CA Paris, Pôle 4 ch. 8, 21 février 2019, n° 18-01035
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Défendeur :
Sensee (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Lebée
Conseillers :
MM. Malfre, Gouarin
Avocats :
Mes Ingold, Dayan, Olivier, Pujol, Tellouk
La société Sensee a pour activité la vente en ligne de produits d'optique commercialisés par l'intermédiaire de son site internet.
L'enseigne X a pour activité la commercialisation de produits d'optique soit directement par des succursales exploitées par la société Y, soit par l'intermédiaire d'un réseau de franchises géré par la société Z.
Par ordonnance de référé du 19 mai 2017 devenue définitive, le tribunal de commerce de Paris, saisi par les sociétés Y et Z, a ordonné à la société Sensee le retrait immédiat de la publicité comparative mise en œuvre, sur tous supports, sous astreinte de 5 000 euros par jour de retard, pendant une durée de 30 jours, passé un délai de 72 heures à compter de la signification de sa décision.
La publicité en cause était ainsi libellée : " On n'a pas eu à payer Johnny, Antoine ou Sharon. Notre patron n'a même pas demandé à aller à New York pour tourner la pub. C'est peut-être aussi pour ça qu'on peut vous proposer des lunettes jusqu'à deux fois moins chères. Avec une qualité exceptionnelle. Fabriquées en France. Dans le Jura. À Oyonnax ".
Cette décision a été signifiée le 22 mai 2017.
Par acte d'huissier du 3 août 2017, les sociétés Y et Z ont fait assigner la société Sensee devant le juge de l'exécution du tribunal de grande instance de Paris aux fins, notamment, de voir liquider l'astreinte à la somme de 150 000 euros, de renouveler l'astreinte en la portant à la somme de 10 000 euros par jour de retard, un jour après son prononcé et pour une durée de deux mois.
Par jugement du 18 décembre 2017, le juge de l'exécution du tribunal de grande instance de Paris a supprimé l'astreinte fixée par l'ordonnance de référé du 19 mai 2017 concernant le retrait immédiat de la publicité comparative en ce qu'elle concerne les supports constitués de journaux dont la société Sensee n'est pas l'éditrice et les comptes Twitter de tiers, a condamné la société Sensee à payer aux sociétés Y et Z la somme totale de 5 000 euros au titre de la liquidation d'astreinte, a débouté les sociétés Y et Z de leur demande de renouvellement de l'astreinte en la fixant à 10 000 euros par jour de retard, un jour après son prononcé et pour une durée de deux mois, a débouté la société Sensee de sa demande de dommages intérêts et d'indemnité de procédure et a condamné la société Sensee à payer aux sociétés Y et Z la somme totale de 1 500 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu'aux dépens.
Par déclaration du 3 janvier 2018, les sociétés Y et Z ont interjeté appel de cette décision.
Par dernières conclusions du 22 janvier 2019, les sociétés Y et Z demandent à la cour d'infirmer le jugement attaqué sauf en ce qu'il a débouté la société Sensee de sa demande de dommages intérêts et d'indemnité de procédure, statuant à nouveau, de liquider l'astreinte à la somme de 150 000 euros et de condamner la société Sensee à leur payer cette somme, de renouveler l'astreinte fixée par l'ordonnance de référé du 19 mai 2017 en la fixant à la somme de 10 000 euros par jour de retard, un jour après son prononcé et pour une durée de 2 mois à l'issue de laquelle il sera à nouveau fait droit, de débouter la société Sensee de toutes ses demandes et de condamner l'intimée à leur payer la somme de 4 000 euros chacune sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens.
