° 16-20.940 : - Attendu que les sociétés Dal et Strudal font grief à l'arrêt du rejet de leurs demandes au titre du non-respect de l'accord-cadre alors, selon le moyen : 1°) que le cocontractant qui s'engage, dans le cadre d'une obligation de moyens, à fournir à un sous-traitant des marchés et travaux pour un chiffre d'affaires moyen fixé doit, si cet objectif n'est pas atteint, rapporter la preuve que ce fait est survenu sans faute de sa part ; qu'en ayant mis à la charge du groupe Dal le soin de prouver que la société Bouygues n'avait pas mis tout en œuvre pour remplir l'engagement qu'elle avait pris dans l'accord-cadre de sous-traitance, quand il incombait à cette dernière qui avait promis à sa cocontractante un volume d'affaires annuel moyen dans les conditions du bordereau de prix liant les parties, d'établir qu'elle avait tout mis en œuvre pour satisfaire à son engagement, la cour d'appel a violé l'article 1147 du Code civil ; 2°) que le cocontractant qui s'engage à fournir un volume d'affaires moyen annuel à son partenaire doit établir, si cet objectif n'est pas atteint, que ce fait est survenu sans faute de sa part ; qu'ayant constaté que le groupe Bouygues avait les moyens, s'il le voulait, de satisfaire à son engagement et qu'il connaissait les capacités du groupe Dal de répondre à des appels d'offres, sans en déduire que la société Bouygues avait manqué à son engagement contractuel, aucun aléa de prix ne pouvant le justifier puisqu'ils étaient fixés dans un bordereau impératif, la cour d'appel a violé l'article 1147 du Code civil ; 3°) qu'une obligation de moyens constitue un véritable engagement contractuel ; qu'en ayant, de fait, ôté tout caractère contraignant à l'obligation de moyens qu'elle avait caractérisée à la charge de la société Bouygues et qui consistait à apporter ses meilleurs soins à ce que le groupe Dal réalise, pendant quatre ans, un chiffre d'affaires annuel de 80 millions de frs, ce qui impliquait (en tout cas jusqu'à ce que cet objectif annuel soit rempli) qu'il soit consulté systématiquement sur les marchés rentrant dans le cadre de l'accord et que les offres du sous-traitant soient acceptées, dès lors qu'elles satisfaisaient aux prix fixés dans le bordereau de prix impératif et peu important que des offres de tiers soient moins disantes, la cour d'appel a violé l'article 1147 du Code civil ; 4°) que la promesse de fournir un volume d'affaires moyen annuel à un sous-traitant engage le donneur d'ordres ; qu'ayant constaté que le bordereau de prix était impératif, pour ensuite dégager la société Bouygues de toute obligation de consulter et de confier au groupe Dal des marchés correspondant à ce bordereau de prix, sous prétexte que des tiers étaient moins disants, la cour d'appel a violé l'article 1147 du Code civil ; 5°) que la promesse de consulter un sous-traitant et de lui confier des marchés, jusqu'à un certain volume d'affaires, pourvu que le sous-traitant respecte un bordereau de prix impératif, engage le donneur d'ordres ; qu'en ayant dégagé la société Bouygues de toute obligation à cet égard, prétexte pris de ce que le groupe Dal n'avait pas établi que les marchés listés en page 55 de ses conclusions avaient été confiés à des tiers aux prix du bordereau, quand ce qui était reproché à la société Bouygues, c'était précisément de ne pas les avoir proposés et confiés au groupe Dal aux prix - même plus chers - du bordereau, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1147 du Code civil ;

