CA Versailles, 3e ch., 7 juin 2018, n° 16-08519
VERSAILLES
Arrêt
Infirmation partielle
PARTIES
Demandeur :
Sanofi-Aventis France (SA)
Défendeur :
Caisse Primaire d'Assurance Maladie de la Haute-Garonne
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme BOISSELET
Conseillers :
Mmes BAZET, DERNIAUX
En février 1998, le jeune Lucas C., âgé de 6 ans comme né le 7 octobre 1991, a été pris en charge pour une rhinopharyngite fébrile par le docteur L., médecin généraliste, qui a prescrit un traitement à base d'aspirine, de paracétamol et d'un antibiotique. Dans la nuit du 12 au 13 février 1998, l'enfant, qui présentait une éruption généralisée maculo-papuleuse, a été hospitalisé aux urgences pédiatriques de l'hôpital Purpan de Toulouse où a été diagnostiqué un syndrome de Lyell, l'atteinte cutanée concernant 75 % de la surface corporelle. Une atteinte de la muqueuse oculaire a évolué vers la cécité de l'enfant avec un tableau très sévère de sécheresse oculaire et d'opacité cornéenne bilatérale que trois greffes de membrane amniotique n'ont pas amélioré.
Par assignation du 16 juillet 2008, la famille C. a sollicité une expertise contre la société Sanofi Aventis France (Sanofi), fabricant et titulaire de l'autorisation de mise sur le marché du Doliprane et de l'Aspégic. Ont été désignés les docteurs M. et Poitevin, remplacés par les professeurs C., ophtalmologiste, et R., pharmacologue clinicien. Une expertise complémentaire a été ordonnée à la demande de la famille C. après mise en cause du docteur L. et du laboratoire Glaxosmithkline (pour la prescription de Clamoxyl). Le professeur R., nommé par ordonnance du 7 janvier 2011, a déposé son rapport complémentaire le 27 septembre 2011.
Par acte du 13 avril 2012, M. Lucas C. et ses parents M. Pierre C. et Mme Manuella P., divorcée C. (les consorts C.), ont assigné la société Sanofi-Aventis France devant le Tribunal de grande instance de Paris en réparation des préjudices subis.
Par jugement du 13 janvier 2014 rendu au contradictoire de la CPAM de Haute-Garonne le Tribunal de grande instance de Paris a :
- rejeté la fin de non-recevoir tirée de la prescription de l'action soulevée par Sanofi,
- dit que Sanofi a engagé sa responsabilité suite au dommage subi par Lucas C. après absorption d'Aspégic et de Doliprane en février 1998,
- condamné Sanofi Aventis à payer les sommes suivantes à :
- Lucas C. :
- au titre des préjudices patrimoniaux : 769 797,75 euros,
- au titre des préjudices extra-patrimoniaux : 551 182 euros, avec réserves sur les postes formation professionnelle et pertes de gains professionnels futures.
- M Pierre C. :
- préjudice moral : 10 000 euros,
- troubles des conditions d'existence : 10 000 euros.
- Mme Manuella P. :
- préjudice moral :10 000 euros,
- troubles des conditions d'existence : 10 000 euros.
- la CPAM de Haute-Garonne :
- prestations servies : 63 638,70 euros, avec intérêts au taux légal à compter de la date de signification de ses conclusions contenant demande en paiement, cette somme s'imputant sur le poste dépenses de santé actuelles,
- frais futurs : la somme annuelle de 768,08 euros, payable avec intérêts au taux légal à compter du jour du paiement, au fur et à mesure de l'engagement de ces dépenses sauf versement du capital représentatif de 19 846,42 euros, sommes s'imputant sur le poste dépenses de santé futures,
- la somme de 1 015 euros (mille quinze euros) au titre de l'indemnité forfaitaire de l'article L. 376 du Code de la sécurité sociale,
- condamné Sanofi à payer aux consorts C. la somme de 6 000 euros et à la CPAM de Haute-Garonne la somme de 800 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu'aux dépens,
- ordonné l'exécution provisoire.
Sanofi a interjeté appel le 16 janvier 2014 et par arrêt du 27 mars 2015, la cour d'appel de Paris a :
- infirmé le jugement en toutes ses dispositions,
- déclaré irrecevable comme prescrite l'action engagée par les consorts C.,
- débouté les consorts C. de leurs demandes,
- dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du Code de procédure civile et condamné les consorts C. aux dépens.
Sur pourvoi des consorts C., par arrêt du 15 juin 2016, la Cour de Cassation a cassé en toutes ses dispositions l'arrêt rendu par la cour d'appel de Paris, a renvoyé l'affaire devant la cour d'appel de Versailles et a condamné Sanofi à payer aux demandeurs 3 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, ainsi qu'aux dépens.
