CA Bordeaux, 4e ch. com., 22 juin 2018, n° 18-01445
BORDEAUX
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Pierre du Monde (SAS)
Défendeur :
Colas Sud-Ouest (Sté), Canteria CIM SL (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Chelle
Conseillers :
M. Charlon, Mme Lavergne-Contal
Avocats :
Mes Taillard, Salomon, Delavallade, Fonrouge, Gorrias
FAITS ET PROCÉDURE
À la suite d'un différend commercial relatif à un contrat de fourniture de matériaux exécuté à Bordeaux, les sociétés Canteria Cim SL et Pierre du Monde avaient engagé une procédure d'arbitrage, à laquelle elles avaient mis fin par un protocole d'accord le 4 avril 2015, en convenant de soumettre ce différend, " dans le cadre d'une procédure ordinaire et selon les règles du droit commun, devant le Tribunal de commerce de Bordeaux ", l'article 2 du protocole stipulant que les parties " renoncent à la clause compromissoire figurant dans le contrat ou à toute autre clause dérogatoire de compétence et acceptent de soumettre tous les différends relatifs au contrat de fourniture en rapport avec le marché Colas, au Tribunal de commerce de Bordeaux qui statuera dans les conditions ordinaires ".
Ultérieurement, la société Canteria CIM SL a assigné devant le Tribunal de commerce de Bordeaux la société Pierre du Monde, en demandant sa condamnation à lui payer diverses sommes, sur le fondement des articles 1134 et 1147 du Code civil et de l'article L. 442-6 I, 5 et I, 8 du Code de commerce ; la société Colas Sud-Ouest était aussi assignée.
Par jugement en date du 6 novembre 2015, le Tribunal de commerce de Bordeaux a, notamment, mis hors de cause la société Colas Sud-Ouest et condamné la société Pierre du Monde à payer à la société Canteria CIM SL la somme de 257 213,48 euros.
La société Pierre du Monde a interjeté appel de ce jugement le 2 décembre 2015 devant la Cour d'appel de Bordeaux.
Le 26 décembre 2017, la société Canteria CIM SL a saisi le conseiller de la mise en état pour demander de déclarer cet appel irrecevable, de rejeter les demandes formées par la société Pierre du Monde et de la condamner à lui payer la somme de 5 000 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile.
Elle faisait valoir qu'en application de l'article L. 442-6 du Code de commerce, seule la Cour d'appel de Paris a compétence pour statuer sur l'appel.
Par ordonnance du 2 mars 2018, le conseiller de la mise en état a déclaré irrecevable l'appel interjeté par la société Pierre du Monde, dit n'y avoir lieu à application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile et condamné la société Pierre du Monde aux entiers dépens de l'instance.
Le conseiller de la mise en état retient :
- que le Tribunal de commerce de Bordeaux a été saisi par une assignation délivrée par la société Canteria CIM SL, aux termes de laquelle elle demandait notamment la condamnation de la société Pierre du Monde à lui payer diverses sommes, sur le fondement à la fois des articles 1134 et 1147 du Code civil, et de l'article L. 442-6 du Code de commerce lequel dispose, au paragraphe III alinéa 5, que les litiges nés des pratiques qu'il sanctionne sont attribués à des juridictions spécialisées dont le siège et le ressort sont fixés par décret, que selon l'article D. 442-3 du Code de commerce issu du décret du 11 novembre 2009, pour l'application de l'article L. 442-6, (...), la cour d'appel compétente pour connaître des décisions rendues par les juridictions commerciales compétentes en métropole est celle de Paris et que ces dispositions, d'ordre public, instituent une compétence dérogatoire exclusive de la Cour d'appel de Paris pour connaître du contentieux en phase d'appel des actions fondées sur l'article L. 442-6 du Code de commerce ;
- que c'est à bon droit cependant que la société Canteria CIM SL oppose que le visa des articles 1134 et 1147 du Code civil, en sus de l'article L. 442-6 du Code de commerce, est sans conséquence sur le principe de la compétence exclusive de la Cour d'appel de Paris auquel, en l'absence de toute demande de disjonction, il ne permet pas de déroger, et que par l'effet de son appel total, la société Pierre du Monde a déféré à la cour l'intégralité du jugement critiqué et l'obligation de statuer sur tous les points évoqués et tranchés dans le jugement, en ce compris les demandes fondées sur l'article L. 442-6, dont il importe peu qu'il les ait écartées.
