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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 5, 17 mai 2018, n° 16-00487

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Carrosserie Véhicules Industriels Melunaise (SA)

Défendeur :

Scora (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Birolleau

Conseillers :

Mmes Schaller, du Besset

T. com. Paris, du 2 déc. 2015

2 décembre 2015

FAITS ET PROCÉDURE :

La société Carrosserie Véhicules Industriels Mélunaise (ci-après la société CA.VI.ME) est spécialisée dans l'aménagement de véhicules utilitaires et professionnels et équipe des véhicules sortis d'usine complètement vides en fonction des demandes de ses clients.

La société Scora est spécialisée dans la fabrication d'équipements automobiles et plus particulièrement de banquettes et de leur attache de sièges, outre de leurs garnitures et des points de sécurité. Dans le cadre de son activité commerciale, elle conçoit le " plancher de rails " qui doit recevoir les sièges, la fixation des sièges sur ce " plancher de rails " lui-même fixé et collé au plancher du véhicule, le siège lui-même, les attaches de ceintures de sécurité et les appuis-tête et enfin, elle prépare et livre aux clients l'ensemble.

En 2007, les sociétés CA.VI.ME et Scora ont démarré une relation d'affaires sans la formaliser qui s'est poursuivie jusqu'en 2013. La société Scora fournissait la société CA.VI.ME qui assurait la commercialisation des produits de la société Scora et effectuait les démarches d'immatriculation des véhicules équipés en utilisant notamment les informations techniques et l'homologation fournies par la société Scora.

À partir du 1er septembre 2013, la société CA.VI.ME n'a plus passé commande auprès de la société Scora et a développé et commercialisé, en parallèle, sa propre gamme de produits et d'adaptation.

S'estimant victime d'une rupture brutale de la relation commerciale établie, la société Scora a assigné le 30 avril 2014 la société CA.VI.ME aux fins d'obtenir réparation de son préjudice issu de la brutalité de la rupture de sa relation.

Par jugement rendu le 2 décembre 2015, le Tribunal de commerce de Paris a :

- dit que la société Carrosserie Véhicules Industriels Mélunaise (CA.VI.ME) a rompu brutalement, de façon imprévisible et sans préavis ses relations commerciales avec la société Scora ;

- condamné la société Carrosserie Véhicules Industriels Mélunaise (CA.VI.ME) à payer à la société Scora la somme de 443 866 euros déboutant pour le surplus ;

- condamné la société Carrosserie Véhicules Industriels Mélunaise (CA.VI.ME) à payer à la société Scora la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;

- débouté les parties de leurs demandes plus amples ou contraires ;

- ordonné l'exécution provisoire du jugement ;

- condamné la société Carrosserie Véhicules Industriels Mélunaise (CA.VI.ME) aux dépens, dont ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme de 121,44 euros dont 20,02 euros de TVA.

Vu l'appel interjeté le 17 décembre 2015 par la société Carrosserie Véhicules Industriels Mélunaise (CA.VI.ME) à l'encontre de cette décision,

Vu les dernières conclusions signifiées le 17 janvier 2018 par la société Carrosserie Véhicules Industriels Mélunaise, par lesquelles il est demandé à la cour de :

Vu les multiples manquements constatés, établis et prouvés,

Vu la non-conformité des produits livrés avec les homologations obtenues (procès-verbaux de deux laboratoires d'essai européens),

À titre principal,

- constater que la rupture alléguée par Scora ne présente pas le caractère d'imprévisibilité et se trouve en tout état de cause justifiée par les manquements réitérés de Scora ;

- débouter Scora de l'intégralité de ses demandes,

À titre subsidiaire,

- désigner un expert avec la mission suivante ;

- déterminer si les dispositifs d'assise livrés à CA.VI.ME par Scora sont conformes aux homologations obtenues et à la réglementation imposée par la directive CE.

- en cas de réponse négative, déterminer les raisons techniques (métal utilisé, conception différentes) pouvant expliquer cette non-conformité ;

À titre infiniment subsidiaire,

- ramener le préjudice à de plus justes proportions et ordonner au besoin une expertise ;

À titre reconventionnel,

- constater que Scora a commis des actes de dénigrement ;

- condamner Scora à payer à CA.VI.ME la somme de 15 000 euros en réparation du préjudice à ce titre ;

- condamner Scora à payer à CA.VI.ME la somme de 8 238,04 euros en remboursement des frais liés aux essais ;

- condamner Scora à payer à CA.VI.ME la somme de 20 000 euros en application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu'au règlement des entiers dépens.