Par dernières écritures du 6 mars 2018 Sanofi prie la cour de :
- déclarer les actions de M. Lucas C., M. Pierre C. et Mme Manuella P., irrecevables comme prescrites,
- rejeter leurs demandes,
- débouter la CPAM de Haute-Garonne de ses demandes,
à titre subsidiaire :
- saisir la Cour de justice de l'Union Européenne des questions préjudicielles suivantes :
1/ L'article 10 de la directive 85/374/CEE du 25 juillet 1985, selon lequel l'action en réparation doit être engagée dans un délai de trois ans à compter de la date à laquelle le plaignant " a eu ou aurait dû avoir connaissance du dommage ", s'oppose-t-il, notamment dans le cadre de l'obligation d'interpréter le droit national à la lumière du droit de l'Union européenne, dans la seule limite de l'interprétation contra legem, à ce que le point de départ du délai de prescription de l'action en réparation d'un préjudice corporel du fait d'un produit défectueux soit fixé par le juge national à la date de consolidation du dommage quand les dispositions légales applicables dans l'Etat membre font courir le délai de prescription à compter " de la manifestation du dommage ou de son aggravation ".
2/ En cas de réponse négative à la question n° 1, l'article 10 de la directive 85/374/CEE du 25 juillet 1985, selon lequel l'action en réparation doit être engagée dans un délai de trois ans à compter de la date à laquelle le plaignant " a eu ou aurait dû avoir connaissance du dommage" s'oppose-t-il, notamment dans le cadre de l'obligation d'interpréter le droit national à la lumière du droit de l'Union européenne, dans la seule limite de l'interprétation contra legem, à ce que le délai de prescription de l'action en réparation d'un préjudice corporel du fait d'un produit défectueux soit fixé par le juge national à une durée de 10 ans.
3/ L'article 10 de la directive 85/374/CEE du 25 juillet 1985, selon lequel l'action en réparation doit être engagée dans un délai de trois ans à compter de la date à laquelle le plaignant " a eu ou aurait dû avoir connaissance du dommage " s'oppose-t-il à ce que le délai de prescription de l'action en réparation d'un préjudice corporel du fait d'un produit défectueux soit fixé par une loi de l'Etat membre postérieure à l'entrée en vigueur des dispositions de la directive à une durée de 10 ans.
4/ L'article 11 de la directive 85/374/CEE du 25 juillet 1985, selon lequel les droits conférés à la victime en application de la directive s'éteignent à l'expiration d'un délai de dix ans à compter de la date à laquelle le produit à l'origine du dommage a été mis en circulation, s'oppose-t-il, notamment dans le cadre de l'obligation d'interpréter le droit national à la lumière du droit de l'Union européenne, et en l'absence de toute disposition contraire en droit interne, à ce que le juge national permette à la victime d'un préjudice corporel causé par un produit défectueux de rechercher la responsabilité du producteur quand plus de dix ans se sont écoulés depuis la mise en circulation du produit à l'origine du dommage.
- surseoir à statuer dans l'attente de la position de la Cour de justice de l'Union Européenne sur ces questions préjudicielles,
à titre infiniment subsidiaire, sur les préjudices :
Sur les demandes d'indemnisation des préjudices de Lucas C.,
- ramener les indemnités éventuelles aux sommes maximales suivantes :
- préjudices patrimoniaux temporaires :
dépenses de santé actuelles 670,76 euros
frais divers :
matériel informatique et autre 4 272,10 euros
frais de déplacement aux expertises 94,40 euros
tierce personne avant consolidation, de 1998 à 2005 137 970,00 euros
- préjudices patrimoniaux permanents :
capitalisation du matériel informatique et autre 100 000,00 euros
tierce personne après consolidation 142 338,00 euros
- préjudices extra-patrimoniaux temporaires :
déficit fonctionnel temporaire 23 160,00/38 600,00 euros
souffrances endurées 11 845,00 euros
préjudice esthétique temporaire 8 022,00 euros
- préjudices extra-patrimoniaux permanents :
déficit fonctionnel permanent 322 000,00 euros
préjudice esthétique 8 022,00 euros
Sur les demandes d'indemnisation des préjudices des parents de Lucas C.,
- ramener les indemnités éventuelles aux sommes maximales suivantes :
- préjudices d'affection :
10 000 euros pour la mère de Lucas
10 000 euros pour le père de Lucas
- préjudices extra-patrimonial exceptionnel :
10 000 euros pour la mère de Lucas
10 000 euros pour le père de Lucas
- débouter la famille C. de ses autres demandes d'indemnisation,
Sur les demandes d'indemnisation de la CPAM de la Haute-Garonne :
- débouter la CPAM de toutes ses demandes d'indemnisation contre Sanofi,
à titre plus infiniment subsidiaire :
Sur les préjudices non évalués par les experts :
- ordonner un complément d'expertise en désignant un expert médical judiciaire avec pour mission d'évaluer les besoins éventuels en assistance tierce personne de Lucas C.,
- dire que les frais d'expertise complémentaire seront à la charge de la famille C.,
en tout état de cause,
- condamner M. Lucas C., M. Pierre C. et Mme Manuella P. à lui payer la somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile.
