CA Paris, Pôle 5 ch. 5, 28 février 2019, n° 17-16475
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Bugaboo International BV (Sté)
Défendeur :
Gamin Tout Terrain (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Schaller
Conseillers :
Mmes Soudry, Moreau
Avocats :
Mes Olivier, Fleinert Jensen, Breban
Faits et procédure :
La société Bugaboo International BV (ci-après " la société Bugaboo ") est une société de droit néerlandais ayant pour activité la fabrication et la commercialisation de poussettes pour enfants.
La société française Gamin Tout Terrain (ci-après " la société GTT ") est spécialisée dans la distribution de produits de puériculture.
Le 10 juin 2002, les deux sociétés ont conclu un contrat de distribution exclusive, pour une durée d'un an, se terminant le 31 octobre 2003, renouvelable par tacite reconduction.
Le 22 décembre 2005, elles ont conclu un contrat avec effet rétroactif au 1er novembre 2005 qui devait arriver à son terme automatiquement le 31 décembre 2006, sans possibilité de renouvellement tacite.
Le 22 mars 2007, les deux sociétés ont conclu un contrat de distribution exclusive, avec effet rétroactif au 1er janvier 2007 se terminant le 31 décembre 2007, sans possibilité de renouvellement tacite.
Lesdits contrats contenaient tous une clause désignant la loi néerlandaise pour régir le contrat et le tribunal d'Amsterdam en cas de litige.
Par courrier en date du 12 novembre 2007, la société Bugaboo a indiqué à la société GTT qu'elle ne renouvellerait pas l'accord après le 31 décembre 2007.
Pour accompagner la fin de leurs relations contractuelles, et permettre à la société Bugaboo de s'implanter en direct en France, les parties ont échangé des courriels et sont convenues par un contrat signé le 30 novembre 2007 intitulé "Contract of Purchase and Sell", que la société GTT mettrait à disposition de la société Bugaboo son fichier clients et diverses informations sur son réseau de distribution en France avant le 1er décembre 2007 puis avant le 1er janvier 2008, moyennant le versement de deux fois 30 000 euros, le 1er janvier et le 1er février 2008, outre 21 000 euros pour compenser certains coûts de marketing.
Courant 2008, la société Bugaboo a demandé à la société GTT le règlement de diverses factures restant dues datant de mai 2007 à avril 2008 pour la somme de 218 764,09 euros, et cette dernière lui a opposé la compensation avec les sommes dues en exécution du contrat de "Purchase and Sell".
Les parties n'ayant pu se mettre d'accord sur les sommes restant dues, la société Bugaboo a fait assigner en paiement la société GTT devant le tribunal de commerce de Paris par acte délivré le 29 octobre 2010, en vue de la voir condamner à lui régler les factures demeurées impayées outre intérêts.
La société GTT a sollicité reconventionnellement le paiement de la somme de 81 000 euros en exécution de la convention des parties, en demandant la compensation, outre 455 036,60 euros à titre de dommages et intérêts pour rupture brutale de la relation commerciale établie.
Par jugement rendu le 12 juin 2013, le tribunal de commerce de Paris a :
- condamné la société Bugaboo à payer à la société GTT la somme de 316 398 euros outre intérêts au taux légal à compter du 29 octobre 2010 ;
- débouté la société Bugaboo de sa demande de dommages et intérêts pour résistance abusive ;
- condamné la société Bugaboo à payer à la société GTT la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;
- ordonné l'exécution provisoire du jugement ;
- condamné la société Bugaboo aux entiers dépens, dont ceux à recouvrer par le greffe,
- liquidés à la somme de 82,17 euros, dont 13,25 euros de TVA.
Par arrêt rendu le 8 octobre 2015, la cour d'appel de Paris (Pôle 5 - Chambre 5) a :
- confirmé le jugement déféré ;
Y ajoutant,
- ordonné la capitalisation des intérêts conformément aux dispositions de l'article 1154 du Code civil ;
- condamné la société Bugaboo à payer à la société GTT la somme de 6 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ;
- l'a condamnée aux dépens d'appel, avec recouvrement dans les conditions de l'article 699 du Code de procédure civile.
Par arrêt rendu le 21 juin 2017, la Chambre commerciale de la Cour de cassation a, au visa de l'article 3 du Code civil et des principes généraux du droit international privé :
- cassé et annulé, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 8 octobre 2015, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;
- remis, en conséquence, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les a renvoyées devant la cour d'appel de Paris, autrement composée ;
- condamné la société GTT aux dépens ;
- l'a condamnée à payer la somme de 3 000 euros à la société Bugaboo en application de l'article 700 du Code de procédure civile, et a rejeté sa demande.
