CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 21 novembre 2018, n° 16-11463
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Delomeca (SARL)
Défendeur :
Caisse Centrale d'Activités Sociales du Personnel des Industries Electriques
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Luc
Conseillers :
Mmes Mouthon Vidilles, Comte
Faits et procédure
La société Delomeca exploite un complexe de loisirs mécaniques (karting, quad, etc...) à l'Ile d'Olonne depuis l989. Sa clientèle est composée de comités d'entreprises, d'entreprises et de particuliers.
La Caisse centrale d'activités sociales du personnel des industries électrique et gazière (ci-après dénommée CCAS) est un organisme sans but lucratif doté de la personnalité morale institué par la loi n°46-628 du 8 avril 1946, dont la mission est de gérer les activités sociales du personnel des industries électriques et gazières (EDF, GDF SUEZ et leurs filiales) et notamment les séjours de vacances.
A partir de 1998, la CCAS Territoire Pays de Loire a recouru aux services de la société Delomeca, permettant ainsi aux jeunes accueillis dans les centres de vacances de l'Ile d'Olonne et Saint Hilaire ... ... dont elle était propriétaire, de participer à des stages éducatifs ( apprentissage du pilotage, initiation à la mécanique...). La société Delomeca et la CCAS ont signé chaque année à l'occasion des vacances scolaires, plusieurs contrats jusqu'en 2012, date à laquelle les relations d'affaires ont cessé.
Invoquant la rupture sans préavis de la relation contractuelle qui les unissait depuis 14 ans, la société Delomeca a assigné, par exploit du 3 juillet 2014, la CCAS devant le tribunal de grande instance de Rennes en paiement d'une indemnité de 45 043 euros sur le fondement des dispositions des article 1147 et 1382 du Code civil et L. 442-6, I, 5° du Code de commerce.
Par jugement du 19 avril 2016, le tribunal de grande instance de Rennes a, sous le régime de l'exécution provisoire :
- déclaré irrecevable l'exception d'incompétence soulevée par la Caisse centrale d'activités sociales du personnel des industries électrique et gazière,
- condamné la Caisse centrale d'activités sociales du personnel des industries électrique et gazière à verser à la société Delomeca la somme de 5 500 euros à titre de dommages-intérêts pour rupture sans préavis d'une relation commerciale ancienne et continue,
- dit que cette indemnité produira intérêt au taux légal à la date de l'assignation, les intérêts échus depuis plus d'un an étant capitalisés par application de l'article 1154 du Code civil,
- condamné la Caisse centrale d'activités sociales du personnel des industries électrique et gazière à supporter les dépens de l'instance, dont distraction au profit de la Selarl Cornet Vincent Segurel,
- condamné la Caisse centrale d'activités sociales du personnel des industries électrique et gazière à verser à la société Delomeca une somme de 1 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile.
La cour,
Vu la déclaration d'appel et les dernières conclusions déposées et notifiées le 22 août 2016 par lesquelles la société Delomeca invite la cour, au visa des articles 12, 46 et 771 du Code de procédure civile, 1147 et 1382 du Code civil et L. 442-6, I, 5° et D. 442-4 du Code de commerce à :
- confirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions, sauf en ce qu'il a limité l'indemnisation de la société Delomeca à la somme principale de 5 500 euros,
- condamner la CCAS (Caisse centrale d'activités sociales du personnel des industries électrique et gazière) à payer à la société Delomeca une indemnité de 45 043 euros, dont à déduire le paiement de la somme de 5 500 euros par la CCAS en suite de la décision de première instance,
- débouter la CCAS (Caisse centrale d'activités sociales du personnel des industries électrique et gazière) de l'ensemble de ses fins, moyens et prétentions,
et y ajoutant,
- condamner la CCAS (Caisse centrale d'activités sociales du personnel des industries électrique et gazière) à payer à la société Delomeca une indemnité de 5 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile,
- condamner la CCAS (Caisse centrale d'activités sociales du personnel des industries électrique et gazière) aux entiers dépens de la procédure, et voir autoriser la SCP Cordelier et associés à recouvrer les sommes dont elle aura dû faire l'avance sans avoir reçu de provision ;
Vu les dernières conclusions déposées et notifiées le 26 septembre 2016 par lesquelles la Caisse centrale d'activités sociales du personnel des industries électrique et gazière (CCAS), intimée ayant formé appel incident, demande à la cour de :
- recevant la concluante en son appel incident,
- infirmer le jugement entrepris et ce faisant, la décharger de toute condamnation,
- subsidiairement, confirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions et condamner l'appelante à payer à la concluante une somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 Code de procédure civile ;
SUR CE
Saisi par la société Delomeca d'une demande d'indemnisation sur le fondement des articles 1147 et 1382 anciens du Code civil et L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, le premier juge a exclu l'application de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce au motif que la CCAS était un organisme à but non lucratif et a condamné cette dernière, sur le fondement de l'article 1147 ancien du Code civil, pour rupture sans préavis d'une relation contractuelle ancienne et continue.