Par dernières écritures du 30 mars 2018, M. Lucas C., M. Pierre C. et Mme Manuella P. demandent à la cour de :
- rejeter la fin de non-recevoir tirée de la prescription de leur action,
- rejeter la demande de questions préjudicielles et de sursis à statuer,
- juger Sanofi responsable du dommage subi par Lucas C. sur le fondement de la responsabilité des produits défectueux,
- la condamner à payer les sommes suivantes :
à Lucas C. :
dépenses de santé actuelles 1 013,83 euros
frais divers 10 487,14 euros
tierce personne avant consolidation 280 890,00 euros
tierce personne après consolidation 979 398,00 euros
matériel informatique 100 000,00 euros
préjudice de formation 20 000,00 euros
incidence professionnelle 80 000,00 euros
déficit fonctionnel temporaire 54 040,00 euros
souffrances endurées 50 000,00 euros
préjudice esthétique temporaire 20 000,00 euros
déficit fonctionnel permanent 516 000,00 euros
préjudice esthétique permanent 10 000,00 euros
préjudice d'agrément 40 000,00 euros
à M. Pierre C. :
préjudice d'affection 30 000,00 euros
trouble dans ses conditions d'existence 15 000,00 euros
à Mme Manuella P. :
préjudice d'affection 30 000,00 euros
trouble dans ses conditions d'existence 15 000,00 euros
- confirmer le jugement sur l'indemnité de procédure et les dépens de première instance,
- condamner Sanofi à leur payer la somme complémentaire de 10 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile en cause d'appel, et aux dépens, avec recouvrement direct.
Par dernières écritures du 27 mars 2018, la CPAM de la Haute-Garonne prie la cour de :
- confirmer en toutes ses dispositions le jugement,
- actualiser le montant de l'indemnité forfaitaire pour frais de gestion au regard des dispositions de l'arrêté du 27 décembre 2017 et condamner la SA Sanofi Aventis France au paiement de la somme de 1 000 euros en cause d'appel au titre des frais irrépétibles,
- constater qu'à la date du 2 août 2012, sa créance définitive ressort à la somme de 83 485,12 euros décomposée comme suit :
dépenses de santé actuelles 63 638,70 euros
dépenses de santé futures 19 846,42 euros
- condamner Sanofi à lui payer ces sommes avec intérêts de droit à compter du jour de la demande ou du jour de paiement des prestations à la victime si celui-ci est postérieur à celui-là,
- condamner Sanofi à lui payer l'indemnité forfaitaire pour frais de gestion de 1 066 euros,
- condamner Sanofi à lui payer la somme de 800 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu'aux dépens, avec recouvrement direct.
La cour renvoie aux écritures des parties en application des dispositions de l'article 455 du Code de procédure civile pour un exposé détaillé de leur argumentation.
L'ordonnance de clôture a été prononcée le 5 avril 2018.
SUR QUOI, LA COUR :
Sur la prescription :
Les articles 10 et 11 de la directive 85/374/CEE du 25 juillet 1985 relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des Etats membres en matière de responsabilité du fait des produits défectueux sont rédigés en ces termes :
Article 10 : " Les Etats membres prévoient dans leur législation que l'action en réparation prévue par la présente directive se prescrit dans un délai de trois ans à compter de la date à laquelle le plaignant a eu ou aurait dû avoir connaissance du dommage, du défaut, et de l'identité du producteur. Les dispositions des Etats membres réglementant la suspension ou l'interruption de la prescription ne sont pas affectées par la présente directive. "
Article 11: " Les Etats membres prévoient dans leur législation que les droits conférés à la victime en application de la présente directive s'éteignent à l'expiration d'un délai de 10 ans à compter de la date à laquelle le producteur a mis en circulation le produit même qui a causé le dommage... "
L'arrêt de la Cour de Paris a été cassé au visa de l'article 2270-1 du Code civil, alors applicable, tel qu'interprété à la lumière de l'article 10 de la directive 85/374/CEE du 25 juillet 1985 relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des Etats membres en matière de responsabilité du fait des produits défectueux.
