CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 6 février 2019, n° 17-04101
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Doux aliments (SARL), Goic (ès qual.), Pagani (ès qual.)
Défendeur :
Compagnie financière et de participations Roullier (SA), Timab industries (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Luc
Conseillers :
Mmes Mouthon Vidilles, Comte
Avocats :
Mes Lehman, Guyonnet, David
Faits et procédure
La société Doux Aliments (la société Doux), venant aux droits des sociétés Doux Aliments Sologne, Doux Aliments Bretagne et Doux Aliments Vendée, est spécialisée dans l'élevage avicole et fabrique des aliments destinés aux volailles, notamment à partir de matières minérales comme le phosphate.
La société Timab Industries (la société Timab), qui est venue aux droits de la société Timac en 1997, est une filiale de la société Compagnie Financière et de Participation Roullier (la société CFPR), qui fait partie du groupe Roullier, produit et commercialise des matières premières minérales destinées à l'alimentation animale.
De 1992 à 2004, des produits alimentaires destinés aux volailles ont été fabriqués sur les sites de production des sociétés Doux Aliments Bretagne et Doux Aliments Vendée en y incorporant le phosphate acheté tant auprès de la société Timab que de la société CFPR.
Au cours de la même période, les sociétés Doux Aliments Sologne, Doux Aliments Bretagne et Doux Aliments Vendée ont également acheté, auprès de la société Timab, du phosphate nécessaire à la fabrication des aliments pour volailles qu'elles produisaient.
Par décision (2010) 5001 final, du 20 juillet 2010, relative à une procédure d'application de l'article 101 TFUE et de l'article 53 de l'accord EEE (affaire COMP/38866 Phosphates pour l'alimentation animale), la Commission européenne a condamné six groupes de producteurs de phosphates destinés à l'alimentation animale à hauteur de 175 647 000 euros, pour avoir participé, pendant trente ans, à une infraction unique et continue ayant consisté en un partage d'une grande partie du marché européen des phosphates pour l'alimentation animale, sous la forme de quotas de vente par région et par client et de coordination des prix et des conditions de vente.
Les sociétés Timab Industries et la Cie Financière et de Participation Roullier (CFPR) ont été condamnées pour avoir participé à cette entente, du 16 septembre 1993 au 10 février 2004.
Cette décision faisait suite à quatre demandes de clémence et l'ouverture d'une procédure de transaction acceptée par tous les membres de l'entente, à l'exception des sociétés Timab et CFPR.
Aux termes de cette décision, il a été établi, d'une part, que les deux sociétés productrices de phosphate " ont pris part à une infraction unique et continue à l'article 101 TFUE et, à compter du 1er janvier 1994, à l'article 53 de l'accord sur l'Espace économique européen, par laquelle elles se sont entendues concernant la vente de phosphates alimentaires utilisés dans les aliments pour animaux " (point 3 de la décision) et, d'autre part, que " L'entente globale a duré au moins 34 ans et 10 mois [...] Les entreprises suivantes sont considérées comme responsables de l'infraction pour les périodes indiquées: Timab Industries SA : au moins du 16 septembre 1993 au 10 février 2004, Compagnie Financière et de Participation Roullier au moins du 16 septembre 1993 au 10 février 2004 " (point 6 de la décision).
Sur la base de ces constatations, la société Timab a été condamnée, solidairement avec la société CFPR à une amende de 59 850 000 euros.
Dans ces conditions, s'estimant bien fondées à demander la réparation du préjudice subi du fait des excédents de facturation illicites établis entre 1993 et 2004, les sociétés Doux Aliments Bretagne et Doux Aliments Vendée ont, par exploit du 17 décembre 2014, assigné la société CFPR devant le tribunal de commerce de Quimper.
Par une autre assignation du même jour, les sociétés Doux Aliments Sologne, Doux Aliments Bretagne et Doux Aliments Vendée ont également assigné la société Timab devant le tribunal de commerce de Quimper des mêmes chefs de demandes.
