CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 9 mai 2018, n° 16-07127
PARIS
Arrêt
Infirmation partielle
PARTIES
Demandeur :
CDV (SAS) ; Pellier (ès qual.)
Défendeur :
Lafi Hard Discount (SAS) , Distri Sud-Ouest (SAS) , Riva (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Luc
Conseillers :
Mmes Mouthon Vidilles, Comte
Avocats :
Mes Hupin, Hawadier, Ménard, Montagard, Olivier, Soulier, Dauchel, Barbancon Hilllion
FAITS ET PROCÉDURE
Créée en septembre 2004 par Monsieur Sportes, la société CDV avait pour activité la transformation, la distribution et le négoce de tous les produits se rapportant directement à la viande.
Cette société avait été constituée pour approvisionner les 19 magasins de la marque Leader Price de la région du sud-est de la France, dont Monsieur Sportes était également l'actionnaire majoritaire au travers d'une société holding, la société GP Finance.
Courant 2008, Monsieur Sportes a cédé les participations qu'il détenait dans le groupe de distribution des supermarchés Leader Price du sud-est à la société Sarjel, dont les actionnaires étaient les sociétés RLPI (Casino) et HDR (M. Dahan).
Par ailleurs à cette même époque, 50 % du capital de la société CDV a été cédé à la société Riva, société appartenant également à M. Dahan.
La société Riva a reçu en 2008 la mission d'assurer la tenue de la comptabilité des 19 magasins et de l'optimisation de la gestion. La société Lafi Hard Discount (ci-après LHD), autre société du groupe Dahan, avait une mission identique pour les magasins Leader Price du sud-ouest de la France.
En 2010, la chaîne Sarjel a vendu ses participations dans les magasins Leader Price à la société Lafi Hard Discount et cette dernière s'est substituée à la société Riva en ce qui concerne l'assistance dans la comptabilité et la gestion des magasins Leader Price du sud-est.
Le 22 novembre 2010, la société Lafi Hard Discount a notifié à la société CDV l'arrêt de leurs relations commerciales à compter du 1er janvier 2011 concernant la gamme de boucherie traditionnelle. Le 14 décembre 2010, la société CDV a contesté cette rupture comme brutale.
La société CDV a été placée sous sauvegarde suivant jugement du Tribunal de commerce de Fréjus du 28 février 2011, puis placée en liquidation judiciaire le 4 juillet 2011.
Suivant une ordonnance de référé du 11 juillet 2011 du président du Tribunal de commerce de Fréjus, une expertise a été ordonnée à l'initiative de la société CDV, de Maître Pellier et Maître Huertas, ès qualités, avec pour objet de rechercher, notamment, tout élément de nature à caractériser l'état de dépendance économique de la société CDV, rechercher si les relations de distribution existant entre les parties ont conduit la société CDV à poursuivre une activité déficitaire et en préciser les causes, et enfin rechercher tout élément utile à l'effet de chiffrer son préjudice.
L'expert a déposé son rapport le 26 septembre 2013.
Par exploits des 23 juin 2014 et 25 février 2015, la SCP Pellier Molla, ès qualités de liquidateur judiciaire de la société CDV, a saisi le Tribunal de commerce de Marseille, au visa de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce aux fins de voir condamner in solidum les sociétés Lafi Hard Discount et Riva à lui payer la somme de 5 millions d'euros en réparation du préjudice subi du fait de la rupture brutale des relations contractuelles, ainsi que la somme de 20 000 en application de l'article 700 du Code de procédure civile.
Vu le jugement du Tribunal de commerce de Marseille du 2 février 2016 qui a :
- pris acte de l'intervention volontaire de la société CDV, prise en la personne de Maître Pellier, ès qualités de liquidateur judiciaire de la société CDV, et l'a reçue en son intervention volontaire,
- pris acte de l'intervention volontaire de la société Distri Sud-Ouest venant aux droits et obligations de la société Lafi Hard Discount et l'a reçue en son intervention volontaire,
- débouté la société Pellier, ès qualités de liquidateur judiciaire de la société CDV, de toutes ses demandes, fins et conclusions,
- dit les dépens toutes taxes comprises de la présente instance en frais privilégiés de procédure collective,
- rejeté pour le surplus toutes autre demandes, fins et conclusions contraires aux conditions du présent jugement.