Vu les dernières conclusions signifiées le 17 janvier 2018 par la société Scora, par lesquelles il est demandé à la cour de :

Vu l'article L. 442-6-I-5° du Code de commerce,

Vu l'article 1154 du Code civil,

A titre principal,

- dire et juger qu'il y a eu rupture brutale et imprévisible des relations commerciales établies sans justification ;

En conséquence,

- condamner la société CA.VI.ME à payer à la société Scora au titre du gain manqué à raison de l'aggravation du préjudice par la société Scora du fait de la dépendance économique et commerciale, la somme de 453,008 euros ;

- condamner la société CA.VI.ME à payer à la société Scora du fait de la perte subie la somme arrêtée au 31 décembre 2014 à 62 400 euros ;

- condamner la société CA.VI.ME au paiement des sommes, outre intérêts au taux légal avec application de l'anatocisme conformément à l'article 1154 du Code civil ;

- débouter la société CA.VI.ME de l'intégralité de ses demandes ;

- condamner la société CA.VI.ME à payer à la société Scora la somme de 10 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ;

- condamner la société CA.VI.ME aux entiers dépens de première instance et d'appel, ces derniers distraits au profit de Maître X sur son affirmation de droit ;

A titre subsidiaire,

- confirmer en toutes ses dispositions le jugement du Tribunal de commerce de Paris du 2 décembre 2015 ;

En tous les cas,

- débouter la société CA.VI.ME de sa demande de désignation d'un expert,

- dire que les éléments établis en 2016 ou 2017, pour autant qu'ils seraient probants, ne peuvent justifier la rupture en 2013 de relations commerciales établies ;

Y ajoutant,

- dire que les sommes porteront intérêts au taux légal à compter du jugement avec anatocisme des intérêts sur le fondement de l'article 1154 du Code civil à compter de la notification des présentes ;

- condamner la société CA.VI.ME à verser une somme complémentaire de 10 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile en cause d'appel à la société Scora ;

- condamner la société CA.VI.ME aux dépens d'appel distraits au profit de Maître X, avocat sur son affirmation de droit.

La société CA.VI.ME conteste tout d'abord le caractère établi et stable de la relation entre les parties du fait des nombreux désordres notifiés à la société Scora, désordres qui ne pouvaient laisser supposer que la relation commerciale allait perdurer, que la précarité de la relation résulte des propres manquements de la société Scora, que la conformité des produits avec les normes européennes était une condition substantielle à l'engagement des parties et que les nombreux manquements à ce titre, notifiés par la société CA.VI.ME et démontrés par le biais d'essais dans les laboratoires, constituaient une inexécution grave et répétée des engagements souscrits par la société Scora et justifiait l'arrêt des commandes, sans préavis.

Subsidiairement, sur le préjudice, la société CA.VI.ME considère que la durée de 8 mois de préavis est surévaluée, que la marge brute de 52 % est hors normes comparée à la marge du secteur de 27 %, que la dépendance économique n'est pas caractérisée faute d'exclusivité et qu'ainsi le préjudice lié à la rupture devrait être ramené à de plus justes proportions.

A titre reconventionnel, elle sollicite l'indemnisation du préjudice qu'elle a subi du fait du dénigrement dont elle a été victime de la part de la société Scora.

En réponse, la société Scora fait tout d'abord valoir que depuis 2007, les relations commerciales ont été stables, suivies et habituelles entre les parties, avec un chiffre d'affaires constant et que cette relation a été brutalement rompue par la société CA.VI.ME le 1er septembre 2013 sans préavis ni lettre d'information et à un moment où rien ne laissait supposer que la société CA.VI.ME allait rompre ses relations commerciales, que la société CA.VI.ME ne peut justifier la rupture par une inexécution de la relation, considérant qu'elle a toujours assuré le service après-vente même dans des conditions difficiles et qu'elle a toujours livré la société CA.VI.ME en temps et en heure des produits inchangés qui ont toujours donné satisfaction, que les réclamations envoyées ne sont que des prétextes qui correspondent à la date à laquelle la société CA.VI.ME a commencé à commercialiser elle-même des cabines similaires à celles vendues par Scora.

La société Scora soutient que le préavis devait être fixé à 8 mois compte tenu de l'ancienneté de la relation, outre six mois supplémentaires en raison de la dépendance économique et commerciale, soit 14 mois de préavis sur la base d'une marge brute fixée à 52 %.

Elle conteste toute demande d'expertise, ainsi que la demande reconventionnelle de la société CA.VI.ME.

La cour renvoie, pour un plus ample exposé des faits et prétentions des parties, à la décision déférée et aux écritures susvisées, par application des dispositions de l'article 455 du Code de procédure civile.

Sur ce, LA COUR,

Considérant qu'il résulte des dispositions de l'article L. 442-6-1-5° du Code de commerce qu'engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers : (...) De rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminées, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels (...) Les dispositions qui précèdent ne sont pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure ;

Considérant que la relation commerciale est établie lorsqu'elle revêt, avant la rupture du contrat un caractère suivi, stable et habituel et où la partie victime de la rupture pouvait raisonnablement anticiper pour l'avenir une certaine continuité de flux d'affaires avec son partenaire commercial ;

Que le caractère prévisible de la rupture d'une relation commerciale établie ne prive pas celle-ci de son caractère brutal si elle ne résulte pas d'un acte du partenaire manifestant son intention de ne pas poursuivre la relation commerciale et faisant courir un délai de préavis ;