La Cour de Cassation a en effet jugé que, dès lors que le produit incriminé a été mis en circulation après l'expiration du délai de transposition de la directive, mais avant l'entrée en vigueur de la loi 98-389 du 19 mai 1998 relative à la responsabilité du fait des produits défectueux la transposant, l'article 2270-1 du Code civil dans sa rédaction alors applicable, devait être interprété à la lumière de la directive, dont l'article 10 prévoit que le délai de prescription court à compter de la date à laquelle le demandeur a eu connaissance du litige, du défaut et de l'identité du producteur. Par suite, la date de la manifestation du dommage devait s'entendre de la date de la consolidation, qui permet seule au demandeur de mesurer l'étendue de son dommage et d'avoir connaissance de celui-ci.
Sanofi expose que le double délai prévu par les articles 10 et 11 de la directive du 25 juillet conduit à déclarer irrecevables comme prescrites les demandes de la famille C., comme introduites plus de 3 ans après la manifestation du dommage, laquelle remonte à 1998, et en tout état de cause plus de 10 ans après la mise en circulation des produits litigieux, cette dernière étant fixée à la date à laquelle Lucas C. les a reçus.
Les consorts C. font valoir que le principe d'interprétation du droit national à la lumière de la directive est limité par l'impossibilité de faire prévaloir une interprétation contra legem du droit national, ce qui serait le cas s'il était fait application d'une façon littérale des articles 10 et 11 de la directive. Ils rappellent que les règles de prescription applicables dans chacun des Etats de l'Union demeurent de la seule compétence du droit national. Ils ajoutent que le délai de l'article 11 de la directive n'a aucun équivalent en droit national, en sorte que son application serait contraire au principe de sécurité juridique et aux principes généraux de la réparation du préjudice corporel en droit national, et aurait pour résultat de substituer le juge au législateur.
La date de consolidation de l'état de Lucas C., soit la fin de l'année 2005, n'est pas discutée.
Il est de principe, en droit national français, et ce dès avant la loi du 17 juin 2008, qu'un préjudice corporel n'est constitué que lorsque l'état de la victime est consolidé, puisque c'est seulement à ce moment-là que le dommage est connu dans tous ses aspects et toute son ampleur. Dès lors, la date de la manifestation du dommage doit être fixée à fin 2005. Ainsi, que l'on applique le droit commun de la réparation du préjudice corporel ou le délai de trois ans prévu par l'article 10 de la directive, aucun de ces deux délais n'était écoulé à la date de l'assignation initiale en référé, soit le 16 juillet 2008.
En ce qui concerne le délai prévu par l'article 11 de la directive, il est justement observé par les consorts C. qu'il se heurte d'une part aux principes de réparation du préjudice corporel en droit français, et d'autre part aux dispositions de l'article 2235 du Code civil, issu de la loi du 17 juin 2008 et applicables en la cause, qui tendent à la protection des personnes qui se trouvent empêchées d'agir, tels les mineurs, en sorte qu'il n'appartient pas au juge, quel qu'il soit, de résoudre cette contradiction en faisant application de l'article 11 de la directive hors de toute transposition dans l'ordre juridique national. En outre, il est expressément prévu dans la directive que les dispositions nationales réglementant la prescription ne sont pas affectées par la directive.
Le jugement sera dès lors confirmé en ce que la fin de non-recevoir tirée de la prescription a été rejetée.
- Sur la demande de question préjudicielle et de sursis à statuer :
La Cour de Cassation, saisie de cette demande en ce qui concerne l'article 10, l'a rejetée en l'absence de doute raisonnable quant à l'interprétation de cet article. En ce qui concerne l'article 11, il doit être relevé que ce texte se borne à prescrire aux Etats membres de prévoir dans leur législation interne une extinction des droits de la victime 10 ans après la mise en circulation du produit, en sorte qu'il ne peut en être déduit que cette disposition serait directement applicable en l'état. La cour ne peut qu'observer en outre que les questions posées ne tendent pas à l'interprétation de ces dispositions communautaires, sur le sens desquelles, ainsi qu'il a été dit, n'existe aucun doute raisonnable, mais à l'appréciation de la compétence du législateur national pour maintenir, au sein de l'ordre juridique national interne, des dispositions plus protectrices des victimes en matière de préjudice corporel, appréciation qui excède les attributions du juge, qu'il soit national ou communautaire. Il doit par ailleurs être rappelé, ainsi qu'il a été dit plus haut, qu'il est expressément prévu par la directive qu'elle n'a pas pour effet de modifier les réglementations nationales relatives à la prescription.
La demande tendant à ce que soient posées les questions préjudicielles ci-dessus énoncées à la Cour de justice de l'Union Européenne sera donc également rejetée, ainsi que la demande de sursis à statuer qui en dépend.