- que le Tribunal de commerce de Bordeaux se trouve être la juridiction spécialisée désignée par l'article D. 442-3 du Code de commerce, de sorte que sa compétence est fondée à la fois au regard des articles 42 et suivants et L. 442-6 du Code de commerce et que la clause du contrat attribuant compétence au Tribunal de commerce de Bordeaux est dépourvue d'incidence et qu'elle est impuissante à déroger aux règles spéciales de compétence.
- que la demande de dommages et intérêts, fondée sur l'article 123 du Code de procédure civile ne relève pas de la compétence du conseiller de la mise en état.
Le 13 mars 2018, la société Pierre du Monde a notifié des conclusions de déféré par lesquelles elle demande à la cour de réformer l'ordonnance du 2 mars 2018, de dire juger que la Cour d'appel de Bordeaux est compétente pour statuer sur son appel à l'encontre du jugement du Tribunal de commerce de Bordeaux du 6 novembre 2015, de débouter la société Canteria CIM SL de ses demandes et de la condamner à lui verser une indemnité de 100 000 euros à titre de dommages intérêts et à une indemnité de 5 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
Elle fait valoir :
- que le Tribunal de commerce de Bordeaux a été saisi compte tenu de sa compétence au titre du lieu d'exécution du contrat et non en sa qualité de juridiction spécialisée, ce qui est confirmé par le protocole d'accord du 4 avril 2015 qui précise que les parties acceptent de soumettre leur différend au Tribunal de commerce de Bordeaux qui statuera dans les conditions ordinaires qu'il est possible de déroger aux règles spéciales de compétence, et que seule la Cour d'appel de Bordeaux pouvait être saisie ;
- que le tribunal n'est entré en voie de condamnation que sur le fondement des articles 1134 et 1147 du Code civil et qu'elle pouvait saisir que la Cour d'appel de Bordeaux de son appel le Tribunal de commerce de Bordeaux ayant statué en sa qualité de juridiction ordinaire et non en qualité de juridiction spécialisée ;
- que les manœuvres réitérées et déloyales de la société Canteria CIM SL qui a attendu deux ans pour soulever l'irrecevabilité de l'appel et qui a omis de signaler son dépôt de bilan, justifient l'allocation d'une somme de 100 000 euros à titre de dommages intérêts.
Le 23 avril 2018 la société Canteria CIM SL a signifié des conclusions par lesquelles elle demande à la cour de dire et juger que seule la Cour d'appel de Paris est compétente et a le pouvoir de statuer sur l'appel formé par la société Pierre du Monde à l'encontre du jugement rendu par le Tribunal de commerce de Bordeaux le 6 novembre 2015, que par conséquent l'appel formé par la société Pierre du Monde devant la Cour d'appel de Bordeaux irrecevable, de rejeter la demande indemnitaire formée par la société Pierre du monde au visa de l'article 123 du Code de procédure civile, le conseiller de la mise en état et la cour saisie en matière de déférée n'étant pas compétentes, de confirmer purement et simplement l'ordonnance du 2 mars 2018 déférée, et y ajoutant de condamner la société Pierre du Monde au paiement de la somme de 5 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu'aux dépens de l'appel et de l'incident.