Par jugement du 20 mai 2015, le Tribunal de l'Union a confirmé la décision de la Commission. La Cour de justice a ensuite rejeté le recours contre le jugement.
Par jugement du 9 octobre 2015, le tribunal de commerce de Quimper s'est déclaré incompétent et a renvoyé, devant le tribunal de commerce de Rennes, les deux affaires qui ont été enrôlées respectivement sous les numéros 2015F00497 et 2015F00498.
Le 30 juin 2016, les sociétés Doux Aliments Sologne, Doux Aliments Bretagne et Doux Aliments Vendée ont fait l'objet d'une fusion-absorption au profit de la société Doux Aliments, qui est venue à leurs droits par conclusion d'intervention volontaire.
Par jugement du 12 janvier 2017, le tribunal de commerce de Rennes a :
- prononcé la jonction des affaires enrôlées sous les numéros 2015F00497 et 2015F00498,
- débouté les sociétés Compagnie Financière et de Participation Roullier et Timab de leur demande de sursis à statuer,
- dit que l'action engagée par la société Doux Aliments est prescrite,
- débouté la société Doux Aliments de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions,
- condamné la société Doux Aliments à payer à la société Compagnie Financière et de Participation Roullier la somme de 5 000 euros par application de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamné la société Doux Aliments à payer à la société Timab la somme de 5 000 euros par application de l'article 700 du code de procédure civile,
- débouté les parties de leurs autres demandes, plus amples ou contraires,
- condamné la société Doux Aliments aux entiers dépens.
Par déclaration du 23 février 2017, la société Doux a interjeté appel à l'encontre de ce jugement.
Par jugement du 4 avril 2018, le tribunal de commerce de Rennes a ouvert une procédure de liquidation à l'encontre de la société Doux et a désigné la SAS David-Goic et la Selarl EP & Associés en qualité de mandataires liquidateurs ; ces derniers sont intervenus volontairement à la présente instance par conclusions régularisées le 27 avril 2018.
Par ordonnance du 5 juin 2018, le conseiller de la mise en état de la chambre 4-pôle 5 de la cour d'appel de Paris a ordonné aux sociétés Timab et CFPR de produire, sous astreinte de 1 000 euros par jour de retard, passé un délai de 15 jours, l'ensemble des pièces qui correspondaient à la " Description des preuves " figurant aux notes de bas de page 286, 287, 288 et 289 de la décision de la Commission européenne du 20 juillet 2010, se réservant par ailleurs le pouvoir de liquider l'astreinte.
Les intimées ont depuis lors procédé à la communication de pièces ordonnée par ladite ordonnance.
La procédure devant la cour a été clôturée par ordonnance du 20 novembre 2018.
Vu les dernières conclusions de la société Doux, prise en la personne de ses mandataires-liquidateurs, appelante et intervenante volontaire, déposées et notifiées le 19 novembre 2018, par lesquelles il est demandé à la cour, au visa des articles 1382 ancien du code civil et 15 du règlement CE n° 1/2003, de :
- réformer le jugement dont appel en ce qu'il a déclaré la société Doux Aliments prescrite en son action, et, statuant à nouveau,
- dire recevable et bien fondée l'action de la société Doux Aliments - représentée par la SAS David Goic, elle-même représentée par Maître Isabelle Goic et la Selarl EP & Associés, elle-même représentée par Maître Jordy Pagani, ses mandataires liquidateurs, en conséquence, à titre principal :
- débouter les sociétés Timab Industries et Compagnie Financière et de Participation Roulier de l'ensemble de leurs demandes, fins et conclusions,
- condamner la société Timab Industries à verser à titre de dommages et intérêts pour excédant de facturation, à la société Doux Aliments, représentée par la SAS David-Goic, elle-même représentée par Maître Isabelle Goic et la Selarl EP & Associés, elle-même représentée par Maître Jordy Pagani, ses mandataires liquidateurs :
* 9 362,16 euros au titre des excédents de facturation imposés à l'ancienne société Doux Aliments Sologne,
