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Décisions

CA Rennes, 3e ch. com., 4 septembre 2018, n° 15-09803

RENNES

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Sasu Bouygues Energies & Services

Défendeur :

Sas Johnson Controls Industries

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Calloch

Conseillers :

Mmes André, Jeorger-Le Gac

CA Rennes n° 15-09803

4 septembre 2018

Faits et procédure

Suivant offre en date du 8 septembre 2005, la société Johnson Controls Industries (ci après société Johnson) a proposé à la société Bouygues Energies & Services (Bouygues) la fourniture de cinq groupes froids de type " YGHA 3210-34-SC-40 LN FMP " afin d'être intégrés dans le lot du marché relatif aux installations de chauffage, ventilation, climatisation et désenfumage du centre hospitalier de Papeete confié à la société Bouygues par le gouvernement de la Polynésie française, et ce pour un prix HT de 780 000 €.

Le 9 septembre 2005, en réponse à cette offre, la société Bouygues a adressé un bon de commande accompagné de conditions particulières d'achat comportant notamment des stipulations relatives aux conditions d'emballage et d'expédition. La société Johnson, par courrier en date du 5 octobre 2005, a émis des observations sur un certain nombre de stipulations contenues dans les conditions particulières.

Les 7 et 20 décembre 2005, deux séries de test ont été effectuées en usine sur des groupes froids et ont donné lieu à une seule réserve mineure de la société Bouygues concernant un raccord de peinture. Les groupes froids ont été expédiés les 12 et 29 décembre 2005 à Papeete et ont été livrés sur le port les 7 février et 15 février 2006.

Courant décembre 2008, la société Bouygues a sollicité la société Johnson afin de procéder à la mise en service des groupes. Malgré plusieurs interventions, les groupes n'ont jamais donné une puissance suffisante pour assurer leur fonction de climatisation, ce qui a donné lieu à un refus de réception par le maître de l'ouvrage suivant courrier en date du 12 juillet 2010 du lot confié à la société Bouygues, puis une réception avec réserves le 28 mai 2010 puis le 20 octobre 2010.

Par acte en date du 11 janvier 2011, la société Bouygues a fait assigner la société Johnson devant le juge des référés du tribunal de commerce de Versailles en paiement de la somme de 216 200 € à titre de provision à valoir sur les frais complémentaires liés à la déficience des groupes. Par ordonnance en date du 9 mars 2011, le juge du tribunal de commerce de Versailles s'est déclaré territorialement incompétent et a renvoyé l'affaire devant le tribunal de commerce de Nantes. Par ordonnance en date du 7 juin 2011, le juge des référés du tribunal de commerce de Nantes a débouté la société Bouygues et l'a condamnée à verser à son cocontractant la somme de 45 207 € 32 au titre de trois factures d'intervention impayées. Par arrêt en date du 5 juin 2012, la Cour d'appel de Rennes a infirmé cette décision et a condamné la société Johnson à rembourser les sommes versées en exécution de l'ordonnance.

Par acte en date du 29 septembre 2011, la société Bouygues a fait assigner au fond la société Johnson devant le tribunal de commerce de Nantes afin d'obtenir sa condamnation à lui verser la somme de 6 474 246 € 24 en réparation des préjudices résultant de la défaillance des groupes froids, sa demande étant portée par conclusions postérieures à la somme de 7 528 750 € 52.

Suivant jugement en date du 3 décembre 2015, le tribunal a débouté la société Bouygues de l'intégralité de ses demandes et l'a condamnée à verser à la société Johnson la somme de 43 312 € au titre de trois factures d'intervention, outre la somme de 15 000 € en application de l'article 700 du Code de procédure civile.

La société Bouygues a interjeté appel de cette décision par déclaration enregistrée au greffe le 21 décembre 2015.

Le conseiller de la mise en état a prononcé la clôture de l'instruction par ordonnance en date du 16 mai 2018 et a renvoyé l'examen de l'affaire à l'audience du 29 mai 2018.