Elle fait valoir :
- que la Cour d'appel de Bordeaux n'a ni compétence ni le pouvoir de juger du litige par application combinées des articles L. 442-6 III alinéa 5 et D. 442-3 du Code de commerce, que seule la Cour d'appel de Paris est compétente pour statuer et qu'il s'agit d'une fin de non-recevoir qui n'est pas régularisable ;
- qu'il suffit qu'une demande soit formée et fondée sur les dispositions de l'article L. 442-6 du Code de commerce pour que la juridiction spécialisée soit seule compétente pour l'instruire, que la volonté des parties résultant du protocole intervenu était de soumettre leur litige aux règles classiques du Code commerce dont font parties les articles L. 442-6 et D. 442-3 du Code de commerce, et qu'il n'aurait pas été possible de déroger par convention aux règles de compétence ;
- que seules sont irrecevables les demandes les demandes nouvellement formées devant la cour sur le fondement de l'article L. 442-6 I, 5e du Code de commerce qu'elle a toujours fondé ses demandes sur ce texte et que la société Pierre du Monde a formé un appel total à l'encontre du jugement de sorte que par l'effet dévolutif de l'appel elle a déféré à la cour le rejet des demandes fondées sur l'article L. 442-6 du Code de commerce ;
- que la cour saisie en déféré n'a pas compétence pour statuer sur les demandes indemnitaire de la société Pierre du Monde ainsi que l'a précisé le conseiller de la mise en état dans son ordonnance dont elle reprend les termes.
Le 26 avril 2018, la société Colas Sud-Ouest a notifié des conclusions par lesquelles elle demande à la cour de déclarer l'appel de la société Pierre du Monde irrecevable, de confirmer l'ordonnance du conseiller de la mise en état du 2 mars 2018, de juger irrecevable l'appel provoqué de la société Canteria CIM SL à son encontre et de condamner toute partie succombant à lui verser la somme de 5 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu'aux dépens de l'appel et de l'incident.
Elle demande à la cour de suivre le raisonnement du conseiller de la mise en état en ce qu'il a déclaré l'appel de la société Pierre du Monde irrecevable dont elle reprend pour partie la motivation et ajoute que l'appel provoqué de la société Canteria CIM SL est de ce fait également irrecevable.
MOTIFS DE LA DÉCISION
L'article L. 442-6 du Code de commerce issu de la loi n° 2008-776 du 4 août 2008, attribue le contentieux des pratiques restrictives de concurrence à certaines juridictions spécialisées, dont le siège et le ressort ont été fixés par le décret n° 2009-1384 du 11 novembre 2009, créant l'article D. 442-3 du Code de commerce, aux termes duquel
" pour l'application de l'article L. 442-6, le siège et le ressort des juridictions commerciales compétentes en métropole et dans les départements d'outre-mer sont fixés conformément au tableau de l'annexe 4-2-1 du présent livre [livre IV du Code de commerce]. La cour d'appel compétente pour connaître des décisions rendues par ces juridictions est celle de Paris ".
L'annexe 4-2-1 désigne les huit Tribunaux de commerce de Marseille, Paris, Fort de France, Bordeaux, Nancy, Lyon, Rennes et Tourcoing, avec une compétence territoriale élargie.
Il se déduit de ces textes que doivent être portés devant la Cour d'appel de Paris les recours contre toute décision rendue par l'une des juridictions du premier degré spécialement désignées, lorsque le demandeur a fondé ses prétentions sur l'article L. 442-6 devant le premier juge, et ce, quelles que soient les circonstances ayant mené à la saisine de ce tribunal, et quand bien même ces prétentions reposent aussi sur des dispositions de droit commun, tels les anciens articles 1134 et 1147 du Code civil.
La dévolution à la Cour d'appel de Paris d'un recours contre une décision rendue par l'un des huit tribunaux de commerce spécialisés repose donc sur un critère purement objectif, tenant à l'invocation de l'article L. 442-6 par le demandeur à l'appui de ses prétentions ou à l'invocation de faits susceptibles de constituer des pratiques restrictives de concurrence.