* 350 591,25 euros au titre des excédents de facturation imposés à l'ancienne société Doux Aliments Bretagne,
* 5 432,39 euros au titre des excédents de facturation imposés à l'ancienne société Doux Aliments Vendée,
- condamner la société Timab Industries à verser, en raison du retard dans le paiement, à la société Doux Aliments, représentée par la SAS David-Goic, elle-même représentée par Maître Isabelle Goic et la Selarl EP & Associés, elle-même représentée par Maître Jordy Pagani, ses mandataires liquidateurs :
* 4 681,08 euros au titre du retard dans le paiement subi par l'ancienne société Doux Aliments Sologne,
* 175 295,62 euros au titre du retard dans le paiement subi par l'ancienne société Doux Aliments Bretagne,
* 2 716,19 euros au titre du retard dans le paiement subi par l'ancienne société Doux Aliments Vendée,
- condamner la société Compagnie Financière et de Participation Roulier à verser à titre de dommages et intérêts pour excédent de facturation, à la société Doux Aliments, représentée par la SAS David-Goic, elle-même représentée par Maître Isabelle Goic et la Selarl EP & Associés, elle-même représentée par Maître Jordy Pagani, ses mandataires liquidateurs :
* 35 411,23 euros au titre des excédents de facturation imposés à l'ancienne société Doux Aliments Bretagne,
* 1 188,27 euros au titre des excédents de facturation imposés à l'ancienne société Doux Aliments Vendée,
- condamner la société Compagnie Financière et de Participation Roulier à verser, en raison du retard dans le paiement, à la société Doux Aliments, représentée par la SAS David-Goic, elle-même représentée par Maître Isabelle Goic et la Selarl EP & Associés, elle-même représentée par Maître Jordy Pagani, ses mandataires liquidateurs :
* 17 705,61 euros au titre du retard de paiement subi par l'ancienne société Doux Aliments Bretagne,
* 594,13 euros au titre du retard de paiement subi par l'ancienne société Doux Aliments Vendée,
- donner acte à la société Doux Aliments de ce que la facturation de la TVA est réservée,
- condamner solidairement la société Timab Industries et la société Compagnie Financière et de Participation Roulier à verser à la société Doux Aliments, représentée par la SAS David-Goic, elle-même représentée par Maître Isabelle Goic et la Selarl EP & Associés, elle-même représentée par Maître Jordy Pagani, ses mandataires liquidateurs, une somme de 30 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,
- les condamner sous la même solidarité aux dépens dont distraction au profit de Maître Hervé Lehman, avocat, en application de l'article 699 du même Code, à titre subsidiaire :
- inviter la Commission européenne à communiquer l'ensemble des pièces relatives aux hausses de prix pratiquées envers les sociétés du groupe Doux (aujourd'hui Doux Aliments) tant par la société Timab Industries que par la société Compagnie Financière et de Participation Roulier, sur une période située entre le 16 septembre 1993 et le 10 février 2004 ;
Vu les dernières conclusions des sociétés CFPR et Timab, intimées, déposées et notifiées le 12 novembre 2018, par lesquelles il est demandé à la cour, au visa des articles 101 du TFUE, 6, 9, 700, 916 du Code de procédure civile, 1153 (devenu 1231-6), 1382 (devenu 1240), 2224, 2234 du Code civil et L. 110-4 du Code de commerce, de :
à titre principal :
- constater que les sociétés Doux Aliments Sologne, Doux Aliments Bretagne et Doux Aliments Vendée, aux droits desquelles est venue la société Doux Aliments, ont introduit la première instance par deux assignations en date du 17 décembre 2014,
- constater que la SAS David Goic et la Selarl EP & Associés poursuivent, en application de l'article L. 641-9 du Code de commerce, l'action introduite par la société Doux Aliments,
- constater que les sociétés Doux Aliments Sologne, Doux Aliments Bretagne et Doux Aliments Vendée avaient connaissance des préjudices allégués dès 2005 et, en tout état de cause, au plus tard le 29 janvier 2009, soit avant la date du 20 juillet 2010, en conséquence,