Sur le fond :
- Sur l'imputabilité du dommage à l'Aspegic et au Doliprane :
Les experts ont déposé leur premier rapport le 14 janvier 2010 et conclu comme suit :
" Les dates de survenue de l'épisode rhinopharyngé et des visites du docteur L. sont respectivement le jeudi 5 février 1998 et le lundi 9 février suivant. En l'absence d'ordonnance, il n'est pas possible d'établir la chronologie exacte des prises médicamenteuses ni de leur posologie pas plus qu'il n'est possible de vérifier la délivrance ou la prise des médicaments. [...]
La mention d'éruption cutanée maculo-papuleuse d'origine allergique ou non et de Stevens-Johnson ou de Lyell ne figure pas stricto sensu dans l'information de l'Aspégic. [...] Il (ce risque) est exceptionnel mais il existe, rapporté dans la littérature scientifique. [...] Il doit être rappelé qu'il est matériellement impossible de citer tous les effets indésirables rapportés à l'Aspirine, médicament le plus consommé au monde. Il convient de rappeler que les éruptions maculo-papuleuses et le syndrome de Lyell ont aussi été décrits avec le Paracétamol (Doliprane) et l'Amoxicylline (Clamoxyl) [...]
La prescription d'Aspirine (sous forme Aspégic ou autre) ou celle de Paracétamol était justifiée comme antalgique antipyrétique. L'association des deux produits ne s'imposait pas. Le Clamoxyl, antibiotique, n'était pas justifié en première intention car les rhinopharyngites sont à 90 % d'origine virale et guérissent spontanément. [...]
Les données de la littérature rapportent quelques cas de Lyell après la prise d'Aspirine, de Paracétamol ou d'Amoxicilline. [...] Le syndrome de Lyell de Lucas a été directement causé par la prise des trois médicaments sans qu'il soit possible de l'attribuer à l'un d'entre eux plus précisément. [....] L'atteinte de la muqueuse oculaire fait partie intégrante du syndrome de Lyell au même titre que l'atteinte cutanée. "
Aux termes de l'expertise complémentaire ordonnée le 7 janvier 2011, et dont le rapport a été déposé le 27 septembre 2011, le professeur R. a conclu comme suit :
" L'hypothèse des faits la plus vraisemblable que nous retenons est que le jeune Lucas qui était en bonne santé avant les faits, a présenté un épisode rhinopharyngé entre le jeudi 5 et le lundi 9 février 1998. Il a été examiné par le docteur L. une première fois le lundi 09 février 1998. Il a été traité par de l'acide acétylsalicylique (Aspirine sous forme d'Aspégic ou une autre spécialité) et du Paracétamol (sous forme de Doliprane ou une autre spécialité) auxquels fut ajouté un antibiotique (sous forme du Clamoxyl ou d'un générique, administré en une ou deux prises) dès lors que les symptômes infectieux ne s'amendaient pas. Concomitamment est survenu un syndrome de Lyell vraisemblablement lié en premier lieu à la prise de l'acide acétylsalicylique et/ou du Paracétamol. Le rôle de l'Amoxicilline semble peu vraisemblable car les arguments d'ordre chronologique suggèrent que cet antibiotique a été prescrit après le début du syndrome de Lyell. Une cause infectieuse à l'origine de ce syndrome n'a par ailleurs pas été retrouvée dans le dossier. Il s'agit donc d'un aléa thérapeutique. "
La famille C. fonde son action sur les articles 1382 et 1383 du Code civil, dans leur version alors applicable, qui, interprétés à la lumière de la directive, mettent à la charge du fabricant d'un produit une obligation de sécurité de résultat, dont il ne peut se libérer qu'en apportant la preuve d'une cause exonératoire.
Le tribunal a retenu l'imputabilité du dommage à l'administration de Doliprane et d'Aspegic, en l'absence de toute autre cause ou explication liée à l'état de santé de l'enfant, de l'absence de prédisposition et d'erreur de prescription, et d'autre part à raison de la survenance de l'effet toxique et des manifestations cliniques dans le délai rapide décrit par la littérature médicale. Retenant que ni l'attention du médecin ni celle du patient n'avaient été attirées notamment par la notice d'emploi des deux médicaments, sur cet effet secondaire possible et connu à l'époque des faits, le tribunal a jugé que ces médicaments n'offraient pas la sécurité à laquelle les victimes pouvaient s'attendre, et que la responsabilité de Sanofi était dès lors engagée.