Par dernières conclusions du 16 janvier 2019, la société Sensee demande à la cour, à titre principal, d'infirmer le jugement attaqué en ce qu'il l'a condamné à payer la somme de 5 000 euros au titre de la liquidation de l'astreinte et à verser une indemnité de procédure de 1 500 euros ainsi qu'aux dépens, statuant à nouveau de ces chefs, de dire n'y avoir lieu à liquidation de l'astreinte, à sa condamnation à une indemnité de procédure et aux dépens, à titre subsidiaire, de confirmer le jugement entrepris, de dire n'y avoir lieu à astreinte, de débouter les appelantes de toutes leurs demandes, de supprimer l'astreinte réclamée par les appelantes et de les condamner in solidum à lui verser la somme de 10 000 euros de dommages intérêts pour procédure abusive, la somme de 6 000 euros chacune sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens.
Il est référé aux dernières conclusions des parties pour un plus ample exposé de leurs prétentions et moyens.
La clôture est intervenue le 24 janvier 2019.
SUR CE
Sur l'astreinte :
L'article L. 131-1 du Code des procédures civiles d'exécution dispose que tout juge peut même d'office ordonner une astreinte pour assurer l'exécution de sa décision, que le juge de l'exécution peut assortir d'une astreinte une décision rendue par un autre juge si les circonstances en font apparaître la nécessité.
Aux termes de l'article L. 131-2 du même Code, l'astreinte est provisoire ou définitive et doit être considérée comme provisoire à moins que le juge n'ait précisé son caractère définitif. Une astreinte définitive ne peut être ordonnée qu'après le prononcé d'une astreinte provisoire et pour une durée que le juge détermine. Si l'une de ces conditions n'a pas été respectée, l'astreinte est liquidée comme une astreinte provisoire.
Selon l'article L. 131-4 du même Code, le montant de l'astreinte provisoire est liquidé en tenant compte du comportement de celui à qui l'injonction a été adressée et des difficultés qu'il a rencontrées pour l'exécuter. L'astreinte provisoire ou définitive est supprimée en tout ou partie s'il est établi que l'inexécution ou le retard dans l'exécution de l'injonction du juge provient, en tout ou partie, d'une cause étrangère.
Il résulte de ces dispositions qu'il appartient au juge de la liquidation d'interpréter la décision assortie de l'astreinte afin de déterminer les obligations ou les injonctions assorties d'une astreinte et que le montant de l'astreinte liquidée ne peut être supérieur à celui de l'astreinte fixée par le juge l'ayant ordonnée.
Lorsque l'astreinte assortit une obligation de faire, il incombe au débiteur de cette obligation de rapporter la preuve de son exécution dans le délai imparti par la décision la prononçant.
Pour supprimer partiellement l'astreinte, la liquider l'astreinte à la somme de 5 000 euros et rejeter la demande de fixation d'une nouvelle astreinte, le premier juge a retenu qu'il n'était pas contesté que la société Sensee avait retiré la publicité litigieuse de son propre site internet dans le délai accordé par l'ordonnance de référé du 19 mai 2017, que cette société établissait avoir, le 22 mai 2017, donné pour instruction à la société chargée de ses campagnes publicitaires de ne plus utiliser ladite publicité et qu'elle démontrait que, jusqu'en février 2017, la publicité litigieuse n'apparaissait pas sur ses comptes Instagram, Twitter et Facebook. Le premier juge a estimé qu'aucun élément versé par les parties ne permettait d'établir que la société Sensee détenait un compte Pinterest. Le premier juge a considéré que la société Sensee ne pouvait être tenue pour responsable du contenu du compte Twitter d'un tiers ni de l'apparition de la publicité concernée dans deux journaux professionnels, l'Adn et Acuité, dont elle n'est pas l'éditrice, relevant en outre qu'il n'était pas possible de supprimer les retweets d'autres utilisateurs de son propre fil d'actualité, la seule solution consistant à désactiver un par un les retweets des autres utilisateurs, de sorte que la société Sensee pouvait se prévaloir d'une cause étrangère. Pour liquider à la somme de 5 000 euros, le premier juge a tenu compte de la bonne foi manifeste de la société Sensee, qui a exécuté dans le délai fixé par l'ordonnance de référé du 19 mai 2017 une grande partie de ses obligations et fait diligence depuis pour supprimer les diffusions restantes.
