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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 21 février 2018, n° 15-08409

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Jumfil (SAS)

Défendeur :

Confection Dali (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Luc

Conseillers :

Mmes Mouthon Vidilles, Comte

Avocats :

Mes Boccon Gibod, Morell, Bernabe, Barrie

T. com. Lyon, du 19 déc. 2014

19 décembre 2014

Faits et procédure

A compter de 2001, la société Confection Dali confectionnait des vêtements de prêt-à-porter dont la société Jumfil lui passait commande. En 2013, les relations commerciales entre les parties ont cessé.

S'estimant victime d'une rupture brutale des relations commerciales, la société Confection Dali a, par exploit du 4 novembre 2013, assigné la société Jumfil en indemnisation devant le Tribunal de commerce de Lyon lequel a, par jugement du 19 décembre 2014 :

- dit que la société Jumfil a brutalement rompu les relations commerciales établies avec la société Confection Dali à compter du mois d'août 2013,

- dit qu'un préavis de 10 mois au regard de l'antériorité des relations entre les deux sociétés est justifié,

- condamné la société Jumfil à payer à la société Confection Dali la somme de 74 150,51 euros au titre du préjudice résultant de la rupture fautive des relations commerciales établies,

- débouté la société Jumfil de l'ensemble de ses demandes,

- condamné la société Jumfil à payer à la société Confection Dali la somme de 2 500 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,

- rejeté la demande d'exécution provisoire,

- condamné la société Jumfil aux dépens de l'instance.

LA COUR

Vu la déclaration d'appel et les dernières écritures signifiées le 11 janvier 2018, par lesquelles la société Jumfil invite la cour, au visa des articles L. 442-2 et L. 442-6 du Code de commerce, à :

- dire son action recevable,

- déclarer mal fondé l'appel incident de la société Confection Dali et la débouter de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions,

réformant le jugement entrepris et statuant à nouveau,

- constater que la société Confection Dali n'a jamais démontré l'existence réelle de la rupture des relations commerciales établies ni l'intention de rompre de la part de la société Jumfil,

- constater que la société Confection Dali a, par son augmentation tarifaire unilatérale et substantielle, rompu brutalement les relations commerciales établies,

- dire en conséquence, la rupture fautive des relations commerciales inopposable à la société Jumfil,

- condamner la société Confection Dali " ès-qualités ", à payer la somme de 2 686 euros correspondant au montant de l'avoir dû,

- condamner la société Confection Dali à payer la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile et aux dépens avec autorisation de recouvrement direct ;

Au soutien de son appel, la société Jumfil expose essentiellement que :

- la partie qui se prétend victime d'une rupture brutale des relations commerciales doit au préalable démontrer l'existence d'une rupture,

- il faut la double preuve du caractère abusif ou non justifié de la rupture et que soit établie l'intention de rompre la relation commerciale laquelle doit être dépourvue de toute ambiguïté,

- l'absence de commandes ne saurait caractériser une volonté de rompre,

- en l'espèce, la société Confection Dali n'est pas en mesure de verser le moindre élément permettant d'établir la volonté de rompre de la société Jumfil,

- elle n'a passé aucune commande aux mois de juillet et août 2011 et 2012, comme certaines années précédentes pendant la période estivale,

- la société Confection Dali opère un chantage qui transparaît dans les courriers du 13 septembre 2013 et du 4 octobre 2013,

- elle-même n'a jamais eu l'intention de rompre les relations commerciales et c'est en réalité la société Confection Dali qui n'a plus voulu travailler avec elle en conditionnant la reprise des relations au paiement d'une somme d'argent,

- elle a eu la désagréable surprise de constater une augmentation des prix des articles commandés sans être avertie au préalable,

- elle a alors été contrainte de revendre à perte les 158 chemises Timeo préalablement commandées en mai 2013, ce qui est interdit par la loi,

- les modifications imposées unilatéralement par la société Confection Dali caractérisent une rupture brutale.