Sanofi fait valoir que :
- l'administration de Doliprane et d'Aspégic n'est pas établie, faute d'ordonnances retrouvées et au regard du grand nombre de laboratoires commercialisant les mêmes molécules,
- la circonstance que Lucas C. ait été traité, après son syndrome de Lyell, par Paracétamol et Advil, sans inconvénient particulier, est de nature à faire naître les doutes les plus sérieux sur les médicaments à l'origine de ce syndrome, puisque ces derniers sont alors formellement contre-indiqués, et ce à vie,
- les éléments ci-dessus sont en faveur d'une imputabilité vraisemblable au Clamoxyl,
- le fait que l'équipe de l'hôpital Purpan ait administré un traitement antibiotique permettant de traiter les infections à mycoplasmes montre qu'elle n'avait pas écarté une cause infectieuse au syndrome de Lyell, et les experts ne pouvaient donc conclure à une origine médicamenteuse certaine,
- le Paracétamol et l'Aspirine (Aspégic) ne font pas partie des médicaments à haut risque de déclenchement d'un syndrome de Lyell, et bien au contraire, il n'existe pas d'élément scientifique permettant d'inclure le syndrome de Lyell dans les effets indésirables de l'Aspégic, alors qu'il n'en va pas de même pour le Clamoxyl,
- le Doliprane 200 n'existait pas en 1998,
- les études réalisées plus de 20 ans après les faits ne permettent toujours pas d'établir le risque, leurs résultats étant discordants et d'interprétation difficile, dans le cas de l'Aspirine, médicament le plus consommé dans le monde, la balance bénéfice/risque n'a jamais été remise en cause par les autorités sanitaires,
- le délai d'apparition du syndrome de Lyell est compatible avec l'exposition au Clamoxyl,
- les mentions figurant à la notice, selon lesquelles en cas notamment d'éruption cutanée, il convenait d'arrêter immédiatement le traitement, sont conformes à l'état des connaissances au moment de l'administration, en sorte qu'aucun manquement à l'obligation d'information n'est établi,
- le seul fait qu'un médicament soit susceptible d'entraîner des effets indésirables ne suffit pas à le rendre défectueux,
- un médicament susceptible d'entraîner des effets indésirables peut ne pas être défectueux, dès lors que l'information y relative est fournie,
- il n'y a pas en l'espèce de lien de causalité entre le défaut et le dommage.
Les consorts C. exposent que :
- les éléments recueillis, soit notamment le document adressé par le docteur L. à l'hôpital, ainsi que le duplicata d'ordonnance qu'il a établi, confirmés par l'attestation de la grand-mère de Lucas, prouvent suffisamment l'administration des médicaments incriminés,
- dès lors que l'imputabilité du dommage à une molécule est établie, c'est à chacun des laboratoires qui a mis sur le marché un produit qui la contient qu'incombe la preuve que son produit n'est pas à l'origine du dommage,
- la prise de Clamoxyl est postérieure à l'apparition, le 11 février 1998, de plaques érythémateuses sur la peau,
- la prise d'Advil postérieurement au syndrome de Lyell n'exclut pas l'imputabilité à l'Aspégic dans la mesure où il ne s'agit pas de la même molécule, bien que toutes deux appartiennent à la même classe de médicament,
- le risque de développement, dont l'introduction était laissée à l'appréciation des Etats membres, et n'ayant fait l'objet d'aucune transposition, ne peut être invoqué, et en tout état de cause, il existe dans la littérature médicale contemporaine de l'administration des médicaments, des éléments faisant état d'un risque de syndrome de Lyell en cas de prise d'Aspirine, l'obligation de mentionner ce point à la notice du médicament n'ayant pas de rapport avec la rareté de la survenance de cet effet indésirable.
La grand-mère de Lucas, qui était en charge de son petit-fils, atteste formellement lui avoir donné, sur prescription médicale, de l'Aspégic et du Doliprane en alternance, les 9 et 10 février, et que, la fièvre ne cédant pas, et des rougeurs étant apparues sur son visage, elle a donné en plus du Clamoxyl. Le docteur L. a rédigé le 12 février 1998 à l'intention de l'hôpital Purpan un compte-rendu circonstancié de l'évolution de la maladie jour par jour et indiqué très précisément avoir prescrit de l'Aspégic et du Doliprane, et, en cas de persistance de la fièvre, du Clamoxyl. Il a précisé plus tard que l'éruption était apparue au cours du traitement pour infection ORL comportant Aspegic 250 mg, Paracétamol (Doliprane) Amoxicylline (Clamoxyl) et commencé quelques jours avant l'hospitalisation. Une seule prise de Clamoxyl avait eu lieu lors de l'épisode, et cette prise avait été décidée devant des symptômes qui constituaient les prodromes du syndrome de Lyell (forte élévation de la température et éruption maculo- papuleuse). Il a réitéré son témoignage en avril 2009 en précisant qu'il n'avait prescrit l'antibiotique que dans le cas d'une surinfection, l'enfant devant partir aux sports d'hiver avec sa grand-mère. Il l'a revu le 12 février et l'a fait hospitaliser en urgence, et il semblait clair que l'installation du tableau hyperthermique et cutanéo-muqueux soit antérieure à toute prise de bêta-lactamine (principe actif du Clamoxyl). Il a complété son témoignage en rédigeant un duplicata de son ordonnance, mentionnant Aspegic 250 et Doliprane 200, et éventuellement, au bout de 4 jours au moins Clamoxyl 250.
