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Décisions

CA Bordeaux, 4e ch. civ., 5 février 2018, n° 15-04561

BORDEAUX

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Mure et Peyrot (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Chelle

Conseillers :

Mme Fabry, M. Pettoello

Avocats :

Mes Hassid, Rodrigues, Ferro, Renoux

CA Bordeaux n° 15-04561

5 février 2018

EXPOSE DU LITIGE 

La société Mure et Peyrot a pour activité la conception et la fabrication de couteaux de sécurité et lames industrielles. 

Par contrat intitulé " contrat d'agent commercial " en date du 1er mars 2011, la société Mure et Peyrot a confié à M. H. la mission de promouvoir ses différentes gammes de produits dans les départements suivants : 08, 51, 10, 55, 57, 54, 67, 52, 88, 68, 25, 90, 70, 39 et 21. 

Par lettre recommandée du 18 décembre 2012, la société Mure et Peyrot, invoquant divers manquements de M. H., lui a notifié son intention de mettre un terme au contrat. 

Par lettre recommandée du 22 décembre 2012, M. H. a contesté les reproches invoqués. 

Par exploit d'huissier en date du 29 novembre 2013, M. H. a fait assigner la société Mure et Peyrot devant le Tribunal de commerce de Bordeaux aux fins de demander sa condamnation au paiement des indemnités de rupture et des dommages et intérêts. 

Par jugement contradictoire en date du 28 mai 2015, le Tribunal de commerce de Bordeaux a : 

- condamné la société Mure et Peyrot à payer à M. H. la somme de 41 565,00 euros majorée des intérêts au taux légal à compter du 29 novembre 2013, date de l'assignation, 

- débouté M. H. de sa demande de paiement de 15 000 euros de dommages et intérêts, 

- condamné la société Mure et Peyrot à payer à M. H. la somme de 1 500 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile, 

- condamné la société Mure et Peyrot aux dépens. 

La société Mure et Peyrot a relevé appel du jugement par déclaration en date du 17 juillet 2015. 

Dans ses conclusions, remises et notifiées en dernier lieu le 03 janvier 2018, auxquelles il convient de se reporter pour plus ample exposé de ses moyens et prétentions, elle demande à 

la cour de : 

- dire et juger que la demande de requalification du contrat d'agent commercial qu'elle présente en cause d'appel est recevable 

- infirmer le jugement en ce qu'il l'a condamnée à paiement ; 

- débouter M. H. de l'intégralité de ses demandes, fins et prétentions ; 

- confirmer le jugement en ce qu'il a débouté M. H. de sa demande de condamnation à son encontre au paiement d'une somme de 15 000,00 euros à titre de dommages et intérêts ; 

- condamner M. H. à lui payer une somme de 7 000,00 euros en application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile ; 

- condamner M. H. aux entiers dépens de l'instance, dont distraction au profit de son conseil. 

L'appelante fait valoir notamment, à titre principal, que sa demande de requalification du contrat d'agent commercial présentée en cause d'appel est recevable sur le fondement des articles 564 ou 565 du Code de procédure civile dès lors qu'elle tend à faire écarter les prétentions adverses ou, à défaut, tend aux mêmes fins que celles soumises au premier juge, même si son fondement juridique est différent ; que le contrat conclu le 1er mars 2011 n'est pas un contrat d'agent commercial au sens des dispositions de la loi du 25 juin 1991 régissant les relations entre les agents commerciaux et leurs mandants devenus l'article L. 134-12 du Code de commerce ; que M. H. ne peut en conséquence solliciter le versement d'une indemnité de rupture sur le fondement de l'article L. 134-12 dudit Code. Elle soutient à titre subsidiaire, que M. H., dont le chiffre d'affaires de la zone de prospection n'a cessé de baisser depuis son arrivée, qui n'a pas respecté les dispositions des articles 4 et 8 du contrat, et s'est manifestement désintéressé de son activité de prospection de la clientèle, a commis une faute grave au sens de l'article L. 134-13 du Code de commerce de nature à le déchoir de l'indemnité prévue à l'article L. 134-12 dudit Code ; à titre infiniment subsidiaire, et dans l'hypothèse où la cour estimerait que M. H. n'a pas commis de faute grave, que les montants de commission pris en compte pour le calcul de l'indemnité de rupture bénéficiaient d'un bonus temporaire ; que le contrat d'agent commercial a duré moins de deux années ; que le chiffre d'affaires afférent à la zone de prospection de M. H. n'a cessé de diminuer, qu'il ne justifie pas de la réalité du préjudice subi, le droit à deux années de commission n'étant en rien acquis en application des dispositions de l'article 12 de la loi du 25 juin 1991 devenu l'article L. 134-12 du Code de commerce. 