- dire que l'action introduite par les sociétés Doux Aliments Sologne, Doux Aliments Bretagne et Doux Aliments Vendée et poursuivie par la SAS David Goic et la Selarl EP & Associés est prescrite,
À titre subsidiaire :
- constater que les appelantes se fondent dans leur action sur la seule décision de la Commission européenne du 20 juillet 2010 sanctionnant les sociétés CFPR et Timab pour la participation de ces dernières à une entente sur les phosphates pour l'alimentation animale, pour justifier leur demande de dommages et intérêts,
- constater que les appelantes invoquent une prétendue surfacturation à hauteur de 20 %, sur toute la durée de la participation de la société Timac, puis de la société Timab à l'entente entre le 16 septembre 1993 et le 10 février 2004 alors que la décision susvisée du 20 juillet 2010 ne se prononce pas sur les effets de cette entente sur le marché, et n'accrédite donc nullement une telle surfacturation,
- constater que les prix des phosphates pour l'alimentation animale vendus par la société Timac, puis par la société Timab Industries aux sociétés du groupe Doux, se sont stabilisés, voire ont baissé pendant la période de participation de la société Timac, puis de la société Timab à l'entente,
- constater que les appelantes n'apportent aucun commencement de preuve du préjudice allégué qui aurait résulté d'un surcoût évalué forfaitairement à 20 % du prix des produits vendus par la société Timac, puis par la société Timab,
- constater que les appelantes n'ont pas davantage apporté d'élément constitutif d'un début de preuve de l'absence de répercussion du prétendu surcoût sur les clients des sociétés Doux Aliments Sologne, Doux Aliments Bretagne et Doux Aliments Vendée,
- constater que les appelantes n'apportent en tout état de cause aucun élément permettant de quantifier les préjudices allégués,
- constater que, devant le tribunal, la société Doux Aliments a invoqué le fait qu'elle " souffr(ait) de la faiblesse de ses marges financières ", en conséquence,
- dire que les préjudices allégués par les appelantes ne sont pas établis,
- dire que le lien de causalité entre l'entente et les préjudices allégués par les appelantes n'est pas établi,
- dire que les appelantes ont manqué à leur obligation de quantifier de manière précise les préjudices allégués,
- rejeter les demandes formulées par les appelantes,
À titre infiniment subsidiaire :
- enjoindre aux appelantes de produire toutes les factures adressées à ses clients relatives aux produits contenant des phosphates pour l'alimentation animale sur la période allant de 1993 à 2004 ainsi que la marge brute de chacune des sociétés Doux Aliments Sologne, Doux Aliments Bretagne et Doux Aliments Vendée sur la même période pour l'activité concernée afin d'établir la répercussion des éventuels surcoûts résultant de l'entente allégués,
- rouvrir les débats afin que les parties puissent faire valoir leurs observations sur les éléments comptables qui seraient communiqués par les appelantes afin de déterminer l'existence et le montant des préjudices allégués par ces dernières, en tout état de cause :
- condamner les appelantes au paiement de la somme de 30 000 euros à chacune des sociétés CFPR et Timab Industries en application de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens ;
SUR CE, LA COUR,
Sur la prescription,
Sollicitant l'infirmation du jugement entrepris, les sociétés David-Goic et EP & Associés, en qualité de mandataires liquidateurs de la société Doux, font valoir que leur action n'est pas prescrite, dans la mesure où le dommage n'a été révélé aux sociétés Doux que par le prononcé de la décision de la Commission européenne du 20 juillet 2010, qu'elles étaient de facto dans l'impossibilité d'agir avant le prononcé de ladite décision, et qu'enfin, la prescription de l'action a été interrompue lors de l'ouverture de la procédure européenne, selon l'esprit de la directive 2014/104/UE non encore transposée au moment des faits en droit national, mais dont le juge national doit tenir compte, en interprétant le droit national à la lumière de cette directive.