A l'appui de son appel, par conclusions déposées le 15 juillet 2016, la société Bouygues invoque une obligation de résultat à l'encontre de la société Johnson et les présomptions de faute et de causalité qu'il convient d'en déduire. Elle soutient que le transport a été effectué dans les conditions fixées au contrat et que l'emballage des groupes devait être effectué par la société Johnson. Elle indique, en versant une attestation sur ce point, que les groupes ont été installés dans leur positionnement définitif dès juin 2006, et ne sont pas restés stockés comme l'ont retenu les premiers juges jusqu'au printemps 2010. Elle conteste en outre l'analyse technique faite par le tribunal des causes ayant expliqué les défaillances des groupes, affirmant que ces défaillances ont des causes intrinsèques aux groupes, notamment le sous dimensionnement des batteries. Elle chiffre à 7 528 750 € 62 le préjudice global engendré par les dysfonctionnements, englobant les surcoûts liés au décalage dans la réception des travaux, le coût du maintien des installations, le coût du personnel mobilisé à compter de la réception provisoire, l'intervention des experts et techniciens, la fourniture d'un groupe froid supplémentaire et la surconsommation en électricité dont le coût lui a été réclamé à hauteur de la somme de 4 200 000 € selon un titre exécutoire confirmé par jugement du tribunal administratif de la Polynésie française. Elle soutient enfin que les factures réclamées par Johnson sont la conséquence directe de la défaillance des groupes et qu'en conséquence c'est à tort que le tribunal l'a condamnée à leur paiement eu égard à l'obligation de délivrance conforme pesant sur le fournisseur. Au terme de ses écritures, la société Bouygues conclut à la condamnation de la société Johnson à lui verser la somme de 7 528 750 € 62, outre 10 000 € en application de l'article 700 du Code de procédure civile. Subsidiairement, elle conclut à la désignation d'un expert spécialisé dans le domaine de la production de froid ayant pour mission notamment de constater et décrire les performances des groupes froids et chiffrer les préjudices résultant d'une éventuelle sous performance.

La société Johnson, par conclusions déposées le 19 mai 2016, demande à la cour de confirmer l'intégralité des dispositions du jugement. Pour cela, elle affirme avoir parfaitement rempli son obligation de délivrance conforme, en rappelant que préalablement à leur livraison, les groupes ont fait l'objet d'essais en usine parfaitement concluants et que la conformité doit s'apprécier à la livraison, et non à la mise en service. Sur ce point, elle rappelle notamment que la société Bouygues a signé le procès-verbal d'essai sans aucune réserve concernant la puissance frigorifique. Selon elle, il appartiendrait à la société Bouygues de prouver que le dommage invoqué trouve son origine dans un manquement par son cocontractant à son obligation de résultat. Or, selon elle, le défaut de puissance des groupes aurait pour origine le mauvais stockage des groupes pendant les trois années ayant séparé la livraison de la mise en service, et notamment l'absence d'emballage adapté, ainsi que les erreurs commises par la société Bouygues dans la réalisation du chantier, et l'absence de maintenance contre la corrosion de certains éléments. Elle critique sur ce point la note de monsieur C., expert diligenté par la partie adverse, et l'oppose à l'avis de son propre expert, monsieur C..

La société Johnson invoque en outre la limitation de la garantie contractuelle, celle ci expirant selon elle le 30 juin 2008, trente mois après la livraison des groupes, ainsi que la clause limitative de responsabilité prévue à l'article 6 des conditions générales de vente. Elle conteste enfin le montant des préjudices allégués, nullement documenté selon elle. Elle affirme que les factures dont elle réclame paiement sont fondées et sans rapport avec le défaut de conformité allégué.

Au terme de ses conclusions, la société Johnson conclut à la confirmation de la décision dans l'intégralité de ses dispositions et à la condamnation de la société Bouygues à lui verser la somme de 50 000 € en application de l'article 700 du Code de procédure civile. Subsidiairement, elle demande à la cour de compléter la mission confiée à l'expert dans les termes reproduits dans ses conclusions récapitulatives, s'il était fait droit à la demande sur ce point de la société Bouygues.

Motifs de la décision

Sur les obligations de la société Johnson en qualité de vendeur

Les relations contractuelles entre la société Johnson, vendeur, et la société Bouygues, acheteur, sont définies par l'offre en date du 8 septembre 2005 et les conditions générales, le bon de commande en date du 22 septembre 2005, les conditions particulières d'achats commande adressées par la société Bouygues annexées à ce bon et la contre-proposition adressée le 5 octobre 2005 par la société York (devenue Johnson) tacitement acceptées par la société Bouygues.