Vu l'appel interjeté le 23 mars 2016 par la SCP Pellier Molla, ès qualités de liquidateur judiciaire de la société CDV et ses dernières conclusions du 18 novembre 2016 par lesquelles il est demandé à la cour de :
vu l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce,
- dire et juger la SCP Pellier Molla, ès qualités de liquidateur judiciaire de la société CDV recevable et bien fondée en son appel,
- voir réformer en toutes ses dispositions le jugement entrepris,
en conséquence,
- constater la rupture brutale des relations contractuelles au préjudice de la société CDV,
- condamner in solidum la société Lafi Hard Discount, la société Distri Sud-Ouest et la société Riva à payer à la SCP Pellier Molla, ès qualités de liquidateur judiciaire de la société CDV, la somme de 5 millions d'euros à titre de dommages intérêts,
- condamner in solidum la société Lafi Hard Discount, la société Distri Sud-Ouest et la société Riva à payer à la SCP Pellier Molla, ès qualités de liquidateur judiciaire de la société CDV, la somme de 20 000 en application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile,
- les condamner in solidum aux entiers dépens ;
Vu les conclusions de la société CDV du 17 octobre 2016, dans lesquelles elle demande à la cour de :
- confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a déclaré recevable l'intervention volontaire de la société CDV,
le réformant pour le surplus,
- voir constater la rupture brutale des relations contractuelles au préjudice de la société CDV,
- voir condamner in solidum la société Lafi Hard Discount, la société Distri Sud-Ouest et la société Riva à payer à la SCP Pellier Molla, ès qualités de liquidateur judiciaire de la société CDV, la somme de 5 millions d'euros à titre de dommages intérêts,
- voir condamner in solidum la société Lafi Hard Discount, la société Distri Sud-Ouest et la société Riva à payer à la SCP Pellier Molla, ès qualités de liquidateur judiciaire de la société CDV, la somme de 5 000 en application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile,
- les condamner in solidum aux entiers dépens ;
Vu les conclusions de la société Riva du 22 septembre 2016, dans lesquelles elle demande à la cour de :
- confirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions,
y ajoutant
- condamner Maître Pellier, ès qualités de liquidateur de la société CDV, à verser à la société Riva la somme de 10 000 au titre de dommages et intérêts pour procédure d'appel abusive et à la somme de 15 000 au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,
subsidiairement :
- débouter purement et simplement Maître Pellier, ès qualités de liquidateur de la société CDV en sa demande à l'encontre de la société Riva en l'absence de rupture brutale de relation commerciale entre elles,
à titre superfétatoire
- débouter Maître Pellier, ès qualités de liquidateur de la société CDV, de sa demande en l'absence de justification d'un préjudice en lien avec la rupture,
- condamner Maître Pellier, ès qualités de liquidateur de la société CDV, à verser à la société Riva, la somme de 15 000 au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens ;
Vu les conclusions du 21 octobre 2016 de la société Distri Sud-Ouest, venant aux droits de la société Lafi Hard Discount dans lesquelles elle demande à la cour de :
- confirmer le jugement déféré,
- débouter la SCP Pellier Molla, ès qualités de liquidateur de la société CDV, de ses demandes
- juger que la société CDV ne peut former de demandes distinctes,
- condamner la SCP Pellier Molla, ès qualités de liquidateur de la société CDV au paiement d'une somme de 15 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,
- la condamner aux entiers dépens ;
SUR CE
Sur l'intervention volontaire de la société CDV
La société Distri Sud-Ouest, venant aux droits de la société LHD, expose que la société CDV ne peut agir, sans être représentée par son liquidateur et conclut à l'irrecevabilité de son action.