Que la brutalité de la rupture résulte de l'absence de préavis écrit ou de l'insuffisance de la durée de ce préavis au regard des relations commerciales antérieures ;

Qu'en l'espèce, les parties ne contestent pas avoir entretenu une relation commerciale stable et établie entre 2007 et 2013 ;

Que dans le cadre de cette relation d'affaires, non contractualisée mais effective depuis 2007: la société Scora était le fournisseur unique de la société CA.VI.ME, lui transférait les procès-verbaux d'homologation de l'UTAC sur ses fournitures, mettait à sa disposition son fichier clients et assumait les prestations d'après-vente, la société CA.VI.ME assurait la commercialisation des équipements, procédait à l'adaptation des véhicules et se chargeait d'obtenir leur immatriculation (carte grise barrée rouge) ;

Qu'en cessant de s'approvisionner du jour au lendemain auprès de la société Scora sans aucun délai de prévenance et sans notification écrite, la société CA.VI.ME a rompu brutalement sa relation commerciale établie depuis près de six ans avec la société Scora ;

Que par des motifs que la cour adopte, les premiers juges ont relevé à juste titre que les réclamations portant sur la qualité des fournitures n'ont jamais été invoquées par la société CA.VI.ME pour avertir la société Scora d'une cessation possible des relations commerciales, la précarisation invoquée n'étant dès lors pas justifiée, et ne peuvent pas non plus constituer, en raison de leur caractère répétitif et habituel, la faute d'une gravité suffisante qui justifierait l'absence de tout préavis, qui aurait au surplus exigé une notification écrite de rupture sans préavis, ce qui n'a pas été fait, la société CA.VI.ME s'étant contentée de cesser toute commande du jour au lendemain, sans répondre aux mails de relance et de demande d'explication de son co-contractant ;

Que les non-conformités alléguées, à les supposer établies, ne permettent pas d'écarter l'obligation de notifier par écrit la rupture des relations commerciales, même sans préavis ;

Que la rupture brutale est dès lors établie ;

Que la décision des premiers juges sera confirmée sur ce point ;

Considérant qu'il est constant que le préjudice résultant d'une rupture brutale de la relation commerciale établie doit être évalué en considération de la marge brute escomptée durant la période de préavis qu'aurait dû respecter le cocontractant ;

Que la finalité du délai de préavis est de permettre au partenaire de prendre ses dispositions pour réorienter ses activités en temps utile ou pour rechercher de nouveaux clients ;

Que la durée du préavis doit tenir compte de la durée des relations commerciales ayant existé entre les parties et des autres critères liés au volume d'affaires et à la progression du chiffre d'affaires, aux investissements effectués, à l'objet de l'activité, à la dépendance économique et aux usages de la profession ;

Qu'en l'espèce, les premiers juges ont retenu à juste titre un préavis de huit mois, compte tenu de la durée de la relation qui a duré près de six ans et de l'importance du volume d'affaires et de sa progression, sans qu'une dépendance économique ne soit toutefois établie, les autres critères n'étant pas invoqués ;

Que par contre, c'est à tort que le tribunal a retenu un préjudice supplémentaire de six mois pour le manque à gagner, qui certes résulte notamment d'une baisse du chiffre d'affaires en 2013 et 2014, mais qui fait double emploi avec l'indemnisation déjà accordée du préavis justement fixée à huit mois, la dépendance économique n'étant pas établie ;

Que c'est également à tort que le tribunal a retenu un taux de marge brute de 52 % alors que l'attestation de l'expert-comptable de la société Scora fait ressortir un taux de marge brute de 48 %;

Que la société CA.VI.ME soutient, mais sans en justifier, que le taux usuel serait de 27 % ;

Que la cour retiendra donc le taux de marge de 48 % validé par l'expert-comptable et qui apparaît compatible avec les éléments fournis ;

Considérant que sur la base de la moyenne du chiffre d'affaires annuel retenu par les premiers juges et non contesté de 730 000 euros et du taux de marge brute de 48 %, l'indemnisation du préavis s'élève à 8/12 x 730 000 x 48 % = 233 600 euros ;

Que le jugement du Tribunal de commerce de Paris en date du 2 décembre 2015 sera donc infirmé sur ce point ;

Considérant qu'il y a lieu de faire droit à la demande d'indemnisation supplémentaire au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;

Par ces motifs, LA COUR, Statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort, confirme le jugement déféré, sauf en ce qu'il a fixé à une somme de 442 866 euros le montant du préjudice subi du fait de la rupture brutale, Statuant à nouveau, condamne la société Carrosserie Véhicules Industriels Mélunaise à payer à la société Scora la somme de 233 600 euros au titre du préjudice subi du fait de la rupture brutale, condamne la société Carrosserie Véhicules Industriels Mélunaise à payer à la société Scora la somme de 5 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile, condamne la société Carrosserie Véhicules Industriels Mélunaise aux dépens de première instance et d'appel, dont distraction au profit de Maître X, avocat, par application de l'article 699 du Code de procédure civile.