CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 23 janvier 2019, n° 17-00035
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
E Nova (SARL)
Défendeur :
LVMH Montres & Joaillerie France (SAS), Tag Heuer (SA), Asiexa Limited (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Luc
Conseillers :
Mmes Mouthon Vidilles, Comte
Avocats :
Mes Grappotte Benetreau, Guyonnet, Kanayan, Deubel, Taze Bernard
Faits et procédure
La société LVMH Montres et Joaillerie, ci-après LVMH, est le distributeur exclusif en France de la société Tag Heuer, de droit suisse, succursale de la société LVMH Suisse Manufacture, qui fabrique des montres de prestige sous la marque Tag Heuer, commercialisées dans le cadre d'un réseau de distribution sélectiive.
La société Asiexa Limited, ci-après Asiexa, dont le siège social est à Hong Kong, a pour activité la commercialisation de montres, notamment en France via son site Internet www.chictime.com.
La société E Nova a une activité de conseil et de stratégie en marketing par Internet. Elle gère et administre notamment le site chictime.com.
La société Varonia Technologies, ci-après Varonia, a assuré la gestion du service de stockage, de livraison et d'expédition, de reprise, d'échange et garantie des produits commercialisés par la société Asiexa.
Aux termes de quatre procès verbaux de constat établis les 2, 3 et 8 septembre 2014, la société LVMH a constaté que des montres de la marque Tag Heuer étaient offertes à la vente par des distributeurs non agréés soit directement sur le site www.chictime.com, soit indirectement à travers les sites www.laredoute.fr et www.fnac.com par la société Asiexa.
Par deux ordonnances du 16 octobre 2014, le juge des requêtes du tribunal de grande instance de Mulhouse a fait droit aux demandes de mesures d'instruction in futurum sollicitées par la société LVMH, outre le prononcé d'une mesure de séquestre.
Par courrier d'avocat des 7 et 8 janvier 2015, la société LVMH a mis en demeure les sociétés Asiexa, Varonia et E Nova d'avoir à cesser toute activité de vente directe ou indirecte de produits Tag Heur.
Considérant que les sociétés Asiexa, Varonia et E Nova se sont rendues coupables d'actes de concurrence déloyale et avaient violé le réseau de distribution sélective des montres Tag Heuer, les sociétés LVMH et Tag Heuer les ont assignées, par acte des 19 et 20 février 2015, devant le tribunal de commerce de Paris aux fins d'obtenir réparation de leurs préjudices subis de ce chef.
Par jugement du 24 juin 2015, le tribunal de grande instance de Mulhouse a ouvert une procédure de redressement judiciaire à l'égard de la société Varonia.
Par conclusions du 11 mars 2016, les sociétés LVMH et Tag Heuer se sont désistées de l'instance à l'égard de la société Varonia.
Par jugement du 21 novembre 2016, le tribunal de commerce de Paris a, sous le régime de l'exécution provisoire :
- dit la société Asiexa Limited et la société E Nova recevables mais mal fondées en leur exception d'incompétence, les en a déboutées et s'est déclaré compétent,
- dit que les demandes reconventionnelles formées par la société Varonia Technologies sont recevables,
- donné acte aux sociétés LVMH Montres et Joaillerie France et Tag Heuer, succursale de la société LVMH Swiss Manufacture, de leur désistement d'instance à l'égard de la société Varonia Technologies,
- dit que la loi française est applicable,
- dit que la société Asiexa Limited et la société E Nova ont commis des actes de concurrence déloyale vis-à-vis de la société LVMH Montres et Joaillerie France et de la société Tag Heuer,
- interdit à la société Asiexa Limited et à la société E Nova d'offrir à la vente et de vendre sur leur site internet ChicTime, tous produits Tag Heuer ou présentés comme tels, sous astreinte de 20 000 euros par infraction constatée à compter de la signification du jugement et ce pendant un délai de deux mois, à l'issue duquel il sera de nouveau fait droit,
- condamné la société Asiexa à payer respectivement, à titre de dommages et intérêts la somme de 150 000 euros à chacune des sociétés LVMH Montres et Joaillerie France et Tag Heuer et a condamné la société E Nova à payer respectivement, à titre de dommages et intérêts, la sommes de 50 000 euros à chacune des sociétés LVMH Montres et Joaillerie France et Tag Heuer,
- débouté la société Asiexa Limited et la société E Nova de leurs demandes reconventionnelles en dommages et intérêts,
- condamné la société Asiexa Limited et la société E Nova, in solidum, à payer à chacune des sociétés LVMH Montres et Joaillerie France et Tag Heuer la somme de 15 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,
- débouté les parties de leurs demandes autres, plus amples ou contraires,
- condamné la société Asiexa Limited et la société E Nova, in solidum, aux dépens.