Dans ses conclusions, remises et notifiées en dernier lieu le 14 décembre 2017, auxquelles il convient de se reporter pour plus ample exposé de ses moyens et prétentions, M. H. demande à la cour de : 

- à titre principal, déclarer irrecevable la demande de requalification du contrat d'agent commercial formulée par la société Mure et Peyrot ; 

- à titre subsidiaire, rejeter la demande de requalification ; 

- en tout état de cause, 

- confirmer le jugement en ce qu'il a : 

- condamné la société Mure et Peyrot à lui payer la somme de 41 565 euros majorée des intérêts au taux légal à compter du 29 novembre 2013, date de l'assignation, 

- condamné la société Mure et Peyrot à lui payer la somme de 1 500 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile, 

- condamné la société Mure et Peyrot aux dépens de 1ère instance, 

- infirmer le jugement en ce qu'il l'a débouté de sa demande de dommages et intérêts ; 

- statuant à nouveau, 

- condamner la société Mure et Peyrot à lui payer la somme de 15 000 euros à titre de dommages et intérêts au titre du préjudice subi avec les intérêts au taux légal à compter du jour de la demande ; 

- condamner la société Mure et Peyrot à lui payer la somme de 8 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ; 

- condamner la société Mure et Peyrot aux entiers frais et dépens de l'instance et de ses suites ; 

- pour le surplus, 

- débouter l'appelante de l'ensemble de ses moyens, fins et conclusions. 

L'intimé fait valoir notamment que la société Mure et Peyrot, en demandant la requalification du contrat, se prévaut d'une nouvelle prétention à hauteur d'appel qui est irrecevable et en tout état de cause infondée, le contrat les unissant étant bien un contrat d'agent commercial. Sur le fond, il allègue que les indemnités qu'il sollicite sont dues au titre de l'article L. 134-121 du Code de commerce ; que l'appelante ne démontre ni que ses résultats aient été insuffisants, ni qu'il n'aurait pas respecté ses engagements contractuels ; que ses allégations sont d'ailleurs contredites par l'attestation de l'expert-comptable de la société comme par les mails et courriers échangés qui attestent de la satisfaction de l'appelante tout au long du contrat ; que la rupture du contrat est manifestement abusive ; qu'elle lui a causé un préjudice résultant notamment de la perte des commissions liées à l'exploitation de la clientèle, fruit de son travail ; qu'il a par ailleurs perdu plusieurs mois avant de retrouver de nouveaux mandants ; qu'il résulte enfin des pièces produites par la société Mure et Peyrot que son chiffre d'affaires pour 2011 et 2012 était supérieur à celui qu'elle lui avait communiqué, de sorte que sa facturation a été inférieure à ce qu'elle aurait dû être. 

L'ordonnance de clôture, initialement fixée au 18 décembre 2017, a été reportée au 05 janvier 2018. 

MOTIFS 

sur la demande principale : 

sur la requalification du contrat : 

Pour la première fois devant la cour, l'appelante, qui, en première instance, s'était bornée à invoquer des manquements de M. H. dans le cadre de l'exécution du contrat, sollicite à titre principal la requalification du contrat, improprement qualifié selon elle de contrat d'agent commercial. 

L'intimé soutient d'abord l'irrecevabilité de cette prétention, nouvelle en cause d'appel ; subsidiairement, son mal fondé. 

- sur la recevabilité de la demande : 

Aux termes des dispositions de l'article 564 du Code de procédure civile, " A peine d'irrecevabilité relevée d'office, les parties ne peuvent soumettre à la cour de nouvelles prétentions si ce n'est pour opposer compensation, faire écarter les prétentions adverses ou faire juger les questions nées de l'intervention d'un tiers, ou de la survenance ou de la révélation d'un fait ". Selon l'article 565 du même Code, " les prétentions ne sont pas nouvelles lorsqu'elles tendent aux mêmes fins que celles soumises au premier juge même si leur fondement juridique est différent ". 

En l'espèce, la demande de requalification du contrat d'agent commercial présentée en cause d'appel par la société Mure et Peyrot, même si elle a un fondement juridique différent, tend aux mêmes fins que l'argumentation développée en première instance, à savoir le rejet des prétentions adverses. Il y a lieu en conséquence de déclarer cette demande nouvelle recevable. 

- sur le bien-fondé de la demande : 

L'appelante fonde cette demande de requalification sur le fait que le contrat conclu le 1er mars 2011, bien qu'intitulé " contrat d'agent commercial ", n'en est pas un au sens des dispositions de la loi du 25 juin 1991 régissant les relations entre les agents commerciaux et leurs mandants devenus l'article L. 134-12 du Code de commerce puisqu'il ne concède à M. H. ni la faculté de négocier, ni celle de conclure des contrats à son nom et pour son compte, ce que d'ailleurs il n'a jamais fait. 