Vu les dernières écritures signifiées le 8 janvier 2018 par lesquelles la société Confection Dali intimée ayant formé appel incident, demande à la cour, au visa des dispositions de l'article L. 442-6 du Code de commerce, de :

- confirmer le jugement en ce qu'il a :

* dit que la société Jumfil a eu des relations commerciales établies avec la société Confection Dali depuis l'exercice 2001,

* dit que la société Jumfil a cessé de passer commande à la société Confection Dali à partir du mois d'août 2013,

* dit que la société Jumfil a brutalement rompu les relations commerciales établies avec la société Confection Dali à compter du mois d'août 2013,

* dit que le litige évoqué par la société Jumfil l'a été postérieurement à la cessation des commandes au mois d'août 2013 et pour les besoins de la cause,

* dit que ce litige ne justifiait pas l'arrêt sans préavis de toutes relations commerciales,

* dit que la marge commerciale brute annuelle réalisée par la société Confection Dali au cours des trois derniers exercices représentait 98,67 % du chiffre d'affaires,

- réformer le jugement en ce qu'il a :

* dit que la société Jumfil devait respecter un préavis de 10 mois,

* condamné la société Jumfil à payer à la société Confection Dali la somme de 74 150,51 euros,

statuant à nouveau,

- dire que la société Jumfil devait respecter un délai de préavis de 24 mois compte tenu de l'ancienneté des relations commerciales établies et de l'importance du chiffre d'affaires de la société Jumfil dans la société Confection Dali,

- en conséquence, condamner la société Jumfil à payer à la société Confection Dali la somme de 177 961,21 euros au titre du préjudice résultant de la rupture fautive des relations commerciales établies,

y ajoutant,

- condamner la société Jumfil à payer à la société Confection Dali la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile et aux dépens de l'instance ;

La société Confection Dali expose en substance que :

- la société Jumfil a eu l'intention de rompre les relations commerciales en cessant de passer commande, sans motifs légitimes, à compter du mois d'août 2013,

- la rupture est non équivoque et dépourvue de toute ambiguïté,

- elle-même a attendu le 13 septembre 2013 pour connaître les intentions de la société Jumfil laquelle a reconnu avoir rompu les relations dans son courrier du 16 septembre 2013 et a refusé leur reprise,

- il n'y a eu aucune modification unilatérale des conditions de la relation commerciale, aucun prix n'étant fixé préalablement entre les deux sociétés,

- surtout la société Jumfil a purement et simplement accepté le prix des prestations de confection des chemises Timeo qu'elle lui a proposées,

- elle n'a pas non plus refusé la marchandise dont elle s'est acquitté du prix,

- elle invoque aussi l'existence d'un litige pour les besoins de la cause,

- en réalité, ainsi qu'elle le reconnaît expressément dans ses écritures, elle a décidé de changer de sous-traitant pour la fabrication des chemises Timeo,

- elle ne démontre pas la revente à perte qu'elle invoque,

- elle ne lui a adressé aucun préavis écrit alors qu'elle aurait dû respecter un préavis de 24 mois compte tenu de l'existence de 12 années de relations commerciales et du fait qu'elle représentait près de 40 % de son chiffre d'affaires.

SUR CE

Sur la rupture brutale des relations commerciales établies

Aux termes de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, " Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers : ... 5° De rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels ".

Sur les relations commerciales établies

Les parties ne discutent pas avoir entretenu, pendant 12 ans, des relations commerciales établies, matérialisées par des bons de commandes payés et livrés, sans qu'aucun contrat de partenariat tacite ou écrit ne soit formalisé. Sur les trois dernières années, ces commandes ont représenté environ 40 % du chiffre d'affaires total de la société Confection Dali la société Jumfil étant son client le plus important.

Sur la rupture brutale

La société Jumfil bien que reconnaissant avoir cessé de passer des commandes à compter du mois d'août 2013, conteste être l'auteur de la rupture, expliquant en substance que cette absence de commande ne caractériserait pas une volonté de rompre les relations contractuelles et serait justifiée par une augmentation de prix que la société Confection Dali lui aurait imposée unilatéralement.

Mais, c'est par une juste appréciation en fait et en droit, qu'aucun moyen nouveau en cause d'appel ne vient contredire, que les premiers juges ont considéré que la société Jumfil était bien l'auteur de la rupture.