La société E Nova a interjeté appel du jugement par déclaration au greffe du 23 décembre 2016.
La procédure devant la cour a été clôturée le 6 novembre 2018.
Vu les conclusions du 6 octobre 2017 par lesquelles la société E Nova, appelante, invite la cour, au visa des dispositions de la Convention de Vienne, de la Convention de La Haye et des articles 1240 et suivants du Code civil, à :
- infirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions,
- se déclarer incompétent au profit de la juridiction hongkongaise,
- dire que la loi chinoise est applicable et en tout cas que c'est la loi applicable à Hong Kong qui devra s'appliquer au présent litige,
en tout cas,
- débouter les intimées de leurs fins et conclusions et de leur appel incident,
- les condamner à lui verser solidairement la somme de 50 000 euros à titre de dommages intérêts en réparation de préjudices subis par elle,
- les condamner à lui verser solidairement la somme de 15 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,
- les condamner aux entiers frais et dépens ;
Vu les conclusions du 10 octobre 2017 par lesquelles les sociétés LVMH Montres et Joaillerie France et Tag Heuer, intimées, demandent à la cour, au visa des articles 46 et 395 du Code de procédure civile, 1382 ancien du Code civil et L. 442-6, I, 6° du Code de commerce, de :
- confirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions sauf en ce qu'il a condamné
* la société Asiexa Limited à leur payer à chacune à titre de dommages et intérêts 150 000 euros,
* la société E Nova à leur payer à chacune à titre de dommages et intérêts 50 000 euros,
statuant à nouveau,
- condamner in solidum les sociétés Asiexa Limited et E Nova à leur payer, à titre de dommages et intérêts, une somme de 500 000 euros,
- condamner in solidum les sociétés Asiexa Limited et E Nova à payer, à titre de dommages et intérêts, une somme de 500 000 euros à la société Tag Heuer, succursale de la société LVMH Swiss Manufactures,
en tout état de cause,
- débouter la société E Nova de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions,
- débouter la société Asiexa Limited de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions,
- condamner in solidum les sociétés Asiexa Limited et E Nova à leur payer à chacune une somme de 25 000 euros en application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile pour les frais encourus en cause d'appel,
- condamner les sociétés Asiexa Limited et E Nova aux entiers dépens ;
Vu les conclusions du 10 août 2017 par lesquelles la société Asiexa Limited, intimée, demande à la cour, au visa des dispositions de la Convention de Vienne, de la Convention de La Haye et de l'article 1240 et suivants du Code civil, de :
- déclarer les sociétés LVMH Montres et Joaillerie et Tag Heuer mal fondées en leur appel incident, les en débouter,
- infirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions,
- se déclarer incompétent au profit de la juridiction hongkongaise,
- dire que la loi chinoise est applicable et en tout cas que c'est la loi applicable à Hong Kong qui devra s'appliquer au présent litige,
en tout cas,
- débouter les sociétés LVMH Montres et Joaillerie et Tag Heuer de leurs fins et conclusions,
- les condamner solidairement à lui verser la somme de 100 000 euros à titre de dommages intérêts en réparation de préjudices subis par elle,
- les condamner solidairement à lui verser la somme de 15 000 euros au titre de la 700 du Code de procédure civile,
- les condamner aux entiers frais et dépens et autoriser Me Laurence Taze Bernard à recouvrer directement ceux là concernant conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile ;
Sur ce, LA COUR,
La cour se réfère, pour un plus ample exposé des faits, de la procédure, des moyens échangés et des prétentions des parties, à la décision déférée et aux dernières conclusions échangées en appel.
