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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 10 octobre 2018, n° 18-08088

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Digicel Antilles Francaises Guyane (SA)

Défendeur :

Orange Caraïbe (SA) , Orange (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Mouthon Vidilles

Conseillers :

Mmes Comte, Schaller

Avocats :

Mes Baechlin, Vogel, Boccon Gibod, Calvet, Jussiaux, Trifounovitch, Rameau

CA Paris n° 18-08088

10 octobre 2018

Faits et procédure

Par jugement du 18 décembre 2017, le tribunal de commerce de Paris a :

- débouté les sociétés Orange et Orange Caraïbe (anciennement France Télécom) de leurs demandes d'écarter des débats les pièces n° 35, 36, 57, 58 et 61 produites par la société Digicel Antilles Françaises Guyane,

- condamné in solidum les sociétés Orange et Orange Caraïbe (anciennement France Télécom) à verser à la société Digicel Antilles Françaises Guyane la somme de 179,64 millions d'euros, en réparation de ses préjudices. Cette somme étant actualisée au taux de 10,4 % à compter du 10 mars 2009, date de l'assignation, et ce jusqu'à complet paiement,

- condamné in solidum les sociétés Orange et Orange Caraïbe (anciennement France Télécom) à payer à la société Digicel Antilles Françaises Guyane la somme de 150 000 euros en application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile,

- ordonné l'exécution provisoire nonobstant appel et sans garantie,

- débouté les parties de leurs demandes plus amples ou contraires,

- condamné in solidum les sociétés Orange et Orange Caraïbe (anciennement France Télécom) aux dépens.

Les sociétés Orange et Orange Caraïbe ont relevé appel de ce jugement par déclaration remise au greffe le 21 décembre 2017.

Sur saisine des sociétés Orange et Orange Caraïbe, le délégué de la première présidente de la cour d'appel de Paris a, par ordonnance du 6 février 2018, notamment :

- autorisé les sociétés Orange et Orange Caraïbe à consigner le montant de l'intégralité des condamnations prononcées à leur encontre au profit de la société Digicel Antilles Françaises Guyane entre les mains de la Caisse des Dépôts et Consignations, dans un délai de quinze jours à compter de la délivrance de la copie exécutoire de la présente ordonnance,

- disons que faute de consignation dans ce délai, l'exécution provisoire retrouvera son entier effet.

Le 16 février 2018, les sociétés Orange et Orange Caraïbe ont consigné la somme totale de 346 858 376,67 euros correspondant au montant principal de 179,64 millions d'euros, augmenté des intérêts au taux de 10,4 % du 10 mars 2009, date de l'assignation, au 16 février 2018, date de la consignation entre les mains de la Caisse des Dépôts et Consignations, et à la somme de 150 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile augmentée des intérêts au taux d'intérêt légal de la date du jugement au 16 février 2018.

La société Digicel Antilles Françaises Guyane, contestant le montant consigné par les sociétés Orange et Orange Caraïbe considérant que celles-ci auraient dû consigner la somme de 434 100 000 euros, au motif que le tribunal a prononcé la condamnation avec capitalisation des intérêts, a saisi le 19 avril 2018 la présente cour d'une requête en interprétation du jugement du 18 décembre 2017 rendu par le tribunal de commerce de Paris.

LA COUR

Vu les conclusions du 3 septembre 2018 par lesquelles la société Digicel Antilles Françaises Guyane, appelante, invite la cour, au visa de l'article 461 du Code de procédure civile, à :

- dire, que le dispositif du jugement du 18 décembre 2017 du tribunal de commerce de Paris doit être interprété comme suit :

" Condamne in solidum les sociétés Orange et Orange Caraïbe (anciennement France Télécom) à verser à la société Digicel Antilles Françaises Guyane la somme de 179,64 millions d'euros en réparation de ses préjudices, cette somme étant actualisée, c'est-à-dire que les intérêts sont composés, au taux de 10,4% à compter du 10 mars 2009, date de l'assignation, et ce jusqu'à complet paiement " ;

- ordonner qu'il sera fait mention de cette interprétation en marge de la minute de la décision en cause et des expéditions qui en seront délivrées ;

- dire que la décision d'interprétation à intervenir devra être notifiée au même titre que la précédente décision ;

- condamner les sociétés Orange et Orange Caraïbe aux dépens de la présente procédure ;

Vu les conclusions du 3 septembre 2018 par lesquelles les sociétés Orange et Orange Caraïbe, intimées, demandent à la cour, au visa des articles 1154, 1351 anciens du Code civil et 461 du Code de procédure civile, de :

- dire que le dispositif suivant du jugement du tribunal de commerce de Paris du 18 décembre 2017 concernant l'actualisation du montant du préjudice (ou encore les intérêts compensatoires) est clair, non contradictoire et non ambigu :

" Condamne in solidum les sociétés Orange et Orange Caraïbe (anciennement France Télécom) à verser à la société Digicel Antilles Françaises Guyane la somme de 179,64 millions d'euros en réparation de ses préjudices, cette somme étant actualisée au taux de 10,4% à compter du 10 mars 2009, date de l'assignation, et ce jusqu'à complet paiement ",