En réplique, les sociétés Timab et CFPR contestent ces allégations, point par point, et concluent à la confirmation du jugement.
L'article L. 110-4 du Code de commerce prévoit que " les obligations nées à l'occasion de leur commerce entre commerçants ou entre commerçants et non commerçants se prescrivent par cinq ans si elles ne sont pas soumises à des prescriptions spéciales plus courtes ".
L'article 2224 du Code civil, modifié par la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008, dispose que : " Les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer ".
La notion de " faits permettant d'exercer un droit " s'entend de faits permettant d'agir ou de défendre ce droit.
En matière d'action en responsabilité, comme dans la présente espèce, la prescription ne court qu'à compter de la réalisation du dommage ou de la date à laquelle il est révélé à la victime, si celle-ci établit qu'elle n'en avait pas eu précédemment connaissance.
La date retenue par le tribunal comme point de départ de la prescription est le 29 janvier 2009, date à laquelle la Commission a ouvert sa procédure.
En l'espèce, la société Doux n'a su qu'elle avait été victime d'un cartel que lorsqu'elle a appris, par la décision de la Commission européenne du 20 juillet 2010, que son fournisseur principal, la société Timab, avait été sanctionné pour cette infraction, de septembre 1993 à février 2004.
Dès lors, c'est cette date du 20 juillet 2010, qui doit être retenue comme point de départ de la prescription. L'assignation, délivrée le 17 décembre 2014, n'est donc pas prescrite.
Les sociétés intimées n'établissent pas que la société Doux aurait pu exercer son droit plus tôt, les éléments qu'elles invoquent ne pouvant démontrer qu'elle savait ou aurait pu savoir qu'elle avait été victime de l'infraction, et connaître la consistance de celle-ci, son imputabilité et sa durée la circonstance que, dès le 18 décembre 2008, onze sociétés du groupe Nutreco, concurrent de la société Doux, ont assigné devant la Haute Cour de Justice de Londres dix-huit sociétés des groupes Tessenderlo et Kemira / Yara en vue d'obtenir réparation de préjudices qui auraient résulté de l'entente, ne peut qu'établir que ces sociétés devinaient ou connaissaient la pratique de cartel sur leur propre marché, ce qui ne démontre pas qu'il en était de même sur d'autres marchés et ne démontre nullement que les éléments en leur possession étaient suffisants pour fonder leur assignation, aucune preuve du succès de cette action n'étant fournie à la cour.
Les rapports de gestion des sociétés Yara et Tessenderlo, ainsi que certains articles de la presse spécialisée, faisant état, de façon générale et non circonstanciée, d'une entente entre les producteurs européens de phosphates ne pouvaient suffire à alerter la société Doux, leur degré de publicité étant au surplus limité. La constitution de provisions par la société Tessenderlo, pour couvrir une éventuelle amende, n'était pas non plus de notoriété publique.
Enfin, l'ouverture d'une procédure par la Commission européenne ne pouvait révéler que la seule existence d'une entente entre les producteurs de phosphates, mais non l'identité des membres de cette entente, ses modalités de fonctionnement, et sa dimension géographique et temporelle.
La transparence alléguée du marché ne saurait faire présumer que la société Doux connaissait l'existence du cartel, ses auteurs et sa durée.
Il ne peut davantage lui être opposé qu'elle aurait dû deviner être victime de la société Timab, principal fournisseur du marché français en étudiant les prix qui lui étaient facturés, la courbe des prix reflétant aussi des facteurs exogènes au seul cartel. Au surplus, il ressort de la courbe versée aux débats par les intimées qu'aucune brusque rupture n'est intervenue dans les prix consentis par Timab, de nature à alerter la société Doux.
Le jugement entrepris sera donc infirmé en ce qu'il a estimé prescrite la présente action.
La cour, statuant sur une fin de non-recevoir, est saisie pour le tout par l'effet dévolutif de l'appel, conformément à l'article 562 du Code de procédure civile.
Par suite, les parties ayant conclu au fond, il y a lieu de statuer sur l'entier litige.