Dans le dispositif de ses dernières écritures, qui seul lie la cour par application de l'article 954 alinéa 2 du Code de procédure civile, la société Delomeca, appelante, sollicite la confirmation du jugement entrepris en toutes ses dispositions sauf en ce qu'il a limité son indemnisation à la somme principale de 5000 euros. Il en ressort que la société Delomeca ne conteste pas l'exclusion de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce dans la présente instance. Par suite, il n'y a pas lieu d'examiner sa demande au regard de cet article.
La société Delomeca soutient que la succession de contrats, intervenue de manière systématique au rythme des vacances scolaires pendant 14 ans, induisait une continuité des relations d'affaires qui l'autorisait raisonnablement à considérer qu'elles allaient se poursuivre avec la même stabilité dans le futur. Elle souligne que le chiffre d'affaires induit a progressé au fil des années au point d'atteindre une part significative de son chiffre d'affaires total. Elle considère qu'en rompant sans préavis cette relation contractuelle établie, la CCAS a engagé sa responsabilité et lui doit réparation du préjudice subi. Elle critique la décision du premier juge en ce qu'il a limité son indemnisation à la seule différence entre le chiffre d'affaires produit en 2011 et celui de 2012, année au cours de laquelle elle a subi les effets de la rupture, neutralisant ainsi la dynamique de développement de l'entreprise liée en partie à l'intensification de sa relation avec la CCAS. Se référant à la jurisprudence qui considère que la brutalité de la rupture est réparée par l'octroi d'une indemnité égale à la marge brute perdue pendant la période de préavis auquel la victime de la rupture aurait pu prétendre, elle évalue son préjudice à la somme de 45 043 euros calculée sur la moyenne du chiffre d'affaires généré par la CCAS les deux dernières années, à laquelle elle applique un taux de marge brute de 90 %, sur la période de référence que constitue la durée du préavis dont elle a été privée, soit un an.
La CCAS répond que les contrats successifs invoqués par la société Delomeca sont intervenus sans aucune convention cadre et n'ont pas le caractère de contrats annuels renouvelés. Elle précise qu'aucun de ces contrats ne se réfère au précédent, ni ne comporte la moindre clause de renouvellement ou de résiliation, chacun constituant la définition de relations contractuelles d'une durée déterminée à terme fixe. Elle ajoute que chaque contrat a pour objet de lui réserver, pour une période déterminée, un certain nombre de places dans un centre précis afin de permettre à la société Delomeca de disposer des places qui n'ont pas été réservées, et que ces contrats n'étant pas signés en début d'année mais peu de temps avant la période retenue, on ne peut pas considérer qu'il y ait rupture dans le fait qu'en 2012, elle n'en a pas signé. Elle en conclut qu'en ne souscrivant pas de réservations en 2012, elle n'a manqué à aucune obligation et qu'elle est donc fondée à se porter appelante incidente pour être déchargée de toute condamnation. Subsidiairement, elle sollicite la confirmation du jugement pour ce qui concerne le montant du préjudice allégué.