Les sociétés Y et Z soutiennent que la société Sensee était en mesure d'exécuter complètement l'injonction résultant de l'ordonnance de référé du 19 mai 2017 et de retirer la publicité litigieuse de tous supports, qu'elle ne rapporte la preuve d'aucune cause étrangère justifiant l'inexécution de l'injonction judiciaire. Elles font valoir que la simple exécution tardive de l'obligation justifie la liquidation de l'astreinte. Les appelantes exposent qu'il ressort du procès-verbal de constat du 27 juin 2017 que la publicité litigieuse était présente à cette date sur le propre compte Twitter de la société Sensee au titre de deux tweets en date des 6 et 7 mars 2017 et au titre de cinq retweets en date des 6, 9 et 13 mars 2017 ainsi que sur le site internet des magazines Adn et Acuité. Elles soutiennent que cette publicité apparaissait sur les réseaux sociaux comme Twitter, Instagram et que la société Sensee n'a même pas tenté d'exécuter l'injonction judiciaire dans le délai imparti. Les appelantes font valoir la généralité de l'injonction de supprimer la publicité litigieuse sur tous supports, qui ne nécessite aucune interprétation et ne peut être modifiée par le juge de l'exécution. Concernant la cause étrangère, les sociétés Y et Z font valoir que l'intimée ne rapporte pas la preuve de l'impossibilité technique d'exécuter son obligation, qu'elle se borne à invoquer un courriel adressé le 22 mai 2017 à son prestataire de communication, dont ce dernier atteste de la réception mais qui n'est pas produit aux débats. Elles font valoir qu'il existe des voies de droit pour imposer la suppression de publicité aux hébergeurs des sites internet, que la société Sensee a toujours contrôlé la parution des retweets de sa publicité puisque ces retweets n'apparaissent plus sur son compte Twitter à ce jour et qu'elle est responsable pour ne pas avoir agi plus tôt en ce sens. S'agissant du montant de la liquidation de l'astreinte, les sociétés Y et Z estiment que l'astreinte doit être liquidée intégralement compte tenu de l'absence de diligences de la société Sensee dans le délai imparti et la persistance d'au moins deux tweets sur sa page 30 jours après la signification de l'ordonnance de référé. Les appelantes fondent leur demande de renouvellement de l'astreinte sur la persistance du trouble subi en raison de la publicité litigieuse. Les sociétés Y et Z admettent que les tweets et retweets mentionnant la publicité litigieuse ont disparu des comptes de la société Sensee sur les réseaux sociaux mais maintiennent que cette publicité demeure accessible sur les sites internet des magazines Adn et Acuité ainsi que par l'intermédiaire de Google.
La société Sensee soutient qu'elle a donné, le 22 mai 2017, instruction à la société chargée de sa communication payante sur les médias digitaux de supprimer la publicité litigieuse, qu'elle a procédé au retrait de cette publicité de l'ensemble des supports de communication qu'elle maîtrise, soit sur son site internet, ses comptes Twitter, Instagram et Facebook. L'intimée estime que la publication d'un article dans les magazines en ligne Adn et Acuité comme les retweets sont le fait de tiers échappant à son contrôle, ce qui constitue une cause étrangère, et qu'au 30 mai 2017 la publicité litigieuse n'était plus présente sur aucun support sur lequel elle exerçait son autorité. En outre, elle fait valoir que les publications et retweets restants étaient difficilement accessibles au consommateur et que les sociétés Y et Z reconnaissent qu'à ce jour la publicité n'est plus présente sur aucun support, ce qui exclut la nécessité d'une nouvelle astreinte.
Si la société Sensee produit une lettre de la société chargée de sa communication attestant qu'elle a reçu, le 22 mai 2017, instruction de supprimer la publicité litigieuse, elle ne verse pas aux débats sa lettre d'instruction ainsi que le détail de la campagne de communication dont cette société était jusque-là chargée, de sorte que la cour n'est pas en mesure de vérifier la nature et l'étendue des instructions réellement données.