Sur la responsabilité des sociétés Timab et CFPR.
L'existence d'une faute n'est pas contestée par les sociétés Timab et CFPR.
Les sociétés David-Goic et EP & Associés, ès qualités de mandataires liquidateurs de la société Doux, font valoir que les sociétés Doux ont subi deux postes de préjudices du fait de la participation de la société Timab à l'entente, constitués, d'une part, par la surfacturation liée à l'augmentation anticoncurrentielle des prix de vente du phosphate et, d'autre part, par la sollicitation de leur trésorerie dans des conditions anormales pour faire face au paiement des factures de phosphate aux montants illicitement surévalués.
Quant à la démonstration du lien de causalité entre ces préjudices allégués et la faute anticoncurrentielle, la société Doux soutient rapporter la preuve tant de la condamnation des intimées pour entente sur les prix par la décision du 20 juillet 2010, que celle de ses achats de phosphates auprès de la société Timab sur la période du 16 septembre 1993 au 10 février 2004, soit celle retenue par la Commission européenne dans sa décision précitée. Partant, elle conclut que le lien de causalité est établi en l'espèce.
En réplique, les sociétés Timab et CFPR estiment que la société Doux ne démontre pas que l'entente litigieuse a produit des effets sur les prix des phosphates, se fondant à tort sur le précédent de l'affaire de la lysine, nullement transposable à la présente espèce. Par ailleurs, elles soutiennent que la société Doux ne prouve pas ne pas avoir répercuté sur ses clients la hausse de prix qu'elle invoque.
En conséquence, elles concluent que la société Doux, représentée par ses mandataires-liquidateurs, échoue à démontrer l'existence d'un préjudice de surfacturation et, a fortiori, celle d'un préjudice d'actualisation (dit de " mobilisation de trésorerie "), ce dernier n'étant que l'accessoire du préjudice de surfacturation.
Concernant la démonstration du lien de causalité, les intimées soutiennent que la société Doux n'établit pas qu'elle n'a pu s'approvisionner auprès de fournisseurs non membres de l'entente pour échapper aux surcoûts imposés par celle-ci et que ces fournisseurs proposaient des prix inférieurs à ceux des produits de la société Timab.
Dans ces conditions, les sociétés Timab et CFPR estiment que le lien de causalité entre l'entente et les préjudices allégués n'est pas établi.
Mais la victime d'une pratique anticoncurrentielle qui veut obtenir réparation doit établir une faute, et un préjudice, en lien de causalité avec cette faute.
La faute civile découlant de la pratique anticoncurrentielle n'étant pas contestée, il y lieu d'examiner si la société Doux démontre un préjudice en lien de causalité avec cette faute.
La circonstance qu'elle ne parvient pas à calculer son préjudice ne saurait entraîner le rejet pur et simple de sa demande.
La société Doux verse aux débats des pièces du dossier de la Commission, obtenues durant la procédure de mise en état, qui établissent qu'au moins :
- au début de l'année 1/01, au cours d'une réunion du cartel, il a été décidé que Timab appliquerait à Doux une hausse de 150 francs (pièce 26.c cote 001800 de Doux) ;
- au mois de novembre 2000, il est prévu que le prix consenti à Doux passerait de 1 620 à 1 800 francs (pièce 26. Cote 001802 et 001808 de Doux).
La société Timab prétend avoir joué un rôle de franc-tireur qui ne ressort cependant pas de la décision de la Commission.
La société Doux démontre donc que les parties ont à plusieurs reprises convenu d'augmenter les prix à son égard.
En outre, cet indice est conforté par la circonstance que les cartels entraînent généralement une hausse des prix ou empêchent une baisse des prix qui se serait produite si l'entente n'avait pas existé.
Dès lors, même si le surprix n'est pas établi par la victime au titre de chacune des années du cartel, son existence résulte de la pratique elle-même et des indices versés aux débats par la société Doux, démontrant à tout le moins la décision des membres du cartel d'augmenter les prix à son égard de 10 % certaines années. Il y a lieu d'en déduire que le lien de causalité est suffisamment établi en l'espèce.