En application de l'article 954 alinéa 2 du Code de procédure civile, la cour ne statue que sur les prétentions énoncées au dispositif des conclusions.
Sur la compétence des juridictions françaises
Les sociétés E Nova et Asiexa font valoir que les juridictions françaises ne sont pas compétentes pour trancher ce litige, aux motifs que seule la société Asiexa, dont le siège social est situé à Hong Kong, serait responsable des actes dénoncés par les sociétés LVMH et Tag Heuer, et qu'aucune complicité de la société E Nova n'est par ailleurs démontrée par ces dernières. Elles en concluent que le rattachement au tribunal de commerce de Paris est purement artificiel.
Les sociétés LVMH et Tag Heuer répliquent que la compétence du tribunal de commerce de Paris est parfaitement justifiée puisque le dommage lié à la vente illicite pratiquée par les sociétés Asiexa et E Nova a eu lieu en France, la domiciliation à Hong Kong de la société Asiexa Limited étant dépourvue d'effet sur ce point, en matière délictuelle. Elles font aussi valoir que les produits litigieux étaient vendus sur des sites français (www.laredoute.fr et www.fnac.com) ou sur un site accessible en France et à destination directe du public français (www.chictime.com), ayant tous recours à la langue française et à la devise euro.
Le litige oppose d'une part une société domiciliée en France et une société domiciliée en Suisse et d'autre part une société domiciliée en France et une société domiciliée à Hong Kong (Chine).
Il n'est pas contesté que les demandes formées par les sociétés LVMH Montres et Joaillerie France et Tag Heuer sont de nature délictuelle, celles-ci reprochant aux sociétés Asiexa et E Nova la commercialisation en France via le site www.chictime.com de montres de marque Tag Heuer, en dehors du réseau de distribution sélective LVMH.
Les défendeurs non domiciliés dans un État membre de l'union sont soumis aux règles nationales de compétence applicables sur le territoire de l'État membre de la juridiction saisie, le Règlement n° 44/2001 du 22 décembre 200 n'ayant pas vocation à s'appliquer à des défendeurs qui ne sont pas domiciliés sur le territoire d'un État membre lorsque ceux-ci sont assignés dans le cadre d'une action intentée contre plusieurs défendeurs parmi lesquels se trouvent également des personnes domiciliées en France.
Aux termes de l'article 46 du Code de procédure civile, " le demandeur peut saisir à son choix, outre la juridiction du lieu où demeure le défendeur, (...) en matière délictuelle, la juridiction du lieu du fait dommageable ou celle dans le ressort de laquelle le dommage a été subi ".
L'article 42 du même Code dispose notamment " la juridiction territorialement compétente est, sauf disposition contraire, celle du lieu où demeure le défendeur. S'il y a plusieurs défendeurs, le demandeur saisit, à son choix, la juridiction du lieu où demeure l'un d'eux ".
En l'espèce, le premier défendeur étant domicilié sur le territoire français et le second à Hong Kong, il y a lieu de faire application des seules dispositions nationales en matière de compétence pour chacun des deux défendeurs.
Il ressort des procès-verbaux de constat du 8 septembre 2014 que des montres de la marque Tag Heuer étaient offertes à la vente sur le site www.chictime.com accessible depuis la France, site en langue française, les montres étant payables en euros et pouvant être livrées en France (pièce LVMH n° 5). Il apparaît également que le service après-vente est assuré par la société Axiesa domiciliée chez Varonia Technologie en France (page 164 et 166 du procès-verbal de constat).
En matière de concurrence déloyale comme de participation à la violation de l'interdiction de la vente hors réseau, le lieu du fait dommageable est celui où les produits litigieux sont proposés à la vente dans les conditions contestées, et en l'espèce, il s'agit du territoire français et notamment Paris, lieu où a été dressé le procès-verbal de constat. Il a d'ailleurs été réalisé un constat d'achat par l'huissier de justice qui démontre que les produits litigieux pouvaient être achetés de France et être livrés à Paris.