En effet, l'instruction du dossier fait apparaître les éléments suivants :

- en mai 2013, la société Jumfil a commandé à la société Confection Dali la fabrication de 158 chemises homme Timeo,

- ces chemises ont été fabriquées par la société Confection Dali et livrées à la société Jumfil

- le 31 mai 2013, elles ont fait l'objet d'une facture n° 130532 pour une somme de 5 530 euros HT, soit 35 euros HT pièce, que la société Jumfil a réglée en juin 2013,

- en juin et juillet 2013 la société Jumfil a passé d'autres commandes qui ont fait l'objet de factures les 30 juin 2013 et 31 juillet 2013 qui ont été payées par la société Jumfil

- à partir du mois d'août 2013, celle-ci n'a plus passé de commandes,

- par lettre recommandée avec accusé de réception du 13 septembre 2013, constatant l'absence de commandes depuis le mois d'août 2013, la société Confection Dali a reproché à la société Jumfil d'avoir rompu brutalement, sans préavis, les relations commerciales qu'elles entretenaient depuis 12 ans, et l'a mise en demeure de l'indemniser du préjudice qu'elle a subi,

- en réponse, par lettre recommandée avec accusé de réception datée du 16 septembre 2013, la société Jumfil a contesté le prix facturé par la société Confection Dali pour les chemises Timeo, soit 35 euros pièce, arguant du fait que le prix qu'elle pourrait obtenir d'autres façonniers pour le même produit serait de 18 euros pièce, et a indiqué attendre un avoir de la part de la société Confection Dali pour reprendre les relations commerciales,

- par lettre recommandée avec accusé de réception du 4 octobre 2013, doublée d'un courriel, la société Confection Dali lui a indiqué, que " sans reconnaître le bien fondé des arguments de la société Jumfil elle était prête à reprendre les relations commerciales dans les conditions suivantes : émission d'un avoir de 1 000 euros pour les chemises Timeo et dédommagement par la société Jumfil en deux versements d'une somme totale de 17 539,55 euros au titre de la marge brute non réalisée pendant les mois d'août et septembre 2013, la reprise des relations commerciales devant intervenir au plus tard le 15 octobre 2013,

- par lettre recommandée avec accusé de réception du 10 octobre 2013, la société Jumfil a indiqué attendre un avoir de 2 686 euros, ne pas accepter la proposition de dédommagement, être ouverte à la discussion et prête à reprendre rapidement les relations commerciales une fois le litige relatif au coût élevé de ces chemises solutionné,

- par lettre recommandée avec accusé de réception du 11 octobre 2013, la société Confection Dali a déclaré maintenir ses demandes du 4 octobre 2013,

- ses demandes étant restées sans effet, par exploit du 4 novembre 2013, la société Confection Dali a assigné la société Jumfil en indemnisation devant le tribunal de commerce.

Il en ressort que :

- la société Jumfil a réglé en juin 2013, sans émettre aucune contestation, la facture des 158 chemises homme Timeo qui lui avaient été livrées en mai 2013, manifestant ainsi son accord pour un prix de 38 euros HT pièce,

- postérieurement, elle a poursuivi les relations commerciales en passant des commandes en juin et juillet 2013 dont elle a été livrée et dont elle a acquitté les factures, sans émettre aucune récrimination concernant un prétendu litige sur la facturation des chemises Timeo et /ou une modification unilatérale des conditions tarifaires convenues,

- elle a cessé de passer commande fin août 2013 pour le mois de septembre suivant,

- le 13 septembre 2013, elle n'avait passé aucune nouvelle commande, ce qui ne s'était jamais produit pendant les 12 années de relations commerciales, les parties ne contestant pas que, comme l'a relevé le tribunal, chaque commande s'effectuait le mois précédant la fabrication et la livraison et au plus tard, dans la deuxième quinzaine de ce mois,

- elle a attendu le 16 septembre 2013 pour contester, pour la première fois, le prix de la facture des 158 chemises homme Timeo de sorte que son affirmation, a posteriori, selon laquelle la société Confection Dali aurait modifié unilatéralement le prix des chemises, non seulement n'est pas crédible mais est, de surcroît, contredite par l'historique des échanges ci-dessus relatés,