Les factures produites par la société Doux, qui montrent une stabilisation des prix durant l'entente, n'apportent à l'évidence pas la preuve des prétendues surfacturations, en l'absence de scénario contrefactuel reflétant le niveau de prix qui aurait prévalu en l'absence d'entente.
Les éléments dont dispose la cour sont donc insuffisants pour statuer sur la demande de la société Doux et chiffrer les éléments composant son préjudice.
Il y a donc lieu d'ordonner une expertise et de la confier à Gildas de Muizon, expert près la cour d'appel de Paris.
Il sera sursis à statuer en l'état sur les demandes de réparation et les dépens seront réservés.
Par ces motifs, LA COUR, infirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions ; rejette la fin de non-recevoir de prescription ; évoquant l'affaire au fond, dit que les sociétés CFPR et Timab ont commis des infractions à la libre concurrence constitutives de fautes au sens de l'article 1382 du Code civil, dans sa version alors en vigueur, dit que ces sociétés ont concouru à la réalisation du préjudice subi par la société Doux venant aux droits des sociétés Doux Sologne, Bretagne et Vendée, avant dire droit sur la réparation du préjudice de la société Doux, ordonne une expertise, désigne Gildas de Muizon, expert auprès de la Cour d'appel de Paris, Cabinet De Loitte, 6 place de la Pyramide, Paris La Défense, 92 908, avec mission d'évaluer les préjudices subis par les sociétés Doux et résultant de l'entente commise par les sociétés CFPR et Timab de septembre 1993 à février 2004 et notamment d'évaluer : - le surcoût occasionné aux sociétés Doux durant cette période par la mise en place de cette entente, - les taux d'actualisation des préjudices, permettant de calculer " le préjudice de trésorerie " allégué, - fournir à la cour tous les éléments lui permettant de fixer le préjudice, - pour ce faire, établir un scenario contrefactuel pour déterminer le niveau de prix qui aurait prévalu en l'absence d'entente, notamment au regard des évolutionspostérieures des prix acquittés par la société Doux ou facturés par les sociétés CFPR et Timab après la cessation de l'entente litigieuse, dit que l'expert aura accès aux dossiers des parties et à leur comptabilité ainsi qu'à tout élément de facturation de celles-ci, dit que l'expert devra préalablement communiquer aux parties un pré-rapport et recueillir contradictoirement leurs observations ou réclamations écrites dans le délai qu'il fixera, puis joindra ces observations ou réclamations à son rapport définitif en indiquant quelles suites il leur aura données, rappelle qu'en application de l'article 276 du Code de procédure civile, les parties devront dans leurs dernières observations ou réclamations reprendre sommairement le contenu de celles qu'elles avaient précédemment présentées, à défaut de quoi, elles seront réputées abandonnées, fixe à 30 000 euros le montant de la provision à valoir sur la rémunération de l'expert que verseront les sociétés CFPR et Timab entre les mains du régisseur d'avances et de recettes de la cour d'appel de Paris et ce, avant le 27 février 2019, rappelle qu'à défaut de consignation dans le délai, la désignation de l'expert sera caduque, toute conséquence étant tirée du refus ou de l'abstention de consigner, dit que l'expert déposera le rapport de ses opérations au greffe de la cour dans les six mois de sa saisine par signification qui lui sera faite de la consignation, dit que l'affaire sera examinée à l'audience de mise en état du mardi 8 octobre 2019, sursoit à statuer sur la réparation du préjudice, réserve les dépens. Ordonne, conformément aux dispositions combinées des articles 15, alinéa 2 du règlement (CE) n° 1/2003 du Conseil du 16 décembre 2002 relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles 101 et 102 du traité et R.470-2 du Code de commerce, que cet arrêt soit notifié par le greffe de la cour d'appel, par lettre recommandée avec accusé de réception, à la Commission européenne, à l'Autorité de la concurrence, ainsi qu'au ministre chargé de l'Economie.