Dès lors, en application des textes précités, le fait dommageable est situé sur le territoire français et notamment à Paris, critère de compétence tant pour la société domiciliée en France, la société E Nova, que pour la société domiciliée en Chine, la société Asiexa, qui commercialise notamment les montres de marque Tag Heuer via son site internet www.chictime.com.
En outre, les produits étant proposés à la vente en France, c'est en France que le dommage subi du fait d'actes de concurrence déloyale et de violation d'interdiction de vente hors réseau sur le territoire français est subi par les sociétés LVMH Montres et Joaillerie France, en raison de la désorganisation de leur réseau sur ce territoire.
Il n'y a pas lieu d'examiner le sérieux des demandes à l'encontre de la société française, les juridictions françaises étant compétentes pour trancher le litige opposant les sociétés LVMH Montres et Joaillerie France et Tag Heuer à la société E Nova, mais aussi à la société Asiexa directement sans besoin de recourir au critère de choix de juridiction dans l'hypothèse de pluralité de défendeurs.
Le lieu du fait dommageable étant notamment Paris, le tribunal de commerce de Paris est donc compétent pour statuer sur les demandes formulées par les sociétés LVMH Montres et Joaillerie France et Tag Heuer dans le cadre de ce litige.
Il y a lieu de confirmer le jugement sur ce point.
Sur la loi applicable
Les sociétés E Nova et Asiexa font valoir que le fait dommageable allégué par les sociétés LVMH et Tag Heuer provient de la vente des produits hors réseau. Dès lors, elles soutiennent que la vente litigieuse a été conclue à l'étranger et est soumise à la loi chinoise, la rencontre de volonté ayant eu lieu à Hong Kong.
Les sociétés LVMH et Tag Heuer estiment que la loi française est applicable en l'espèce s'agissant de produits offerts à la vente à destination du public français et de ventes réalisées en France et de la réparation du préjudice exclusivement subi sur le territoire français.
Les obligations extracontractuelles sont régies par la loi du lieu où est survenu le fait qui leur a donné naissance. Il ne peut donc être valablement invoqué par les sociétés E Nova et Asiexa la Convention de La Haye du 15 juin 1955 applicable aux ventes à caractère international, les demandes étant fondées sur des actes de concurrence déloyale et de participation à la violation de l'interdiction de la vente hors réseau.
Le lieu où le fait dommageable s'est produit s'entend aussi bien de celui du fait générateur du dommage que du lieu de réalisation de ce dernier.
Ainsi, en l'espèce, il y a lieu de faire application de la loi française à l'action en concurrence déloyale et pour la violation de l'interdiction de la vente hors réseau exercée pour obtenir réparation du dommage subi en France par la commercialisation par Internet sur le territoire français des articles litigieux.
Il y a lieu de confirmer le jugement sur ce point.
Sur la violation de l'interdiction de revente hors réseau
Les sociétés E Nova et Asiexa font valoir que la société LVMH ne justifie pas de l'étanchéité de son réseau de distribution puisque cette dernière affirme elle même connaître l'origine des produits litigieux qui proviendraient des États Unis et de Dubaï. Partant, elles concluent qu'il ne peut être reproché à la société Asiexa le prétendu non respect de son réseau. Elles relèvent également qu'il appartient à l'organisateur du réseau de prouver la licéité de son réseau mais aussi que tous ses distributeurs sont liés par un contrat contenant une interdiction de revente hors réseau, relevant qu'il n'est pas démontré en l'espèce l'existence de réseaux de distribution sélective en dehors de la France et notamment en Chine pour les montres Tag Heuer.