Mais attendu qu'ayant constaté qu'il résultait des termes mêmes du protocole et de l'accord-cadre que les parties s'étaient mises d'accord sur un engagement réciproque de sous-traitance sous forme d'une obligation de moyen, et relevé que ces accords traduisaient la conscience qu'avaient les parties des variations du marché et de l'impossibilité de prévoir un chiffre d'affaires égal chaque année, de sorte qu'il s'agissait d'un objectif moyen dénué de sanction, l'arrêt relève que l'article 3 de l'accord-cadre ne faisait pas obligation à la société Bouygues de consulter systématiquement la société Dal pour tout appel d'offres, tout particulièrement lorsque ses prix étaient plus élevés, et que cette dernière ne rapporte pas la preuve que les marchés pour lesquels elle n'avait pas été consultée avaient été confiés à d'autres sous-traitants au prix de l'accord-cadre ; qu'il relève encore que les conditions du marché ont constitué un aléa, la société Dal reconnaissant qu'en cas d'offre concurrente moins-disante, la société Bouygues avait le choix de retenir ou non son offre, justifiant que des marchés aient pu être confiés à des sociétés proposant des prix inférieurs et que les sociétés du groupe Dal aient pu accepter, pour obtenir des marchés, des prix inférieurs, afin de s'adapter aux prix du marché et à la concurrence ; qu'il ajoute que, par une note interne et un courrier électronique adressés à leurs collaborateurs, la société Bouygues et ses filiales avaient rappelé les termes de l'accord-cadre et la nécessité d'un suivi, afin de vérifier que les engagements pris étaient tenus, et avaient donné des instructions à cette fin ; qu'en l'état de ces constatations et appréciations, la cour d'appel a pu retenir qu'il n'était pas établi que la société Bouygues avait manqué à ses obligations ; que le moyen n'est pas fondé ;

Sur le deuxième moyen de ce pourvoi : - Attendu que les sociétés Dal et Strudal font grief à l'arrêt du rejet de leurs demandes au titre de l'abus de dépendance économique alors, selon le moyen : 1°) que l'abus de dépendance économique est caractérisé, lorsqu'un cocontractant impose à son partenaire des prix inférieurs à ce qui avait été convenu entre eux ; qu'en ayant déchargé la société Bouygues de toute responsabilité, au titre des prix, inférieurs au bordereau de prix impératif conclu entre eux, qu'elle avait imposés au groupe Dal, prétexte pris de ce que l'accord-cadre de 2001 aurait été négocié dans des conditions loyales, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 442-6 I 2° du Code de commerce ; 2°) que l'abus de dépendance économique ne nécessite pas que la preuve d'une menace ou d'une pression soit rapportée ; qu'en ayant débouté les sociétés Dal et Strudal de leur demande présentée au titre de l'abus de dépendance économique subi par le groupe Dal, au motif que la preuve d'une menace ou d'une pression subie n'était pas rapportée, la cour d'appel a violé l'article L. 442-6 I 2° du Code de commerce ;

Mais attendu, d'une part, que le moyen vise, en sa première branche, des motifs surabondants qui ne fondent pas la décision ;

Et attendu, d'autre part, que c'est sans violer l'article visé par la seconde branche que la cour d'appel, ayant relevé que les sociétés du groupe Dal soutenaient que la société Bouygues avait abusé de leur situation de dépendance économique en les " contraignant à pratiquer des prix contraires au bordereau de prix pour être moins-disant ", a retenu qu'il n'était pas établi que la société Bouygues aurait exercé des pressions ou des menaces sur ces sociétés ; d'où il suit que le moyen, irrecevable en sa première branche, n'est pas fondé pour le surplus ;

Et sur le moyen unique du pourvoi n° 16-23.564 : - Attendu que la société Christophe Ancel, en sa qualité de mandataire liquidateur de la société EPI, fait grief à l'arrêt du rejet de son action en responsabilité civile alors, selon le moyen : 1°) que le manquement d'une partie à l'obligation contractuelle qu'elle a souscrite constitue, à l'endroit des tiers à qui ce manquement a causé un dommage, une faute délictuelle ou quasi-délictuelle ; que la cour d'appel constate que la société Bouygues bâtiment international avait, vis-à-vis de la société Dal, l'obligation contractuelle de " faire en sorte de retenir le sous-traitant [la société Dal] pour les offres conformes au bordereau de prix fixé entre les parties annexé à l'accord cadre de sous-traitance " ; que la société Christophe Ancel, prise dans sa qualité de liquidateur de la société Études et préfabrication industrielle (ÉPI), faisait valoir qu'" aux termes de ses écritures de première instance, la société Bouygues bâtiment a bien involontairement expliqué la raison pour laquelle l'obligation [celle qu'on vient d'indiquer] n'avait pas été exécutée, en affirmant que "les filiales de Bouygues jouissent d'une très grande autonomie entre elles" ", qu'" en d'autres termes ses filiales constituent autant de centres de profit indépendants qui n'ont aucun intérêt à respecter l'accord souscrit pour leur compte par la maison mère " et qu'" après un tel aveu, les explications de Bouygues ne sont que tentative d'habillage de l'inexécution contractuelle " ; qu'en omettant, dans ces conditions, de rechercher si la société Bouygues bâtiment n'a pas commis, en contravention avec le principe de la loyauté contractuelle, la faute de prendre un engagement contractuel, celui de " faire en sorte de retenir le sous-traitant [la société Dal] pour les offres conformes au bordereau de prix fixé entre les parties annexé à l'accord cadre de sous-traitance ", qu'elle se savait dans l'incapacité complète d'exécuter, puisque ses filiales, ainsi qu'elle l'a finalement reconnu jouissent " d'une très grande autonomie entre elles ", la cour d'appel a violé les articles 1382 et 1383 anciens, 1240 et 1241 actuels du Code civil, ensemble les articles 1134 ancien et 1104 actuel du même code ; 2°) que la société Christophe Ancel, prise dans sa qualité de liquidateur de la société Épi, faisait valoir qu'" aux termes de ses écritures de première instance, la société Bouygues bâtiment a bien involontairement expliqué la raison pour laquelle l'obligation [celle qu'on vient d'indiquer] n'avait pas été exécutée, en affirmant que "les filiales de Bouygues jouissent d'une très grande autonomie entre elles" ", qu'" en d'autres termes ses filiales constituent autant de centres de profit indépendants qui n'ont aucun intérêt à respecter l'accord souscrit pour leur compte par la maison mère " et qu'" après un tel aveu, les explications de Bouygues ne sont que tentative d'habillage de l'inexécution contractuelle " ; qu'en s'abstenant de s'expliquer sur ce moyen dont la pertinence résulte de l'élément de moyen qui précède, la cour d'appel a violé l'article 455 du Code de procédure civile ;