Il résulte de l'ensemble de ces éléments que la commande a été passée par la société Bouygues sous le régime incoterms EXW, ainsi qu'il est expressément indiqué dans le bon de commande en date du 22 septembre 2005 et qu'il a été rappelé par la société York dans son courrier adressé à la société Bouygues le 5 octobre 2005 ; cette mention spécifique expressément conclue entre les parties déroge aux conditions générales annexées au bon de commande ; en choisissant ce régime d'incoterm, les parties ont ainsi convenu que le vendeur devait mettre à disposition ses marchandises en sortie de son usine à une date négociée tandis que l'acheteur payait tous les coûts de transport, les frais de douane et supportait les risques liés au transport des marchandises jusqu'à leur destination finale ; il doit se déduire de ce choix, dès lors, que la réception à prendre en compte se situe au moment de la livraison du produit, et non au moment de sa mise en service ; il convient au demeurant de retenir que les conditions particulières d'achat jointes par la société Bouygues elle-même rappellent en son article 3 que la vérification de conformité se fera lors d'une réception contradictoire à l'usine, et non sur le site de l'installation.

Il résulte des observations adressées par la société Bouygues le 5 octobre 2005 que celle ci a accepté de fournir pour le transport un emballage de protection ; cette fourniture n'est cependant pas de nature à transférer la responsabilité entre vendeur et acheteur telle que fixée par le régime incoterm choisi par les parties et les conditions particulières d'achat et il ne peut en être déduit que la société Bouygues a de ce fait accepter d'assurer la garantie des risques survenus postérieurement à la livraison à l'usine ; de même, dans son offre en date du 8 septembre 2015, la société Johnson a accepté de procéder à la mise en service des monoblocs vendus ; cette prestation complémentaire de mise en service ne peut cependant là encore pas opérer le transfert des risques postérieurs à la livraison en usine, risques définis d'un commun accord comme étant à la charge du vendeur.

Eu égard à ces éléments contractuels, il convient de déterminer si la société Johnson a ou non respecté son obligation de délivrance en se plaçant à la date de livraison en usine, et donc en examinant les réceptions opérées les 7 et 20 décembre 2005.

Sur la réception du matériel vendu lors de la livraison en usine

Lors de la livraison en usine des cinq blocs, deux procès-verbaux de réception ont été établis contradictoirement entre la société Bouygues et la société Johnson le 7 décembre 2005 et le 20 décembre 2005 ; à chaque procès-verbal a été joint trois fiches de performances.

Les deux procès-verbaux contiennent des réserves concernent le contrôle visuel, le premier relativement aux ailettes de condenseur, le second la peinture concernant les dites ailettes ; ces réserves sont sans rapport avec le défaut de conformité allégué par l'acheteur.

Il résulte de la lecture des procès-verbaux eux même que les tests de performance ont été effectués sur deux groupes sur cinq, le 7 décembre 2005 sur le groupe YF 50003/A et le 20 décembre 2005 sur le groupe YF 50003/D ; ces tests de performance n'ont pas fait l'objet de réserves en première page ; le procès-verbal du 7 décembre 2005 mentionne des réserves sur les conditions du test, en sa page 3, en indiquant que celui ci avait été effectué à 26° ambiant au lieu des 24° ambiant, sans toutefois que cette remarque ne mette en évidence un dysfonctionnement supposé ; de même, le procès-verbal du 20 décembre 2015 mentionne que le test a pu se dérouler à une température ambiante de 24°, mais qu'il a été 'succinct du fait de la puissance importante dégagée par la machine' ; ces remarques relatives aux conditions d'essai des deux groupes ne permettent pas de réduire à néant l'absence de réserve en première page concernant les test et performances des machines considérées.

La lecture des procès-verbaux permet de constater que les groupes YF5003B, YF5003 C, YF 5003 E n'ont pas fait l'objet de test de performance ; aucune explication n'est fournie par les parties sur cette carence, et contrairement à ce qu'ont affirmé les premiers juges il n'est pas possible d'assurer que compte tenu de la procédure d'essai pratiquée, les cinq groupes étaient nécessairement en fonction lors des essais ; il convient cependant de retenir que la société Bouygues a signé le procès-verbal de réception portant la mention ' sans réserve' à la case " tests et performances " et a considéré en conséquence sur ce point le matériel conforme au vu des essais réalisés.