Les sociétés LVMH et Tag Heuer soutiennent, d'une part, que le réseau de distribution sélective mis en place par la société LVMH est licite et, d'autre part, qu'il résulte du contrat de distribution sélective versé aux débats, que l'étanchéité du réseau est assurée par l'obligation des distributeurs de ne vendre les produits qu'à " des consommateurs finals, des détaillants agréés ou distributeurs autorisés par la société Tag Heuer établis dans un État membre de l'Espace économique européen ". Elles font valoir que les sociétés Asiexa et E Nova ont ainsi participé, directement ou indirectement, à la violation de l'interdiction de revente hors réseau faite au distributeur lié par un accord de distribution sélective, en offrant à la vente les montres Tag Heuer notamment depuis différents sites Internet accessibles notamment en France et en intervenant directement ou indirectement dans l'exécution de ces ventes hors du réseau de distribution sélective mis en place. Elles relèvent que les sociétés Varonia Technologies et E Nova ont refusé de préciser les sources d'approvisionnement des montres Tag Heuer dont la présence au siège social de la société Varonia Technologies a été constatée par l'huissier instrumentaire, ont dissimulé leurs documents comptables, et ont adopté des comportements constitutifs, selon les termes de l'expert judiciaire en informatique, d'" une entrave à l'exécution d'une décision de justice " qui " ont eu pour conséquence l'impossibilité pour l'huissier et l'expert d'assumer une partie de leur mission ".
L'article L. 442-6, I, 6° du Code de commerce dispose que : " engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers (...) 6° De participer directement ou indirectement à la violation de l'interdiction de revente hors réseau faite au distributeur lié par un accord de distribution sélective ou exclusive exempté au titre des règles applicables du droit de la concurrence ".
Il est constant que l'application du texte précité, qui a pour objet de préserver l'identité du réseau en le protégeant de la revente parallèle, entendue comme commercialisation par des revendeurs agréés à des distributeurs non agréés de produits que l'organisateur du réseau destine exclusivement à une revente à des distributeurs agréés ou aux consommateurs finals, exige l'existence d'un accord de distribution licite au regard des règles du droit de la concurrence.
Il n'est pas discuté par les parties de l'application du droit de l'Union et notamment des dispositions du Règlement CE n° 330/2010 du 20 avril 2010 pour apprécier les règles d'exemption applicables au réseau de distribution sélective invoqué par les sociétés LVMH et Tag Heuer.
Il n'est pas contesté que les montres Tag Heuer commercialisées sur le site Internet www.chictime.com sont authentiques et que les sociétés LVMH et Tag Heuer ont mis en place un réseau de distribution sélective de ces montres en France.
Sur le réseau de distribution sélective mis en place en France par la société LVMH
Sur l'exemption du réseau de distribution sélective
Il appartient à la société LVMH, qui invoque l'existence d'un réseau de distribution sélective, de démontrer que ledit réseau (qu'elle a mis en place) est licite, étant observé qu'elle ne justifie ni même n'allègue que sa part de marché serait inférieure à 30 %, de sorte qu'elle ne démontre pas bénéficier de l'exemption automatique prévue par le règlement.
Il n'est pas discuté qu'un système de distribution exclusive et/ou sélective n'est pas en soi anticoncurrentiel et qu'il ne le devient que s'il limite abusivement la liberté commerciale et qu'il peut être considéré comme licite au regard des prévisions du 1° de l'article 101 du TFUE, si trois conditions sont réunies cumulativement :
1. la nature du produit en question doit requérir le recours à un tel système afin d'en préserver la qualité et d'en assurer le bon usage,
2. les revendeurs doivent être choisis sur la base de critères objectifs qui sont fixés de manière uniforme pour tous les revendeurs potentiels et appliqués de façon non discriminatoire,
3. les critères définis ne doivent pas aller au-delà de ce qui est nécessaire.
En conséquence, si ces conditions sont réunies, le système de distribution échappe à l'interdiction de l'alinéa 1 de l'article 101 du TFUE, sauf si une clause anticoncurrentielle est insérée dans le contrat de distribution sélective.
En l'espèce, il n'est pas contesté que les montres de marque Tag Heuer sont des produits de luxe, pour lesquels il est reconnu la spécificité de leur distribution nécessitant une sélectivité des distributeurs indispensable à la préservation de leur image.
Par ailleurs, il ressort des termes des articles 2 et 3 du contrat de distribution sélective français que les critères sont objectifs, qualitatifs et proportionnés au regard de la nature des produits, ce qui n'est pas contesté.
Enfin, il n'est pas soutenu, et partant justifié, que le contrat comporterait des clauses anticoncurrentielles.