La cour considère que ces pièces sont suffisantes pour établir que l'enfant a bien été traité par Aspegic 250 et Doliprane, en première intention, puis, après aggravation de la fièvre et apparition d'une éruption cutanée, Clamoxyl. L'erreur commise sur le duplicata de l'ordonnance en ce qui concerne le Doliprane 200 peut s'expliquer par le fait qu'il a été rédigé par la suite, et il est à noter que cette erreur ne figure ni sur le courrier du 12 février 1998 ni sur l'attestation du 18 mars 2008. Compte tenu de la gravité de l'état de l'enfant lors de son hospitalisation, il est impossible que le médecin ait fait erreur sur le nom des médicaments qu'il avait prescrits lorsqu'il les a expressément désignés en vue de son hospitalisation, et que cette erreur ait été partagée par la grand-mère.
L'analyse du docteur L., ci-dessus rapportée, a été finalement validée par les experts lorsque leurs opérations ont été étendues à ce dernier, qui a pu retracer à leur intention avec une grande précision le déroulement chronologique de la maladie, et ils ont relevé que l'apparition des premiers symptômes du syndrome de Lyell (fièvre et éruption cutanée) était antérieure ou quasi concomitante à l'administration de Clamoxyl, en sorte qu'il était peu vraisemblable que l'Amoxicilline (molécule active du Clamoxyl) ait joué un rôle.
S'il est vrai que le docteur L. mentionne qu'après les faits, Lucas a pu prendre sans dommage du Paracétamol, il n'est aucunement établi qu'il aurait repris de l'Aspirine ou de l'Aspégic, les consorts C. observant sans être contredits que l'Advil, pris par la suite, est une molécule différente. Si l'on peut ainsi admettre qu'il existe un doute sur l'imputabilité de la maladie à la prise de Doliprane, dans la mesure où une molécule à l'origine d'une telle réaction est à vie contre-indiquée pour le patient, et de Clamoxyl, à raison des données chronologiques, aucun élément ne permet de remettre en cause cette imputabilité à la prise d'Aspégic alors qu'au contraire, le syndrome de Lyell s'est déclenché 2 ou trois jours après le début de l'administration d'Aspégic.
Aucun élément ne vient non plus contredire les conclusions des experts selon lesquelles le syndrome de Lyell présenté par Lucas C. avait une origine médicamenteuse. Au contraire, les pièces produites par les consorts C. montrent qu'aucune autre cause n'a jamais été évoquée par les médecins en charge de l'enfant (bulletin d'entrée de l'hôpital Purpan, recherche d'une sérologie infectieuse négative, courrier du docteur B. du 27 février 1998). Le docteur H. Estelle, missionné par Sanofi, reconnaît d'ailleurs elle-même que cette maladie exceptionnelle a une cause principale médicamenteuse.
Il sera donc retenu que le syndrome de Lyell présenté par Lucas C. est imputable à la prise d'Aspégic.
- Sur le caractère défectueux de l'Aspégic :
Ainsi que justement rappelé par Sanofi, il est de principe que :
- tout produit de santé comporte nécessairement une part de risque, et la survenance d'effets indésirables ne suffit pas à établir le défaut d'un produit,
- un produit est défectueux lorsqu'il n'offre pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre compte tenu de toutes les circonstances et notamment de la présentation du produit, de son usage et du moment de sa mise en circulation,
- un produit dont l'usage serait susceptible d'entraîner des effets indésirables peut ne pas être défectueux dès lors que l'information relative aux effets indésirables est délivrée.
Tout en reconnaissant qu'il existe des signalements relatifs à la survenance d'un syndrome de Lyell dans un contexte de prise d'Aspirine, médicament parmi ceux les plus utilisés dans le monde, Sanofi conteste que ce médicament soit susceptible de provoquer un syndrome de Lyell. Son dire sur ce point a cependant été formellement rejeté par les experts, qui ont expressément indiqué que de très nombreuses publications impliquent cette molécule, certes de façon rare, mais au même titre que nombre d'autres anti-inflammatoires non stéroïdiens dans la survenue de ce syndrome. A ce propos la cour ne peut que déplorer que Sanofi n'ait pas estimé nécessaire de fournir une traduction des articles en langue anglaise qu'elle produit, et notamment de celui constituant sa pièce 14 et intitulé " pediatrics ", et qu'elle présente comme essentielle. Néanmoins, les très nombreux éléments de documentation produits par les consorts C. viennent encore confirmer les conclusions formelles des experts sur ce point, et que ces derniers ont maintenues après dire de Sanofi (notamment article de la faculté de Strasbourg pièce 59 C., article du professeur A., pièce 61, communication du CHU de Casablanca pièce 62). Il sera donc retenu que le syndrome de Lyell peut être un effet indésirable de l'administration d'Aspirine.