- elle a reconnu par ce courrier, confirmé par celui qu'elle a adressé le 10 octobre 2013, avoir cessé de passer commande à compter du mois d'août 2013, conditionnant la reprise des relations commerciales à l'obtention d'un avoir sur la facture des chemises Timeo du fait d'une surfacturation qu'elle n'avait jamais invoquée auparavant,

- elle ne saurait dès lors sérieusement reprocher à la société Confection Dali qui sollicitait un dédommagement du fait de la rupture et proposait un avoir de 1 000 euros, à titre commercial sans aucune reconnaissance de responsabilité, d'avoir procédé à un chantage,

- enfin, elle ne produit aucun élément comptable corroborant son affirmation selon laquelle elle aurait revendu à perte les chemises en cause du fait du prix excessif facturé par la société Jumfil

Il se déduit de l'ensemble de ces éléments que la société Jumfil a, unilatéralement et sans motif légitime, cessé de passer commandes à compter de la fin du mois d'août 2013 et a tenté de justifier cette abstention en invoquant un litige qui n'existait pas. Par suite, la société Jumfil est bien l'auteur de la rupture des relations commerciales établies et cette rupture est brutale en ce que la société Jumfil n'a notifié aucun préavis écrit.

Sur le préavis suffisant

Les relations commerciales ont duré 12 ans. Les premiers juges ont évalué à 10 mois la durée du préavis suffisant. La société Confection Dali considère qu'un préavis de deux ans aurait été raisonnable et la société Jumfil ne fait valoir aucune observation à cet égard.

Il ressort de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce que la brutalité de la rupture résulte de l'absence de préavis écrit ou de l'insuffisance de la durée de ce préavis au regard des relations commerciales antérieures. L'évaluation de la durée du préavis à accorder est fonction de toutes les circonstances de nature à influer son appréciation au moment de la notification de la rupture, notamment de l'ancienneté des relations, du volume d'affaires réalisé, du secteur concerné, de l'état de dépendance économique de la victime, des dépenses non récupérables engagées par elle et du temps nécessaire pour retrouver un partenaire.

En l'espèce, compte tenu des pièces produites et eu égard à l'ancienneté des relations commerciales d'une durée de 12 ans, au volume d'affaires, à la part de la société Jumfil dans le chiffre d'affaires total de la société Confection Dali (40 %), à la nature de l'activité considérée, à la réalité du marché concerné, et à défaut de la justification d'une dépendance économique, c'est à juste titre que les premiers juges ont considéré que la société Confection Dali aurait dû bénéficier d'un préavis de dix mois afin de pallier les incidences de la perte de commandes par la société Jumfil

Sur le préjudice

L'action engagée au visa de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, comme tel est le cas en l'espèce, vise à réparer le seul préjudice découlant de la brutalité de la rupture et non de la rupture elle-même. Ce préjudice correspond au gain que la victime de la rupture pouvait escompter tirer pendant le temps de préavis qui aurait dû lui être accordé, soit la perte de la marge sur le chiffre d'affaires.

Pour évaluer la perte de marge, il y a lieu de prendre en compte la marge moyenne annuelle bénéficiaire réalisée par la société Confection Dali avec les commandes de la société Jumfil sur les trois derniers exercices pleins qui s'élève, selon les pièces comptables communiquées (comptes annuels pour les exercices 2010 à 2012 pièces intimée n° 1 à 3) à la somme de 88 980,60 euros, soit la somme mensuelle de 7 415,05 euros. Ainsi, le gain manqué pendant la durée du préavis de 10 mois qui aurait dû être accordé, s'élève à la somme de 74 150,51 euros (7 415,05 x 10 mois) comme retenu par le tribunal.

Sur les autres demandes

En définitive, il y a lieu de confirmer le jugement en toutes ses dispositions en ce compris la condamnation de la société Jumfil aux dépens de première instance et à une indemnité au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.

La société Jumfil qui succombe en appel, en supportera les dépens et sera condamnée à verser à la société Confection Dali la somme supplémentaire de 5 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.

Par ces motifs : LA COUR, Confirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions ; y ajoutant, Déboute les parties de leurs demandes plus amples ou contraires ; Condamne la société Jumfil aux dépens d'appel ; Condamne la société Jumfil à payer à la société Confection Dali la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.