Mais attendu, d'une part, qu'il ne résulte ni de l'arrêt ni des conclusions du liquidateur de la société EPI que celui-ci ait soutenu, devant la cour d'appel, que la société Bouygues aurait violé le principe de loyauté contractuelle en prenant un engagement qu'elle savait ne pas pouvoir tenir, du fait de l'autonomie de ses filiales, ni que cette faute aurait constitué vis à vis de la société EPI une faute délictuelle ; que le moyen est nouveau et mélangé de fait et de droit ;

Et attendu, d'autre part, que la cour d'appel n'était pas tenue de s'expliquer sur une simple allégation dépourvue d'offre de preuve ; d'où il suit que le moyen, irrecevable en sa première branche, n'est pas fondé pour le surplus ;

Mais sur le troisième moyen, pris en ses deuxième et troisième branches, du pourvoi n° 16-20.940 : - Vu l'article 1134 du Code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance du 10 février 2016 ; - Attendu que pour constater la caducité de l'accord de sous-traitance du 10 décembre 2001, l'arrêt, après avoir relevé que le contrat n'avait plus été exécuté à compter de la liquidation judiciaire de la société EPI, retient que l'appréciation du chiffre d'affaires moyen selon les modalités prévues à l'accord n'était plus possible après la disparition de cette société qui était un partenaire essentiel de l'accord-cadre, celui-ci étant intrinsèquement lié à la cession de la société EPI ; qu'il en déduit qu'il en est résulté la disparition d'un élément essentiel du contrat ;

Qu'en se déterminant ainsi, par des motifs dont il ne résulte pas que la liquidation judiciaire de la société EPI ait caractérisé la disparition d'un élément essentiel du contrat par lequel la société Bouygues s'était engagée à confier un volume de chiffre d'affaires au bénéfice non seulement de la société cédée EPI, mais également des autres sociétés appartenant au groupe Dal, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision ;

Et sur le quatrième moyen, pris en sa première branche, de ce pourvoi : - Vu l'article 624 du Code de procédure civile ; - Attendu que la cassation prononcée sur le troisième moyen du chef de la caducité de l'accord entraîne la cassation, par voie de conséquence, du chef du dispositif de l'arrêt en ce qu'il rejette la demande au titre de la rupture brutale d'une relation commerciale établie, en se fondant sur la caducité de l'accord ;

Par ces motifs : Rejette le pourvoi n° 16-23.564 ; Et sur le pourvoi n° 16-20.940 : Casse et annule, mais seulement en ce qu'il constate la caducité de l'accord de sous-traitance du 10 décembre 2001, dit mal fondée la demande formée au titre de la rupture brutale des relations commerciales par les appelantes et statue sur les dépens et l'article 700 du Code de procédure civile, l'arrêt rendu le 29 juin 2016, entre les parties, par la Cour d'appel de Paris ; remet, en conséquence, sur ces points, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la Cour d'appel de Paris, autrement composée.