- en conséquence, dire qu'il n'y a pas lieu à interprétation,

- déclarer irrecevable la requête en interprétation de la société Digicel Antilles Françaises Guyane ou, en tant que de besoin, mal fondée et rejeter la requête en interprétation ;

à titre subsidiaire :

- dire que les intérêts compensatoires ne comportent pas automatiquement et intrinsèquement la capitalisation des intérêts,

- dire que la société Digicel Antilles Françaises Guyane n'a pas demandé la capitalisation des intérêts en première instance,

- en conséquence, dire la requête en interprétation de la société Digicel Antilles Françaises Guyane mal fondée,

- débouter la société Digicel Antilles Françaises Guyane de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions,

en tout état de cause :

- condamner la société Digicel Antilles Françaises Guyane à leur régler la somme de 50 000 euros chacune en application de l'article 700 du Code de procédure civile,

- condamner la société Digicel Antilles Françaises Guyane aux entiers dépens de la présente instance ;

Sur ce

LA COUR se réfère, pour un plus ample exposé des faits, de la procédure, des moyens échangés et des prétentions des parties, à la décision déférée et aux dernières conclusions échangées en appel.

En application de l'article 954 alinéa 2 du Code de procédure civile, la cour ne statue que sur les prétentions énoncées au dispositif des conclusions.

Sur la recevabilité de la requête

Les sociétés Orange et Orange Caraïbe expliquent que la requête en interprétation formée par la société Digicel Antilles Françaises Guyane est irrecevable, aux motifs que les termes du jugement sur l'actualisation du montant du préjudice principal sont clairs, non contradictoires et sans ambiguïté, et que la demande porte atteinte à l'autorité de la chose jugée du jugement, conduisant inéluctablement à un excès de pouvoir.

La société Digicel Antilles Françaises Guyane réplique que sa requête tend à mettre un terme au différend existant entre les parties sur l'interprétation du jugement dont appel.

L'article 461 du Code de procédure civile dispose que :

" Il appartient à tout juge d'interpréter sa décision si elle n'est pas frappée d'appel.

La demande en interprétation est formée par simple requête de l'une des parties ou par requête commune. Le juge se prononce les parties entendues ou appelées ".

En l'espèce, le jugement fait l'objet d'un désaccord entre les parties sur la manière de calculer la somme que doivent effectivement consigner les sociétés Orange et Orange Caraïbe, et ce désaccord sur la définition et la portée du terme " actualisation " doit être tranché, la portée du terme " actualisation " n'apparaissant pas clairement.

La requête en interprétation formée par la société Digicel Antilles Françaises Guyane est donc recevable.

Sur l'interprétation de la requête

La société Digicel Antilles Françaises Guyane fait valoir qu'en ordonnant l'" actualisation au coût du capital " le tribunal a visé l'application de la formule financière d'actualisation [Valeur actualisée = (1+ 10,4) nombre années x Valeur initiale], qui entraîne mécaniquement une capitalisation des intérêts. Elle conteste que la capitalisation des intérêts doive nécessairement faire l'objet d'une condamnation spécifique et distincte.

Les sociétés Orange et Orange Caraïbe expliquent que les termes du jugement sont clairs : le tribunal de commerce n'a pas prononcé la capitalisation des intérêts. Elles soutiennent que rien ne permet d'exclure les intérêts compensatoires du champ de l'article 1154 du Code civil, devenu article 1343-2, cette disposition figurant dans la section relative aux " dommages et intérêts résultant de l'inexécution d'une obligation " qui prévoit de façon générale sans distinction que les intérêts capitalisent, si le contrat ou une décision de justice le prévoit expressément. Elles relèvent qu'il n'y a pas lieu de distinguer selon le type d'intérêts, compensatoire ou moratoire. Elles précisent que la société Digicel Antilles Françaises Guyane n'a pas formulé de demande en ce sens devant le tribunal de commerce.

Devant le tribunal de commerce, la société Digicel Antilles Françaises Guyane a formulé ses demandes de la manière suivante :

" Il est demandé au tribunal de commerce de Paris de :

Condamner solidairement les sociétés Orange Caraïbe et Orange au paiement de la somme de 294,76 millions d'euros au titre du préjudice financier lié à l'indisponibilité de ces sommes, calculé sur la base du coût moyen pondéré du capital fixé par l'Arcep, ou, subsidiairement, au paiement de la somme de 30,75 millions d'euros correspondant au préjudice financier calculé sur la base du taux d'intérêt légal.

Condamner solidairement les sociétés Orange Caraïbe et Orange au paiement de la somme de 15,22 millions d'euros au titre du préjudice financier lié à l'indisponibilité de ces sommes calculé sur la base du coût moyen pondéré du capital fixé par l'Arcep, ou, subsidiairement, au paiement de la somme de 1,53 million d'euros correspondant au préjudice financier calculé sur la base du taux d'intérêt légal.