En l'espèce, il n'est pas discuté et il est établi que depuis 1998, la société Delomeca et la CCAS ont entretenu une relation d'affaires régulière, constituée d'une succession de contrats de réservation de places lors de chaque période de petites et/ou de grandes vacances scolaires, que cette collaboration a procuré à la société Delomeca un chiffre d'affaires moyen annuel de l'ordre de 43 000 euros sur un chiffre d'affaires total moyen pour la même période de 394.634 euros, que le chiffre d'affaires généré par la CCAS était en constante augmentation (+ 21.404 euros entre 2008 et 2011) mais qu'à compter des vacances de Pâques 2012, la CCAS a cessé, sans préavis, de recourir aux services de la société Delomeca.
Compte tenu de l'ancienneté de la relation d'affaires (14 ans) et de son caractère régulier, significatif et stable, la société Delomeca pouvait raisonnablement anticiper pour l'avenir une certaine continuité du flux d'affaires, peu important à cet égard l'absence de contrat cadre et de clause de renouvellement, le caractère limité dans le temps de chaque contrat, et leur indépendance les uns par rapport aux autres.
Par suite, si la CCAS était libre de rompre cette relation d'affaires à tout moment pour des motifs qui lui sont personnels et dont elle n'avait pas à justifier, il lui appartenait toutefois d'informer la société Delomeca de cette rupture en lui ménageant un temps raisonnable afin de lui permettre de réorganiser son activité, sous peine de voir dégénérer son droit de rompre en abus. En rompant, sans préavis, cette relation d'affaires ancienne et continue, la CCAS a commis une faute faisant dégénérer en abus son droit de rompre une relation d'affaires.
Le jugement entrepris sera donc confirmé sur ce point et la CCAS déboutée de sa demande tendant à être déchargée de toute condamnation.
Le premier juge a limité le préjudice subi par la société Delomeca à la somme de 5 500 euros au motif que la perte du client CCAS n'avait eu qu'une faible incidence sur le chiffre d'affaires de la société Delomeca qui s'établissait en 2011, année précédent la rupture, à 426.603 euros et en 2012, année de la rupture, à 420 509 euros selon le compte de résultat détaillé 2012.
Les dommages et intérêts alloués à une victime devant réparer le préjudice subi, sans qu'il en résulte pour elle ni perte ni profit, il y a effectivement lieu de tenir compte du fait que la victime de la rupture a pu se réorganiser.
Le préjudice réel subi par la société Delomeca résultant, non de la perte de son chiffre d'affaires avec la CCAS mais de celle des bénéfices qu'elle pouvait escompter tirer du maintien de ses relations avec cette dernière, il convient également de prendre en compte la nature de l'activité (prestations de services), le volume d'affaires généré et l'intensification de la relation avec la CCAS (+ 19,23 % en moyenne entre 2009 et 2011), les années précédant la rupture.
Compte tenu de l'ensemble de ces éléments et au vu des pièces produites non sérieusement contestées par l'intimée (chiffres d'affaires globaux, chiffres d'affaires générés par la collaboration avec la CCAS, attestation de l'expert-comptable du 30 mai 2013 évaluant le taux de marge brute sur coûts variables, extrait du compte détaillé 2012), le préjudice subi par la société Delomeca sera évalué à la somme de 8 000 euros. Le jugement entrepris qui a limité le préjudice à la somme de 5 500 euros, sera réformé de ce chef, ses dispositions relatives à la condamnation de la CCAS aux dépens et à payer une indemnité au titre de l'article 700 du Code de procédure civile étant confirmées.
Il convient de condamner la CCAS à payer à la société Delomeca la somme de 8 000 euros.
La CCAS qui succombe essentiellement en appel, en supportera les dépens et devra verser à la société Delomeca la somme complémentaire de 3 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
Par ces motifs LA COUR, Confirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions sauf en ce qu'il a condamné la CCAS à verser la somme de 5 500 euros à titre de dommages et intérêts pour rupture sans préavis de la relation d'affaires ; statuant de nouveau, Condamne la CCAS à verser à la société Delomeca la somme de 8 000 euros à titre de dommages et intérêts pour rupture sans préavis de la relation d'affaires ; y ajoutant, Déboute la société Delomeca du surplus de sa demande en dommages et intérêts ; Condamne la CCAS aux dépens de l'appel ;Autorise la SCP Cordelier et Associés, avocat, à recouvrer les dépens dans les conditions de l'article 699 du Code de procédure civile ; Condamne la CCAS à verser à la société Delomeca la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.