Dans ces conditions, il est indifférent qu'en l'espèce le Tribunal de commerce de Bordeaux ait été aussi, en l'espèce, le juge compétent territorialement selon les dispositions de l'article 46 du Code de procédure civile et qu'il ait, dans sa décision, écarté les demandes formées sur le fondement de l'article L. 442-6 ; et il est tout aussi indifférent que les parties au protocole d'accord du 4 avril 2015 aient prévu de soumettre leur litige au Tribunal de commerce de Bordeaux " dans le cadre d'une procédure ordinaire et selon les règles du droit commun ", puisque les textes qui investissent les tribunaux de commerce spécialisés et la Cour d'appel de Paris du pouvoir juridictionnel exclusif de statuer dans les litiges relatifs à l'application de l'article L. 442-6 du Code de commerce, sont d'ordre public et que les parties ne peuvent y déroger de quelque manière que ce soit.
En conséquence, il convient de confirmer l'ordonnance du conseiller de la mise en état en ce qu'elle déclare irrecevable l'appel interjeté par la société Pierre du Monde le 2 décembre 2015 à l'encontre du jugement du Tribunal de commerce de Bordeaux en date du 6 décembre 2015, cette irrecevabilité de l'appel principal entraînant celle de l'appel provoqué formé par la société Canteria CIM SL à l'égard de la société Colas Sud-Ouest.
La société Pierre du Monde demande la condamnation de la société Canteria CIM SL à lui payer la somme de 100 000 euros sur le fondement de l'article 123 du Code de procédure civil, aux termes duquel les fins de non-recevoir peuvent être proposées en tout état de cause, sauf la possibilité pour le juge de condamner à des dommages intérêts ceux qui se seraient abstenus, dans une intention dilatoire, de les soulever plus tôt.
Le conseiller de la mise en état, qui est, selon l'article 914 du Code de procédure civile, seul compétent depuis sa désignation et jusqu'à la clôture de l'instruction, pour déclarer l'appel irrecevable, a aussi le pouvoir, quand il déclara l'appel irrecevable, pour statuer sur la demande en dommages intérêts formée en application de l'article 123.
Il apparaît que dans l'acte d'huissier de justice du 17 février 2016 par lequel la société Canteria CIM SL a fait signifier à la société Pierre du Monde le jugement du tribunal de commerce, il est indiqué que l'appel doit être porté devant la Cour d'appel de Paris, ce qui montre qu'au moins à compter de cette date, la société Canteria CIM SL savait que l'appel interjeté par son adversaire devant la Cour d'appel de Bordeaux était irrecevable.
Elle a pourtant attendu le 26 décembre 2017 pour saisir le conseiller de la mise en état d'une fin de non-recevoir en application de l'article L. 442-6, ce qui révèle le caractère dilatoire de cette saisine.
Ainsi, il convient de condamner la société Canteria CIM SL à payer à la société Pierre du Monde la somme de 5 000 euros à titre de dommages intérêts sur le fondement de l'article 123 du Code de procédure civile.
Enfin, il n'y a pas lieu à application de l'article 700 du Code de procédure civile.
Par ces motifs, LA COUR, Confirme l'ordonnance rendu par le conseiller de la mise en état le 2 mars 2018, qui déclare irrecevable l'appel interjeté par la société Pierre du Monde contre le jugement du Tribunal de commerce de Bordeaux en date du 6 novembre 2015 ; Y ajoutant : Dit que l'irrecevabilité de l'appel principal de la société Pierre du Monde entraîne l'irrecevabilité de l'appel provoqué formé par la société Canteria CIM SL à l'égard de la société Colas Sud-Ouest ; Condamne la société Canteria CIM SL à payer à la société Pierre du Monde la somme de 5 000 euros à titre de dommages intérêts en application de l'article 123 du Code de procédure civile ; Dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du Code de procédure civile ; Fait masse des dépens de l'incident, et dit qu'ils seront supportés, pour moitié chacune, par la société Canteria CIM SL et la société Pierre du Monde.