Sur la responsabilité des désordres constatés lors de la mise en service du matériel

Il résulte de la synthèse établie par le maître d'œuvre en septembre 2010 puis des réserves émises par le maître d'ouvrage lors de la réception du lot n°1 le 20 octobre 2010 que les groupes fournis par la société Johnson ne présentent pas les performances suffisantes pour être déclarés conformes à leur usage ; il n'est pas contesté que de ce fait, le maître d'ouvrage a dû supporter des surcoûts très important en matière d'électricité et a du s'équiper d'un groupe complémentaire, puis s'est retourné contre la société Bouygues pour obtenir le remboursement de ces frais.

Les rapports d'intervention établis par la société Johnson, mais aussi les notes tant de monsieur C., expert de la société Bouygues, que celles de monsieur C., expert de la société Johnson, démontrent que le défaut de performance des groupes ne provient pas d'erreurs commises par la société Johnson lors de la mise en service sur place des cinq groupes, mais ont pour origine les groupes eux même.

En l'absence de toute expertise diligentée lors de la mise en service des cinq groupes, les parties s'opposent sur l'origine du manque de performance des groupes, le groupe Bouygues invoquant un défaut de conception, à savoir un sous dimensionnement des batteries ou des groupes eux-même, et la société Johnson les conditions du transport maritime puis du stockage pendant deux ans et 9 mois sur le toit de l'hôpital en conditions tropicales ; il apparaît impossible au vu des pièces produites de départager sur ce point les parties ; force est de constater qu'une mesure d'expertise, sollicitée à titre subsidiaire par ces mêmes parties, serait inopérante, intervenant treize ans après la réception du matériel, et huit ans après sa mise en service.

La société Bouygues ayant réceptionné sans réserve les cinq groupes à l'usine, et le contrat ayant été stipulé EXW, il lui appartenait d'établir que le défaut de performance du matériel découvert sur site était lié à un défaut de conception ou à tout autre événement antérieur à la réception en usine ; à défaut, elle ne peut imputer à son vendeur des désordres apparus plus de deux ans après la livraison, observation étant faite que les conditions de transport et de stockage pendant cette longue période, dans un milieu maritime puis dans un milieu caractérisé par une forte chaleur et une forte humidité, restent grandement indéterminées ; c'est dès lors à bon droit que les premiers juges ont débouté la société Bouygues de l'intégralité de ses demandes, faute de preuve de l'existence d'un défaut de conformité ou de désordres antérieurs à la réception en usine.

Sur la demande reconventionnelle en paiement de factures

Les trois factures dont la société Johnson demande paiement sont conformes aux stipulations contractuelles initiales et pour les deux premières ont fait au demeurant l'objet d'un devis accepté ; la réalité et l'efficience des interventions facturées ne sont pas contestées ; enfin, il n'existe aucun élément probant permettant d'affirmer que ces interventions ont pour origine un vice de conception des matériels livrés, ainsi qu'il a été analysé au paragraphe précédent ; le jugement ayant condamné la société Bouygues au paiement de ces trois factures sera en conséquence confirmé.

Sur la demande subsidiaire en expertise

Ainsi qu'il a été observé plus haut, l'expertise du matériel treize ans après sa réception et huit ans après son installation serait totalement inopérante et il appartenait à la société Bouygues de solliciter une telle mesure lors de l'apparition des désordres constatés à la mise en service ; une mesure d'expertise ne pouvant être ordonnée pour suppléer la carence d'une partie, la demande subsidiaire de la société Bouygues sera écartée.

Sur les demandes accessoires

La société Bouygues succombant à la procédure, elle devra verser à la société Johnson la somme de 4 000 € en application de l'article 700 du Code de procédure civile.

Par ces motifs, LA COUR : - Confirme le jugement du tribunal de commerce de Nantes en date du 3 décembre 2015 dans l'intégralité de ses dispositions, Ajoutant à la décision déférée, - Déboute les parties du surplus de leurs demandes. - Condamne la société Bouygues Energies & Services à verser à la société Johnson Controls Industries la somme de 4 000 € en application de l'article 700 du Code de procédure civile. - Met l'intégralité des dépens à la charge de la société Bouygues Energies & Services.