Dans ces conditions, la société LVMH justifie de l'existence d'un réseau de distribution sélective pouvant faire l'objet de la protection de l'article L. 442-6, I, 6° du Code précité, aucun grief relatif à l'existence de clauses restrictives de concurrence définies aux articles 4 et 5 du Règlement CE n° 330/2010 du 20 avril 2010 n'étant invoqué par ailleurs.
Sur l'étanchéité du réseau de distribution sélective
L'étanchéité du réseau de distribution sélective n'est pas une condition de sa validité et de son opposabilité aux tiers.
En l'espèce, c'est donc vainement que les sociétés E Nova et Asiexa remettent en cause l'étanchéité du réseau de distribution sélective de la société LVMH pour s'exonérer. En outre, il n'y a pas lieu de vérifier la réalité du réseau de distribution sélective en dehors du territoire français, seule la violation du réseau sur le territoire français étant reprochée.
La société LVMH justifie par la production d'un modèle de contrat de distribution sélective qu'il existe un réseau de ce type en France pour distribuer les montres de marque Tag Heuer alors qu'il a été jugé supra que ce réseau est licite au sens du droit de la concurrence.
Sur la licéité de l'approvisionnement de la société Asiexa
Le revendeur hors réseau engage sa responsabilité délictuelle lorsqu'il se fournit chez un membre du réseau. Mais le fait d'acquérir un produit relevant du réseau auprès d'un tiers au réseau n'est pas un acte illicite.
Il appartient donc à la société Asiexa de démontrer qu'elle a acquis les montres de marque Tag Heuer auprès d'un tiers au réseau.
En l'espèce, la société Asiexa ne justifie pas de la licéité de son approvisionnement, ne donnant aucune information sur l'identité du ou de ses fournisseurs.
Dès lors, au regard de ces considérations, l'origine licite des montres de marque Tag Heuer proposés à la vente sur le site www.chictime.com n'est pas établie par la société Asiexa, cette dernière n'ayant pas produit les pièces justificatives pour déterminer l'origine des montres litigieuses.
Sur les responsabilités
La société Asiexa engage sa responsabilité à l'égard de la société LVMH pour avoir proposé à la vente, sans être elle même un distributeur agréé du réseau de distribution sélective, sur son site www.chictime.com des montres, ce qu'elle ne conteste pas, dont l'origine est illicite et donc porté atteinte au réseau de distribution sélective de la société LVMH.
En outre, la société E Nova ne peut pas utilement faire valoir que son implication est limitée aux prestations informatiques. En effet, il ressort du contrat de prestations de services conclu entre les sociétés E Nova et Asiexa qu'il porte sur " toutes prestations dans le domaine du marketing, Web et service client pour ses ventes de produits à destination des consommateurs situés en Europe et dans le monde " et que la société Asiexa donne mandat à la société E Nova, qui accepte, " d'encaisser les sommes qui lui reviennent au titre des ventes précitées ". Ce domaine d'intervention large de la société E Nova aux côtés de la société Asiexa pour commercialiser les produits de son site et notamment les montres de marque Tag Heuer est confirmé par les différentes constatations réalisées par l'huissier de justice le 22 octobre 2014 : la société E Nova s'occupe de " l'assistance à la clientèle lors de l'achat sur le site " selon les termes même de ses employés ; l'absence de certificat du fabricant avec les montres litigieuses est connue et expliquée par elle, et l'origine des montres étant selon ses salariés " tierce " comme provenant de " Cameron ".
Ces éléments démontrent que la société E Nova a agi de concert avec la société Asiexa pour commercialiser en France des produits de marque Tag Heuer en violation du réseau de distribution sélective.
En conséquence, la responsabilité la société E Nova est également engagée, celle-ci ayant commis des fautes, par sa complicité avec la société Asiexa, ayant contribué à la réalisation de l'entier dommage subi par les sociétés LVMH et Tag Heuer et lié à la violation du réseau de distribution sélective des montres de la marque Tag Heuer.
Les sociétés E Nova et Asiexa seront donc condamnées in solidum à réparer le préjudice subi du fait de ces actions.