S'il résulte de l'article 330 du Code de procédure civile que " l'intervention est accessoire lorsqu'elle appuie les prétentions d'une partie. Elle est recevable si son auteur a intérêt, pour la conservation de ses droits, à soutenir cette partie. L'intervenant à titre accessoire peut se désister unilatéralement de son intervention ", encore faut-il que la société intervenante ait qualité à agir, ce qui ne peut être le cas, s'agissant d'une société en liquidation, non représentée par les organes de la procédure.
Il y a donc lieu de rejeter cette intervention.
Sur la rupture brutale de la relation commerciale
Si, aux termes de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, " engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers : De rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels ", la société qui se prétend victime de cette rupture doit établir au préalable le caractère suffisamment prolongé, régulier, significatif et stable du courant d'affaires ayant existé entre elle et l'auteur de la rupture, qui pouvait lui laisser augurer que cette relation avait vocation à perdurer. Par ailleurs, " les dispositions qui précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure ".
Les parties s'opposent sur le point de départ de leurs relations commerciales et sur la brutalité de la rupture.
La société CDV et la SCP Pellier Molla, ès qualités de liquidateur de la société CDV, exposent que le début des relations commerciales est intervenu en septembre 2004, la création de la société CDV ayant eu pour seul objectif l'approvisionnement en viande des magasins Leader Price du sud-est de la France et ses relations ayant perduré après 2008 sans aucune interruption et de manière continue et stable avec les sociétés Lafi Hard Discount (LHD) et Riva.
La société Distri Sud-Ouest aux droits de la société LHD prétend qu'elle n'est entrée en relation avec la société CDV qu'en juin 2010, date à laquelle elle a présenté la société CDV aux magasins Leader Price du sud-ouest et qu'elle n'a pas pris la suite de la société Riva dans un rôle de centrale d'achat que celle-ci n'a jamais assumé.
La société Riva confirme les assertions de la société Distri Sud-Ouest et expose qu'investie d'une mission d'assistance technique, elle n'a jamais entretenu un quelconque flux d'affaires avec la société CDV, celle-ci vendant directement sa marchandise aux magasins Leader Price du sud-est.
Aucune pièce de l'appelant, ni des intimées ne démontre que la société Riva aurait entretenu des relations d'affaires avec la société CDV ni qu'elle aurait joué le rôle de centrale de référencement ou d'achat des magasins Leader Price du sud-est. Cette société avait conclu le 1er mars 2008 avec chacun des magasins concernés un contrat d'assistance et de prestations de services concernant la comptabilité, la stratégie marketing, l'agencement des magasins et le personnel, totalement étranger aux ventes de la société CDV auxdits magasins.
En l'absence de relations commerciales, il y a lieu de confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a écarté l'application de l'article L. 442-6, I, 5 ° du Code de commerce à l'encontre de la société Riva.
La société LHD n'a commencé ses relations commerciales avec la société CDV que le 10 juin 2010, époque à laquelle elle l'a présentée comme nouveau fournisseur aux magasins du sud-ouest. Elle n'a, par ailleurs, pas pu succéder à la société Riva dans des relations qui n'ont pas existé. Concernant les magasins du sud-est, la société LHD a repris les parts détenues par la société Sarjel dans l'ensemble des sociétés exploitant lesdits magasins (pièces 1 à 16 de la société Riva), de sorte qu'elle a repris le flux d'affaires existant entre ces magasins et CDV depuis 2004.
Il n'est pas contesté que le 22 novembre 2010, la société Lafi Hard Discount a indiqué à la société CDV l'arrêt, à compter du 1er janvier 2011, de la gamme de boucherie traditionnelle, concernant l'ensemble des magasins du sud-ouest et du sud-est. Seules persistaient les commandes sur produits élaborés. Ce changement substantiel dans les relations commerciales a désorganisé la société et a provoqué une chute des ventes de 700 000 euros, d'après le rapport d'expertise Deweerdt versé aux débats. Celles-ci se sont complètement arrêtées le 17 mars 2011, les propres fournisseurs de la société CDV ayant refusé de la livrer, compte tenu de ses impayés.