En outre, la société Sensee ne justifie d'aucune démarche auprès des éditeurs des magazines en ligne Adn et Acuité afin d'obtenir la suppression de la publicité litigieuse dans ses deux magazines professionnels.
La société Sensee ne démontre pas davantage avoir effectué des démarches auprès de la société Google en vue de la suppression de la publicité litigieuse sur ce support.
Le fait que la société Sensee n'ait aucune maîtrise juridique et technique sur les sites internet et comptes de réseaux sociaux de tiers sur lesquels la publicité litigieuse a été retweetée ou encore sur les magazines en ligne l'ayant rapportée constitue non pas une cause étrangère justifiant sa suppression partielle, comme l'a ordonnée à tort le premier juge, mais des difficultés d'exécution de l'obligation de retrait immédiat de tous supports de cette publicité susceptible de justifier la modération du montant de la liquidation de l'astreinte.
Les sociétés Y et Z admettent que les tweets et retweets mentionnant la publicité litigieuse ont disparu du site internet et des comptes de la société Sensee sur les réseaux sociaux mais établissent, par un procès-verbal de constat d'huissier du 27 juin 2017 non contredit par le procès-verbal de constat d'huissier établi le 31 août 2017 à la demande de la société Sensee, que cette publicité demeure accessible sur les sites internet des magazines Adn et Acuité ainsi que par l'intermédiaire de Google, ce qui justifient le prononcé d'une nouvelle astreinte afin de contraindre la société Sensee à exécuter l'obligation mise à sa charge.
En outre, ces mêmes procès-verbaux de constat établissent que la société Sensee n'a pas immédiatement fait disparaître les tweets reçus qui reproduisaient la publicité litigieuse, alors qu'elle avait la possibilité de supprimer les tweets de son fil d'actualité.
Le jugement entrepris sera donc infirmé en toutes ses dispositions.
Statuant à nouveau, il convient de liquider l'astreinte prononcée par l'ordonnance du 19 mai 2017 du juge des référés du tribunal de commerce de Paris à la somme de 75 000 euros au regard du comportement de la société Sensee et des difficultés rencontrées pour exécuter son obligation, de condamner la société Sensee à payer cette somme aux sociétés Y et Z et d'assortir l'obligation fixée par ladite ordonnance d'une nouvelle astreinte provisoire de 1 000 euros par jour de retard à compter de l'expiration d'un délai de 30 jours à partir de la signification du présent arrêt, pour une durée de 60 jours.
La solution du litige conduit à débouter la société Sensee de sa demande de dommages intérêts pour procédure abusive.
Succombant, la société Sensee sera condamnée aux entiers dépens de première instance et d'appel, qui pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.
L'équité justifie que la société Sensee soit condamnée à payer aux sociétés Y et Z, unies d'intérêts, la somme de 4 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile.
Par ces motifs infirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions ; Statuant à nouveau, Ordonne la liquidation de l'astreinte prononcée par l'ordonnance du 19 mai 2017 du juge des référés du tribunal de commerce de Paris à la somme de 75 000 euros ; Condamne la société Sensee à payer la somme de 75 000 euros aux sociétés Y et Z ; Dit que l'injonction fixée par l'ordonnance du 19 mai 2017 du juge des référés du tribunal de commerce de Paris sera assortie d'une nouvelle astreinte provisoire de 1 000 euros par jour de retard à compter de l'expiration d'un délai de 30 jours à partir de la signification du présent arrêt, pour une durée de 60 jours ; Déboute la société Sensee de sa demande de dommages intérêts pour procédure abusive ; Rejette toute autre demande ; Condamne la société Sensee aux entiers dépens de première instance et d'appel, qui pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile ; Condamne la société Sensee à verser aux sociétés Y et Z la somme de 4 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile.