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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 5 décembre 2018, n° 18-18095

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Berard (SAS)

Défendeur :

Citec Environnement (SA), Environmental Solutions Europe Holding BV (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Luc

Conseillers :

Mmes Mouthon Vidilles, Comte

T. com. Lyon, du 18 avr. 2018

18 avril 2018

Faits et procédure

La société Berard réalise des produits issus du travail de l'acier et de la tôlerie de précision.

La société Citec Environnement, ci-après Citec, est une filiale de la société Environnement Solutions Europe Holding, ci-après Eseh, société de droit néerlandais, lesquelles opèrent dans le domaine de la fourniture de matériels pour la collecte des déchets.

Le 22 juillet 2009, les sociétés Berard et Eseh ont signé un contrat d'approvisionnement par lequel la société Berard s'est engagée à fournir à Eseh et/ou ses filiales des colonnes enterrées de la gamme " Tulip ". Ce contrat était d'une durée de cinq années, son terme étant le 1er juillet 2014.

La traduction, non contestée, de l'article 15 du contrat était rédigée comme suit :

" 1. Eseh et Berard tenteront de résoudre amiablement toute demande ou différend résultant de ce Contrat par la consultation et la négociation de bonne foi et dans un esprit de coopération mutuelle.

2. Tout litige en relation ou né à l'occasion du présent Contrat et qui n'aurait pu être résolu amiablement dans les trois mois suivant la demande initiale de l'une des Parties peut alors être réglé de façon définitive selon les Règles d'Arbitrage de la Chambre de Commerce Internationale par un ou plusieurs arbitres désignés conformément auxdites Règles. L'Arbitrage aura lieu à Paris, France, et se tiendra en langue anglaise ".

A ce titre, la société Citec, en sa qualité de filiale française du groupe Eseh, a passé les commandes de colonnes à la société Bérard.

Le 23 juin 2014, la société Eseh a notifié à la société Berard le non-renouvellement du contrat à effet au 31 décembre 2014.

La société Eseh et la société Berard ont convenu de décaler la fin du contrat au 30 juin 2015.

Par acte du 4 septembre 2015, la société Berard a assigné à bref délai les sociétés Citec et Eseh devant le tribunal de commerce de Lyon, sur le fondement de la rupture brutale des relations commerciales établies.

Par jugement du 18 avril 2018, le tribunal de commerce de Lyon :

- s'est déclaré incompétent au profit d'un tribunal arbitral qu'il appartiendra aux parties de désigner, conformément aux termes de l'article 15 du contrat,

- a réservé l'ensemble des autres demandes concernant l'amende civile et l'article 700 du Code de procédure civile,

- a condamné la société Berard aux entiers dépens de l'instance,

- a prononcé par mise à disposition au greffe, après avis aux parties, conformément à. l'article 450 al.2 du Code de procédure civile.

La société Berard a relevé appel de ce jugement par déclaration remise au greffe le 27 juillet 2018.

Vu les conclusions du 22 octobre 2018 par lesquelles la société Berard, appelante, invite la cour, au visa des articles 84 et suivants, 1442, 1443 et 1448 du Code de procédure civile, L 441-6, L 442-6 et D442-3 et son annexe du Code de commerce et 1156 et suivants anciens du Code civil, à :

- infirmer le jugement rendu le 18 avril 2018 dans toutes ses dispositions,

et statuant à nouveau :

I. à titre principal

- dire que la clause litigieuse n'est pas une clause compromissoire, mais une clause optionnelle de résolution de litiges, en ce qu'elle détermine simplement le mode de règlement des litiges en prévoyant que celui-ci interviendra selon plusieurs voies possibles, à savoir en premier lieu, par consultation et négociation de bonne foi des parties, en deuxième hypothèse, et à défaut d'un tel règlement par négociation dans les trois mois suivant la demande initiale de l'une des parties, par la possibilité de recourir à l'arbitrage, laissant de facto également la possibilité aux parties de recourir à une action devant le juge étatique,

par conséquent,

- dire qu'il n'y a pas lieu de faire application du principe " compétence ' compétence ",

- déclarer le tribunal de commerce de Lyon compétent pour connaître de ses demandes,

II. à titre subsidiaire, si la cour considérait qu'il s'agissait d'une clause compromissoire

- dire que la clause litigieuse est manifestement inapplicable en ce que le litige en cause n'entre pas dans le champ d'application de la clause litigieuse invoquée par les sociétés Eseh et Citec,

- dire que ses demandes sont fondées exclusivement sur les dispositions de l'article L 442-6 du Code de commerce, dispositions d'ordre public et échappant à toute considération contractuelle,

- dire que les sociétés Eseh, Citec et Bérard ont en tout état de cause renoncé de manière non équivoque à l'application de la clause litigieuse,

par conséquent,

- dire que la clause litigieuse contenue dans le contrat signé entre les sociétés Bérard et Eseh du 22 juillet 2009 est manifestement inapplicable au présent litige,

- déclarer le tribunal de commerce de Lyon compétent pour connaître de ses demandes,

III. à titre très subsidiaire

- dire que la clause litigieuse est insuffisamment précise pour désigner un tribunal arbitral,

- dire que la clause litigieuse crée un déséquilibre significatif entre les obligations et les droits des parties,

par conséquent,

- dire qu'il n'y a pas lieu à la désignation d'un tribunal arbitral,

- déclarer le tribunal de commerce de Lyon compétent pour connaître de ses demandes,

IV. si la cour entendait évoquer le fond de l'affaire

- faire application des dispositions de l'article 89 du Code de procédure civile,

à titre principal,

- dire que la société Bérard et les sociétés Eseh et Citec Environnement ont entretenu des relations commerciales établies à compter de 2009,

- dire que les sociétés Eseh et Citec Environnement ont rompu brutalement la relation commerciale établie qu'elles entretenaient avec elle,

- constater les sociétés Eseh et Citec Environnement n'ont même pas respecté le délai de préavis à laquelle elles s'étaient engagées,

- dire que les sociétés Eseh et Citec Environnement auraient dû respecter un préavis minimal de 24 mois,

- dire que les conditions dans lesquelles la rupture des relations commerciales est intervenue sont abusives,

- dire que les conditions dans lesquelles la rupture des relations commerciales est intervenue caractérisent en outre un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties qui engagent la responsabilité des sociétés Eseh et Citec Environnement,

- dire et juger que les sociétés Eseh et Citec Environnement n'ont pas respecté les délais de règlement prévus,

par conséquent,

- condamner les sociétés Eseh et Citec Environnement, in solidum, à lui verser la somme de 2.283.500 euros correspondant à la moyenne de la marge brute qu'elle aurait dû réaliser pendant la durée du préavis qui aurait dû être respecté, à parfaire,

- condamner les sociétés Eseh et Citec Environnement, in solidum, à lui verser la somme de 254.752,65 euros, à parfaire, correspondant au trouble commercial subi par elle du fait de la rupture brutale et abusive des relations commerciales d'approvisionnement imposée par les sociétés Eseh et Citec,

- condamner les sociétés Eseh et Citec, in solidum, à lui verser la somme de 20.000 euros à parfaire au titre de son préjudice moral du fait de la rupture brutale et abusive des relations commerciales d'approvisionnement,

- dire nulle l'obligation de non-concurrence post-contractuelle prévue à l'article 2 du Contrat d'approvisionnement, en ce qu'elle créée un déséquilibre significatif, contraire aux dispositions d'ordre public de l'article L.442-6 du Code de commerce,

- condamner les sociétés Eseh et Citec Environnement à lui verser la somme de 78.231euros HT au titre des pénalités de retard de paiement,

V. en tout état de cause

- rejeter toutes demandes, fins et conclusions des sociétés Eseh et Citec,

- condamner les sociétés Eseh et Citec à lui verser la somme de 40.000 euros chacune au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,

- condamner les sociétés Eseh et Citec aux entiers frais et dépens de première instance et d'appel, dont distraction au profit de Maître B.-G. sur son affirmation de droit ;

Vu les conclusions du 27 septembre 2018 par lesquelles les sociétés Eseh et Citec, intimées, demandent à la cour, au visa de l'article 1448 du Code de procédure civile, de :

- dire que le contrat prévoit, en son article 15, que les litiges sont soumis à un tribunal arbitral constitué conformément aux termes du Règlement de la Chambre de commerce internationale,

en conséquence,

- confirmer en toutes ses dispositions le jugement du tribunal de commerce de Lyon du 18 avril 2018 sauf en ce qu'il a réservé sa décision concernant la demande d'article 700 du Code de procédure civile formée par elles,

- rejeter l'appel compétence formé par la société Berard,

- condamner la société Berard à leur verser la somme de 79.119,70 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile (frais exposés en première instance),

à titre reconventionnel,

- condamner la société Berard à leur payer la somme de 5.000 euros à titre de dommages-intérêts pour abus d'ester en justice,

en tout état de cause,

- leur donner acte de ce qu'elles se réservent de faire valoir ultérieurement tout argument de fait et de droit,

- condamner la société Berard à leur verser la somme de 5.000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,

- condamner la société Berard aux entiers dépens ;

Sur ce, la cour,

La cour se réfère, pour un plus ample exposé des faits, de la procédure, des moyens échangés et des prétentions des parties, à la décision déférée et aux dernières conclusions échangées en appel.

En application de l'article 954 alinéa 2 du Code de procédure civile, la cour ne statue que sur les prétentions énoncées au dispositif des conclusions.

Sur la portée de l'article 15 du contrat liant les sociétés Berard et Eseh

La société Berard fait valoir que l'article 15 du contrat n'est pas une clause compromissoire, la clause dont il est question ne comportant aucune obligation pour les parties de recourir à l'arbitrage.

Les sociétés Eseh et Citec expliquent que les termes de la clause sont clairs et donnent compétence à un tribunal arbitral pour connaître de la résolution du litige les opposant. Elles relèvent que ladite clause n'ouvre aucune option aux parties entre la saisine d'un tribunal arbitral et celle de juridictions étatiques.

***

Aux termes de l'article 1442 ancien du Code de procédure civile, applicable aux faits de l'espèce, le contrat ayant été conclu par les parties au mois de juillet 2009, " la clause compromissoire est la convention par laquelle les parties à un contrat s'engagent à soumettre à l'arbitrage les litiges qui pourraient naître relativement à ce contrat ".

L'article 15 du contrat est rédigé en langue anglaise dans les termes suivants :

" DISPUTE RESOLUTION

1. Eseh and Berard will attempt to settle any claim or controversy arising out of this Agreement through consultation and negotiation in good faith and a spirit of mutual cooperation.

2. Any dispute arising out of or in connection with the present Agreement which cannot be resolved between the Parties through negotiation within 3 months of the date of the initial demand for it by one of the Parties may then be finally settled under the Rules of Arbitration of the International Chamber of Commerce by one or more arbitrators appointed in accordance with the said Rules. Arbitration shall take place in Paris, France, and shall be held in the English language. ".

La traduction en langue française de cette disposition contractuelle n'est pas contestée et est reproduite supra.

Il ressort clairement de cette clause que les parties ont convenu, pour résoudre un différend en relation avec le contrat ou né à l'occasion du contrat, qui n'a pu être résolu amiablement, que celui-ci sera porté devant un tribunal arbitral, si une des parties souhaite poursuivre le litige. En effet, la saisine d'une juridiction arbitrale, ou d'une juridiction étatique, n'est pas obligatoire ni automatique en cas d'échec de la première phase amiable.

Cette clause n'ouvre aucune option aux parties quant aux modes de règlement des différends entre elles, soit par la voie de l'arbitrage soit par la voie d'une assignation judiciaire, en ce que la seule option ouverte ici est sans équivoque la poursuite ou non du litige dans l'hypothèse d'un échec de la phase amiable et non pas celle entre l'arbitrage et la justice judiciaire.

Il ne peut être déduit de l'utilisation du verbe " may " traduit par " peut " une option ouverte aux parties dans le sens donné par la société Berard.

Dans ces conditions, il y a lieu de qualifier l'article 15 du contrat liant les parties de clause compromissoire.

Sur l'application de la clause compromissoire

La société Berard soutient que la clause est inapplicable à la résolution du présent litige au motif que sa demande porte sur la réparation du préjudice subi du fait de la brutalité de la rupture des relations commerciales établies entre elles, règle d'ordre public, et action de nature délictuelle. Elle explique également que les parties ont expressément renoncé à se prévaloir de cette clause, les sociétés Eseh et Citec n'ayant jamais manifesté leur volonté de soumettre leur différend devant des juridictions arbitrales avant cette instance. Elle indique que la société Citec n'est pas partie au contrat dont il est question. Elle relève aussi que les modalités de désignation des arbitres sont insuffisantes et que cette clause engendre un déséquilibre significatif entre les parties.

Les sociétés Eseh et Citec répliquent que le tribunal arbitral est compétent quelque soit le fondement de la demande, que les litiges portant sur la rupture brutale des relations commerciales établies peuvent être soumis à l'arbitrage, et que le fait que la société Citec n'ait pas signé le contrat n'empêche pas sa participation à la procédure d'arbitrage. Elles soulignent que la clause est suffisamment précise pour désigner un tribunal arbitral et qu'aucun déséquilibre entre les parties n'est créé par l'application de cette clause pour trancher le litige les opposant.

Il est de principe qu'un litige portant sur la réparation du préjudice subi du fait de la brutalité de la rupture des relations commerciales établies ne doit pas être nécessairement porté devant les juridictions étatiques, fusse-ce sur le fondement d'une loi de police, et que donc les clauses compromissoires s'appliquent aux litiges portant sur l'article L 442-6, I, 5° du Code de commerce.

Par ailleurs, la société Berard ne peut déduire de ce que les sociétés Eseh et Citec ne lui ont pas fait part de leur volonté de voir porter le litige les opposant devant un tribunal arbitral qu'elles ont renoncé à la mise en œuvre de cette clause.

En outre, il n'est pas contesté que le contrat est signé par la société Eseh qui s'engage également pour ses affiliées, et que la société Citec est une des sociétés affiliées telle que définie au contrat qui a commandé les colonnes à la société Bérard en vertu du contrat du 22 juillet 2009. En l'espèce, d'une part, le contrat fait naître des droits et obligations entre d'une part la société Berard et d'autre part la société Eseh et ses affiliées dont la société Citec, et, d'autre part, la société Citec a exécuté le contrat en commandant à la société Bérard les colonnes objets du contrat. Dès lors, la clause compromissoire dudit contrat, qui s'étend aux parties directement impliquées dans son exécution et aux litiges pouvant en résulter, s'applique également aux litiges opposant la société Citec, filiale de la société mère Eseh, et la société Berard, la société Citec ayant manifestement accepté les termes de cette clause, pour avoir exécuté ce contrat et en avoir accepté les termes.

De même, en application de l'article 1443 ancien du Code de procédure civile, applicable en l'espèce pour les motifs exposés ci-dessus, la clause compromissoire litigieuse expose clairement les modalités de désignation du tribunal arbitral en faisant référence à l'application des règles d'arbitrage de la chambre de commerce internationale, et des modalités de désignation d'arbitres qu'elle définit.

Enfin, la société Berard n'établit pas que la clause est déséquilibrée, par le seul fait que les parties recourent à un tribunal arbitral pour régler leurs différends. En effet, l'utilisation de la langue anglaise ne peut être invoquée utilement par celle-ci, le contrat liant les parties étant lui-même rédigé en anglais et ce recours à la langue anglaise, langue communément utilisée dans le monde des affaires, ne crée pas en soi un déséquilibre entre les parties. Par ailleurs, le coût d'une telle procédure ne peut là encore être valablement invoqué, la société Berard ne démontrant pas être dans l'incapacité financière d'y faire face.

Dans ces conditions, il y a lieu de déclarer les juridictions étatiques incompétentes pour trancher le litige soumis par la société Berard devant elles.

Sur la demande de dommages-intérêts pour procédure abusive formulée par les sociétés Eseh et Citec

L'exercice d'une action en justice ne dégénère en abus que s'il constitue un acte de malice ou de mauvaise foi, ou s'il s'agit d'une erreur grave équipollente au dol. L'appréciation inexacte qu'une partie se fait de ses droits n'est pas constitutive en soi d'une faute.

Les sociétés Eseh et Citec ne rapportent pas la preuve de ce que l'action de la société Berard aurait dégénéré en abus. Elles doivent être déboutées de leur demande de dommages-intérêts. Le jugement doit être infirmé en ce qu'il a réservé la demande formée de ce chef.

Sur les dépens et l'application de l'article 700 du Code de procédure civile

Le sens du présent arrêt conduit à confirmer le jugement sur les dépens mais à l'infirmer sur l'application qui y a été faite des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile, le jugement ayant réservé la demande sur ce point.

La société Berard doit être condamnée aux dépens d'appel, ainsi qu'à payer aux sociétés Eseh et Citec par application de l'article 700 du Code de procédure civile les sommes de 20.000 euros au titre des frais irrépétibles de première instance et de 5.000 euros au titre des frais irrépétibles en cause d'appel.

Le sens du présent arrêt conduit à rejeter la demande formulée par la société Berard par application de l'article 700 du Code de procédure civile.

Par ces motifs LA COUR, Confirme le jugement sauf en ce qu'il a réservé les demandes formées au titre de la procédure abusive et des frais irrépétibles ; L'infirmant sur ce point ; Statuant à nouveau ; Déboute les sociétés Eseh et Citec de leurs demandes de dommages-intérêts pour procédure abusive ; Condamne la société Berard à payer aux sociétés Eseh et Citec par application de l'article 700 du Code de procédure civile la somme de 20.000 euros au titre des frais irrépétibles de première instance ; Y ajoutant ; Condamne la société Berard aux dépens d'appel, ainsi qu'à payer aux sociétés Eseh et Citec par application de l'article 700 du Code de procédure civile la somme de 5.000 euros au titre des frais irrépétibles en cause d'appel ; Rejette toute autre demande.