Le délai de préavis doit s'entendre du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour se réorganiser, c'est-à-dire pour préparer le redéploiement de son activité, trouver un autre partenaire ou une autre solution de remplacement. Les principaux critères à prendre en compte sont la dépendance économique, l'ancienneté des relations, le volume d'affaires et la progression du chiffre d'affaires, les investissements spécifiques effectués et non amortis, les relations d'exclusivité et la spécificité des produits et services en cause. Le délai de préavis suffisant s'apprécie au moment de la notification de la rupture.
La durée des relations commerciales établies entre les sociétés LHD et CDV ne peut excéder six mois pour les magasins du sud-ouest, et six ans pour les magasins du sud-est. Compte tenu de ces éléments et des pièces versées aux débats par la société CDV, qui consistent dans le rapport de Philippe Deweerdt, expert désigné par le Tribunal de commerce de Fréjus et le bilan économique de l'administrateur judiciaire (pièces 1 et 2 des appelants), attestant que la grande majorité des ventes de la société CDV était effectuée avec les magasins Leader Price (pièce 5 de la SCP Pellier), sans que la cour dispose d'éléments plus précis, il convient de fixer à 6 mois le préavis qui aurait dû être consenti à la société CDV pour se reconvertir.
La rupture partielle, effectuée avec un délai de préavis de 5 semaines, a donc été brutale.
Le préjudice résultant du caractère brutal de la rupture est constitué par la perte de la marge dont la victime pouvait escompter bénéficier pendant la durée du préavis qui aurait dû lui être accordé. La référence à retenir est la marge sur coûts variables, définie comme la différence entre le chiffre d'affaires dont la victime a été privée sous déduction des charges qui n'ont pas été supportées du fait de la baisse d'activité résultant de la rupture.
Les appelantes demandent le comblement du passif de la société CDV, sans fournir à la cour de preuves permettant de rattacher par un lien de causalité direct la liquidation de la société à la brutalité de la rupture partielle. Cette liquidation résulte des difficultés antérieures de la société CDV, dès 2006. Cette demande sera donc rejetée.
Les chiffres contenus dans le rapport de Philippe Deweerdt, non sérieusement contestés, permettant d'évaluer la moyenne de la marge commerciale sur les années 2008 à 2010 à la somme de 572 900 euros, il y a lieu d'évaluer à 286 450 euros la perte subie sur une durée de six mois, sans tenir compte des coûts variables et des ventes effectuées en janvier et février 2011 qui doivent en être déduits.
Or, il résulte du rapport Deweerdt (page 33) que le chiffre d'affaires réalisé en janvier et février 2011 par la société CDV avec le réseau Leader Price s'est élevé à 674 600 euros, chiffre à rapprocher de celui communiqué par la société LHD, 667 461 euros, résultant d'une attestation de son directeur administratif et financier (pièce 4 de la société LHD), de sorte qu'aucune perte effective ne peut être mise en évidence, une fois enlevées de la perte subie les ventes effectuées en janvier et février 2011.
Le jugement entrepris sera donc confirmé en ce qu'il a rejeté la demande de la SCP Molla, ès qualités de liquidateur de la société CDV.
Sur la demande pour procédure abusive de la société Riva
En l'absence de preuve d'un abus du droit d'ester en justice, la demande sera rejetée.
Sur les dépens et frais irrépétibles
La SCP Pellier Molla, ès qualités de liquidateur judiciaire de la société CDV, succombant au principal, sera condamnée aux dépens. Il n'y a pas lieu à application de l'article 700 du Code de procédure civile.
Par ces motifs, LA COUR, Confirme le jugement entrepris, sauf en ce qu'il a déclaré recevable l'intervention de la société CDV, L'infirme sur ce point, et, statuant à nouveau, Déclare irrecevable l'intervention volontaire de la société CDV, y ajoutant, Rejette la demande de la société Riva pour procédure abusive, Condamne la SCP Pellier Molla, ès qualités de liquidateur judiciaire de la société CDV, aux dépens de l'instance d'appel, Dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du Code de procédure civile.