Condamner solidairement les sociétés Orange Caraïbe et Orange au paiement de la somme de 2,12 millions d'euros au titre du préjudice financier lié à l'indisponibilité de ces sommes, calculé sur la base du coût moyen pondéré du capital fixé par l'Arcep, ou, subsidiairement, au paiement de la somme de 0,21 million d'euros correspondant au préjudice financier calculé sur la base du taux d'intérêt légal ".

Comme le soutiennent les sociétés Orange, aucune demande de capitalisation des intérêts n'a été formulée par la société Digicel Antilles Françaises Guyane. Or, sous l'empire de l'ancien article 1154 du Code civil, applicable en l'espèce, pour être allouée la capitalisation des intérêts doit avoir été sollicitée.

Le tribunal de commerce a motivé la demande d'actualisation comme suit :

" Attendu que le tribunal considère que l'indemnisation de la perte de chance subie du fait de l'indisponibilité du capital ne peut être valablement accordée que sur la base d'une actualisation au coût de ce capital (dans le cas présent, sera retenu le taux de rémunération du capital des activités mobiles calculé par l'Arcep soit 10,4 %) ; que toutefois cette actualisation verra son effet limité à la date du 31 décembre 2009 ; le tribunal condamnera en conséquence, in solidum : Orange Caraïbe et Orange à payer à la société Digicel Antilles Françaises Guyane la somme globale, tous préjudices confondus, de 179,64 millions d'euros, cette somme étant actualisée au taux de 10,4 % à compter du 10 mars 2009, date de l'assignation, et ce jusqu'à complet paiement, Déboutant du surplus ", et a rédigé le dispositif du jugement notamment dans ces termes :

" condamné in solidum les sociétés Orange et Orange Caraïbe (anciennement France Télécom) à verser à la société Digicel Antilles Françaises Guyane la somme de 179,64 millions d'euros, en réparation de ses préjudices. Cette somme étant actualisée au taux de 10,4 % à compter du 10 mars 2009, date de l'assignation, et ce jusqu'à complet paiement ".

Il ressort du corps des conclusions de la société Digicel Antilles Françaises Guyane devant le tribunal de commerce (pages 102 et 103) qu'elle ne formule pas clairement une demande d'actualisation en application de la formule [Valeur actualisée = (1+ 10,4) nombre années x Valeur initiale], le seul renvoi en bas de page à une pièce communiquée précisant le détail de calcul ne peut suffire à constituer une demande formelle d'application de cette formule pour le calcul de l'actualisation de la demande.

Par ailleurs, il convient de relever qu'il n'est pas démontré qu'il existe une définition juridique reconnue du terme " actualisation ", étant relevé que la société Digicel Antilles Françaises Guyane précise uniquement dans ses conclusions au fond devant le tribunal de commerce que le préjudice dont elle demande réparation au titre de l'actualisation ne représente que le taux de rentabilité annuel moyen, qu'elle fixe à 10,4 %, taux calculé par l'Arcep.

En conséquence, si le terme " actualisation " a été employé plutôt que de dire que la somme au principal portera intérêts au taux de 10,4 % à compter du 10 mars 2009, il n'en demeure pas moins que dans le jugement, au regard du litige qui lui est soumis, le terme " actualisation " ne peut s'entendre que comme le fait de faire courir les intérêts sur la somme déterminée au principal .

Dès lors, il y a lieu d'interpréter le jugement comme suit :

" Condamne in solidum les sociétés Orange et Orange Caraïbe (anciennement France Télécom) à verser à la société Digicel Antilles Françaises Guyane la somme de 179,64 millions d'euros en réparation de ses préjudices, cette somme portant intérêts au taux de 10,4% à compter du 10 mars 2009, date de l'assignation, et ce jusqu'à complet paiement ".

Sur les dépens et les frais non compris dans les dépens

Il y a lieu de condamner la société Digicel Antilles Françaises Guyane aux entiers dépens de la procédure de requête en interprétation devant la cour d'appel. Il y a lieu de condamner la société Digicel Antilles Françaises Guyane à payer aux sociétés Orange et Orange Caraïbe la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.

Par ces motifs, LA COUR, Dit que la requête est recevable ; Dit qu'il y a lieu d'interpréter le jugement comme suit : " Condamne in solidum les sociétés Orange et Orange Caraïbe (anciennement France Télécom) à verser à la société Digicel Antilles Françaises Guyane la somme de 179,64 millions d'euros en réparation de ses préjudices, cette somme portant intérêts au taux de 10,4% à compter du 10 mars 2009, date de l'assignation, et ce jusqu'à complet paiement " ; Dit que cette interprétation sera mentionnée en marge de la minute de la décision en cause et des expéditions qui en seront délivrées ; Condamne la société Digicel Antilles Françaises Guyane aux entiers dépens de la procédure de requête en interprétation devant la cour d'appel ; Condamne la société Digicel Antilles Françaises Guyane à payer aux sociétés Orange et Orange Caraïbe la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.