L'intimé objecte que les dispositions légales n'exigent pas, pour retenir la qualité d'agent commercial, que le mandataire conclue des contrats, sa mission pouvant se contenir à la négociation. Il souligne par ailleurs qu'il a été embauché en cette qualité ainsi qu'il ressort à la fois de l'intitulé du contrat et des échanges qui ont précédé sa signature ; qu'en outre l'appelante est infondée à se prévaloir de la clause d'exclusion des indemnités, réputée non écrite conformément à l'article L. 134-16 du Code de commerce. 

C'est à bon droit cependant que l'appelante fait valoir qu'en application de l'article 12 du Code de procédure civile, le juge du fond a un pouvoir souverain pour donner ou restituer leur exacte qualification aux faits et actes litigieux sans s'arrêter à la dénomination retenue par les parties, de sorte que la teneur des échanges qui ont précédé la signature du contrat, et la dénomination de celui-ci, sont sans conséquence sur le débat. L'application du statut d'agent commercial dépend uniquement des conditions dans lesquelles l'activité est effectivement exercée. 

L'article L. 134-1 alinéa 1er du Code de commerce définit l'agent commercial comme un mandataire qui, à titre de profession indépendante, (...), est chargé, de façon permanente, de négocier et, éventuellement, de conclure des contrats (') au nom et pour le compte de commerçants... " 

C'est à la partie qui revendique le statut d'agent commercial de prouver qu'elle disposait du pouvoir sinon de conclure les contrats, du moins de les négocier au nom et pour le compte de son mandant. 

Selon l'article 2 du contrat litigieux, M. H. s'est vu confier la mission de " visiter les clients existants et potentiels sur le secteur géographique qui lui était attribué, et de leur présenter la gamme Mure et Peyrot et les caractéristiques de ses produits sur la base d'un argumentaire défini en commun. " 

Outre que ce contrat ne fait aucunement référence au régime légal des articles L. 134-1 et suivants du Code de commerce, ce qui est inhabituel compte tenu de la réglementation spécifique qui s'applique au statut d'agent commercial, c'est à bon droit que l'appelante souligne que non seulement cette mission ne confère à M. H. aucun pouvoir de conclure des contrats pour son compte, mais qu'elle ne lui accorde pas même un pouvoir de négociation puisqu'elle n'implique aucune faculté d'accorder des remises, d'arrêter des délais d'exécution ou des modalités de règlement. Le mandat qui lui est confié, consistant à visiter la clientèle et à lui présenter les produits, s'apparente en réalité davantage à un contrat de courtage ou d'apporteur d'affaires, lequel n'est pas soumis aux dispositions des articles L. 134-1 et suivants du Code de commerce. 

Par ailleurs, la cour relève que l'article 10 du contrat comporte une clause prévoyant que " dans le cas d'une rupture de contrat de l'une ou l'autre des deux parties, aucune indemnité ne pourra être demandée par le mandataire ou le mandant " dont l'intimé fait justement valoir qu'elle est proscrite par l'article L. 134-16 du Code de commerce régissant le statut d'agent commercial. Cependant l'insertion d'une telle clause, qui contribue à révéler la commune intention des parties, plaide en faveur de la requalification du contrat. Elle peut en outre valablement être invoquée par l'appelante. 

Il y a lieu en conséquence de requalifier le contrat, improprement qualifié de contrat d'agent commercial, en contrat de courtage. L'intimé ne pouvant dès lors se prévaloir des dispositions de l'article L. 134-12 du Code de commerce, il n'est pas fondé à solliciter le versement d'une indemnité de rupture. 

Le jugement sera donc infirmé, et M. H. débouté de toutes ses demandes indemnitaires. 

- sur les demandes accessoires : 

Il n'apparaît pas inéquitable de laisser à la charge de chaque partie les sommes exposées par elle et non comprises dans les dépens. Les demandes sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile seront rejetées. 

Chaque partie conservera la charge de ses dépens exposés tant en première instance qu'en appel. 

Par ces motifs, LA COUR, statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort, Déclare recevable la demande de requalification du contrat formée en cause d'appel par la société Mure et Peyrot, Infirme le jugement du Tribunal de commerce de Bordeaux en date du 28 mai 2015 sauf en ce qu'il a débouté M. H. de sa demande en paiement de 15 000 euros de dommages et intérêts, Statuant à nouveau sur le surplus, Déboute M. H. de sa demande en paiement d'une indemnité de rupture, Dit n'y avoir lieu à application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile, Dit que chaque partie conservera la charge de ses dépens.