Sur les actes de concurrence déloyale
Les sociétés LVMH et Tag Heuer soutiennent qu'il résulte des pièces produites aux débats que les agissements fautifs identifiés constituent des actes de concurrence déloyale et de parasitisme auxquels ont activement participé :
- la société Asiexa en sa qualité de " vendeur " sur les plateformes " e commerce " la Redoute et la Fnac notamment ainsi que sur son propre site internet chictime.com,
- la société E Nova, dirigée par le même gérant que Varonia Technologies, à laquelle la société Asiexa a confié " l'administration et la gestion " de son site www.chic time.fr et qui est intervenue comme conseil en marketing par internet de ladite société.
Elles font en effet valoir qu'il ressort des procès-verbaux de constat produits aux débats que les sociétés Asiexa et E Nova ont mis en place et développé un commerce illicite de vente de montres Tag Heuer dans des conditions dévalorisantes, qui laissaient à penser à la clientèle que " Chic Time " était de surcroît un distributeur agréé.
Enfin elles font valoir que les sociétés Asiexa et E Nova se sont également rendues coupables de parasitisme économique, profitant indûment de la notoriété et de l'image de marque des produits Tag Heuer ainsi que des investissements réalisés par les sociétés Tag Heuer et LVMH Montres et Joaillerie France, et ce afin de promouvoir et bénéficier de leur propre commerce illicite de ces produits.
La société E Nova fait valoir que sa responsabilité ne peut être recherchée à ce titre puisque son activité, strictement technique, se cantonne à l'entretien du site www.chictime.com, à son identification et à sa visibilité sur le web. La société Asiexa soutient, quant à elle, n'avoir fait qu'exercer une activité dans son pays d'origine qui était parfaitement claire et conforme à la législation de ce pays. Elles contestent donc avoir porté atteinte à l'image de marque des produits Tag Heuer, avoir commis des publicités trompeuses ou des actes de parasitisme.
Il y a lieu de rappeler que le seul fait de commercialiser hors réseau des produits authentiques couverts par un contrat de distribution exclusive et/ou sélective n'est pas fautif dès lors que la revente concerne des produits acquis régulièrement et que par suite, l'action en concurrence déloyale n'est possible que si à la distribution hors réseau s'ajoute une faute imputable au distributeur hors réseau.
Les conditions de mise en vente des montres de marque Tag Heuer, produits de luxe, portent atteinte à l'image de marque en ce que les montres sont commercialisées avec des promotions, selon des critères de prix, sans que la garantie du fabricant ne soit proposée, et dans des emballages dégradés.
Par ailleurs, le " certificat de garantie et d'authenticité " délivré par " chictime " envoyé avec les montres de marques Tag Heuer tend à faire croire à l'acheteur qu'il bénéficie de la garantie du fabricant, ce qui n'est pas le cas comme relevé ci-dessus, et que le site www.chictime.com est un distributeur agréé. Ce certificat, qui en réalité n'a aucune valeur, trompe le consommateur quant à l'origine du produits et à sa garantie.
De même, la commercialisation des produits Tag Heuer, sans réaliser les investissements indispensables au développement du réseau, en profitant de la notoriété de marques Tag Heuer, constitue des actes de parasitisme économique.
En revanche, l'approvisionnement illicite ne peut être reproché sur le fondement de la concurrence déloyale, cet élément ne constituant pas un fait distinct des actes de participation à la violation d'un réseau de distribution sélective.
Pour les mêmes motifs que ceux exposés ci-dessus, la société E Nova a participé activement, aux côtés de la société Asiexa, à la commercialisation des produits litigieux et dans des conditions fautives.
Au regard de l'ensemble de ces éléments, il est établi que les sociétés E Nova et Asiexa ont commis des fautes constituant des actes de concurrence déloyale ayant contribué à la réalisation de l'entier dommage.
Sur la réparation des préjudices
Il ressort du procès-verbal de constat d'huissier du 8 septembre 2014 que 612 montres de marques Tag Heuer étaient offertes à la vente sur le site www.chictime.com.
Il n'est pas contesté que la société Tag Heuer fabrique les montres et est propriétaire de la marque Tag Heuer et que la société LVMH Montres et Joaillerie France anime le réseau de distribution sélective des montres en France.