Or il est constant que la notice d'utilisation de l'Aspégic ne fait mention, encore aujourd'hui, que de l'éventualité de réactions cutanées, ce qui, au regard du caractère potentiellement létal du syndrome de Lyell, ne peut constituer une information suffisante du patient et du médecin prescripteur (encore qu'il résulte des écrits du docteur L. que ce dernier a quasi immédiatement suspecté l'existence, si ce n'est de ce syndrome, d'une réaction allergique inquiétante, lorsqu'il a revu l'enfant le 12 février 1998).
Néanmoins, la quasi-totalité des éléments de documentation produits par les consorts C. sur l'état des connaissances scientifiques sur le lien entre Aspirine et syndrome de Lyell sont largement postérieurs à février 1998, mis à part un élément en langue espagnole peu utilisable pour ce motif.
Ainsi, en l'état des pièces produites, il existe un doute sur l'état des connaissances scientifiques sur le lien possible entre syndrome de Lyell et Aspirine au moment de l'administration du médicament à Lucas C., et ce même si les médicaments de la classe de l'Aspirine étaient déjà considérés comme présentant un certain nombre de risques. N'est donc pas suffisamment caractérisé contre Sanofi un manquement à son obligation d'information sur les risques inhérents à ce médicament.
Par ailleurs, l'existence d'effets indésirables d'un médicament, même importants, n'a pas pour conséquence de rendre ce médicament défectueux si la balance bénéfices risques reste positive. Or, compte tenu de l'utilisation massive de ce médicament dans le monde entier, il n'est pas contestable que cette balance était positive en ce qui concerne l'Aspirine, et le demeure.
Il résulte de l'ensemble de ces éléments que le caractère défectueux de l'Aspégic prescrit et administré à Lucas C. n'est pas suffisamment établi.
- Surabondamment sur le lien de causalité :
Les experts ont rappelé que Lucas C. a été traité par Aspegic et Doliprane dans le cadre d'une affection rhinopharyngée banale, et que, même si le traitement cumulatif par ces deux médicaments ne s'imposait pas, il n'était cependant pas contre-indiqué, et il n'est pas soutenu que ce choix était critiquable.
La cour ajoutera qu'il est notoire qu'un tel traitement était extrêmement courant à l'époque, en sorte que, même en considérant comme défectueuse l'Aspirine faute d'information sur le risque de syndrome de Lyell, il est certain que ce traitement aurait néanmoins été mis en œuvre si ce défaut d'information n'avait pas existé, étant rappelé que le risque d'éruption cutanée, ou de manifestation allergique potentiellement grave était, lui, indiqué, et tout aussi notoire, et que le docteur L. y a d'ailleurs immédiatement pensé en revoyant l'enfant le 12 février 1998. Ainsi, même à supposer démontré le caractère défectueux du médicament, à raison d'une insuffisance d'information sur les risques afférents à son utilisation, fait défaut le lien de causalité entre ce défaut et la survenance du dommage, lequel doit être considéré comme un accident médical non fautif.
Le jugement du Tribunal de grande instance de Paris du 13 janvier 2014 sera donc infirmé en ce que la responsabilité de Sanofi a été retenue, et en toutes les dispositions en découlant.
- Sur les autres demandes :
Les demandes de la CPAM de la Haute-Garonne ne peuvent qu'être rejetées en l'absence de toute responsabilité de Sanofi.
Les consorts C., qui succombent, supporteront les dépens tant de la présente instance que de celle devant la Cour de Paris.
Les demandes au titre de l'article 700 du Code de procédure civile seront cependant rejetées.
Par ces motifs, LA COUR, Rejette les demandes tendant à ce que soient posées à la Cour de Justice de l'Union Européenne des questions préjudicielles, Rejette la demande de sursis à statuer, Confirme le jugement déféré en ce que la fin de non-recevoir tirée de la prescription a été rejetée, L'infirme sur le surplus, Statuant à nouveau, Déboute M. Lucas C., M. Pierre C. et Mme Manuella P. de leurs demandes, Déboute la CPAM de Haute-Garonne de ses demandes, Rejette les demandes au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, Condamne M. Lucas C., M. Pierre C. et Mme Manuella P. aux dépens de la présente instance et de celle devant la Cour de Paris. - prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du Code de procédure civile.