A défaut de justifier des investissements réalisés par chacune d'elles et au regard des seuls éléments soumis à l'appréciation de la cour, à savoir le nombre de montres proposées à la vente et le mode de vente par Internet pouvant toucher l'ensemble du territoire français, il y a lieu de fixer leurs préjudices respectifs à la somme de 150 000 euros chacune au titre de la violation du réseau de distribution sélective et de 50 000 euros au titre de la concurrence déloyale.
En conséquence, il y a lieu d'infirmer le jugement en ce qu'il a condamné la société Asiexa à payer respectivement, à titre de dommages et intérêts la somme de 150 000 euros à chacune des sociétés LVMH Montres et Joaillerie France et Tag Heuer et a condamné la société E Nova à payer respectivement, à titre de dommages et intérêts, la sommes de 50 000 euros à chacune des sociétés LVMH Montres et Joaillerie France et Tag Heuer.
Statuant à nouveau, il y a lieu de condamner in solidum les sociétés E Nova et Asiexa à payer à titre de dommages et intérêts les sommes de :
- 150 000 euros chacune au titre de la violation du réseau de distribution sélective et de 50 000 euros au titre de la concurrence déloyale à la société LVMH Montres et Joaillerie France,
- 150 000 euros chacune au titre de la violation du réseau de distribution sélective et de 50 000 euros au titre de la concurrence déloyale à la société Tag Heuer.
Par ailleurs, il y a lieu d'interdire aux sociétés Asiexa Limited et E Nova d'offrir à la vente et de vendre sur le site internet www.chictime.com tous produits de marque Tag Heuer ou présentés comme tels, sous astreinte de 20 000 euros par infraction constatée et ce, pendant un délai de deux mois à l'issue duquel il sera de nouveau fait droit. Le jugement sera donc confirmé sur ce point.
Sur la demande de dommages intérêts formulée par les sociétés Asiexa Limited et E Nova
La condamnation des sociétés Asiexa Limited et E Nova pour actes de concurrence déloyale et participation à la violation d'un réseau de distribution sélective démontre le bien fondé des actions engagées à leur encontre par les sociétés LVMH Montres et Joaillerie France et Tag Heuer.
Aucune faute des sociétés LVMH Montres et Joaillerie France et Tag Heuer n'est donc établie. Les demandes de dommages et intérêts seront donc rejetées et le jugement sera ainsi confirmé sur ce point.
Sur les dépens et l'application de l'article 700 du Code de procédure civile
Le sens du présent arrêt conduit à confirmer le jugement sur les dépens et l'application qui y a été faite des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile.
Les sociétés Asiexa Limited et E Nova doivent être condamnées in solidum aux dépens d'appel, ainsi qu'à payer à chacune des sociétés LVMH Montres et Joaillerie France et Tag Heuer la somme de 15 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile en cause d'appel.
Le sens du présent arrêt conduit à rejeter la demande par application de l'article 700 du Code de procédure civile formulée par des sociétés Asiexa Limited et E Nova.
Par ces motifs : LA COUR, Confirme le jugement sauf en ce qu'il a condamné la société Asiexa à payer respectivement, à titre de dommages et intérêts la somme de 150 000 euros à chacune des sociétés LVMH Montres et Joaillerie France et Tag Heuer et a condamné la société E Nova à payer respectivement, à titre de dommages et intérêts, la sommes de 50 000 euros à chacune des sociétés LVMH Montres et Joaillerie France et Tag Heuer ; L'infirme sur ce point ; Statuant à nouveau ; Condamne in solidum les sociétés E Nova et Asiexa à payer à titre de dommages et intérêts les sommes de : - 150 000 euros au titre de la violation du réseau de distribution sélective et de 50 000 euros au titre de la concurrence déloyale à la société LVMH Montres et Joaillerie France, - 150 000 euros au titre de la violation du réseau de distribution sélective et de 50 000 euros au titre de la concurrence déloyale à la société Tag Heuer ; Y ajoutant ; Condamne in solidum les sociétés Asiexa Limited et E Nova aux dépens d'appel, ainsi qu'à payer à chacune des sociétés LVMH Montres et Joaillerie France et Tag Heuer la somme de 15 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile en cause d'appel ; Rejette toute autre demande.