Aux motifs que :
" pour retenir que la loi française est applicable et condamner la société Bugaboo sur le fondement de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, l'arrêt, après avoir relevé que cette société soutenait que le contrat du 22 mars 2007 prévoyait en son article 25 qu'il était soumis au droit néerlandais et qu'ainsi il dérogeait à l'application de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, retient que la responsabilité encourue sur le fondement de cet article est de nature délictuelle et non contractuelle et que la loi applicable à la responsabilité extra contractuelle est celle de l'Etat du lieu où le fait dommageable s'est produit, en l'occurrence, la France, puisque la société GTT était distributeur exclusif de la société Bugaboo ;
" qu'en se déterminant ainsi, sans rechercher ainsi qu'il lui était demandé, si l'article 25 du contrat qui désignait la loi néerlandaise n'était pas rédigé en des termes suffisamment larges pour s'appliquer au litige, la cour d'appel a privé sa décision de base légale " ;
Vu l'acte de saisine du 4 juillet 2017,
Vu les conclusions notifiées le 6 décembre 2018 par la société Bugaboo International BV, demanderesse à la saisine, par lesquelles il est demandé à la cour de :
- confirmer le jugement du tribunal de commerce en ce qu'il a condamné la société GTT à verser 209 742,58 euros à la société Bugaboo au titre des factures impayées, avec intérêts capitalisés au taux légal à compter de la date d'échéance de chacune des factures ;
- dire et juger que la somme de 60 000 euros due par la société Bugaboo à la société GTT au titre la fourniture de deux listes commerciales pourra être compensée avec ce montant, sous réserve de son paiement intégral ;
- infirmer le jugement entrepris dans ses autres dispositions ;
- rejeter l'ensemble des prétentions de la société GTT;
- condamner la société GTT à verser à la société Bugaboo la somme de 20 000 au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, ainsi qu'aux dépens d'appel.
Vu les conclusions notifiées le 10 décembre 2018 par la société Gamin Tout Terrain (GTT), défenderesse à la saisine par lesquelles il est demandé à la cour de :
Vu l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce,
Vu l'article 1289 du Code civil,
- déclarer recevable et bien fondée la société GTT en toutes ses demandes, fins, moyens et prétentions et y faire droit ;
- déclarer irrecevable et mal fondée la société Bugaboo en toutes ses demandes, fins, moyens et prétentions, et l'en débouter ;
En conséquence,
- juger que la société Bugaboo a renoncé à la clause de droit applicable en saisissant une juridiction française au visa du droit français ;
- rejeter les demandes de Bugaboo au titre du droit applicable ;
- juger que l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce est parfaitement applicable en l'espèce ;
- juger que la responsabilité pour rupture brutale des relations commerciales établies engage la responsabilité délictuelle de son auteur ;
- juger que la loi applicable à un litige en matière délictuelle est celle du lieu où le fait dommageable s'est produit, en l'espèce le droit français ;
- juger que le libellé de la clause de droit applicable, en ce qu'il prévoit que " le présent contrat et toutes les commandes passées en vertu de ce contrat, ainsi que l'exécution de ce contrat seront soumis au droit néerlandais ", est restrictif et ne visait pas la rupture des relations commerciales ;
- juger que le droit néerlandais ne peut pas trouver à s'appliquer en l'espèce mais que l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce doit s'appliquer ;
Si par extraordinaire la cour retenait la nature contractuelle du litige,
- juger que l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce est une loi de police et qu'elle doit donc s'appliquer au cas d'espèce ;
- confirmer le jugement rendu par le tribunal de commerce de Paris le 12 juin 2013 en ce qu'il a:
réduit le montant demandé par la société Bugaboo à la société GTT de 9 021,51 euros ;
dit que la société Bugaboo est redevable à la société GTT de la somme de 81 000 euros ;
dit que la somme due par la société GTT à la société Bugaboo au titre de leurs relations commerciales s'élève à la somme de 128 742,58 euros ;
dit que cette somme viendra en compensation de la dette de la société GTT ;
dit que la société Bugaboo a engagé sa responsabilité en rompant brutalement et de manière fautive ses relations commerciales établies avec la société GTT ;
dit que le préavis accordé à la société GTT aurait dû être d'une durée de deux années ;
dit que le préjudice de la société GTT devait être réparé à hauteur de 445 140 euros ;
condamné la société Bugaboo à verser à la société GTT la somme de 316 398 euros, outre intérêts au taux légal à compter du 29 octobre 2010 ;
En tout état de cause, il est demandé à la cour de :
- condamner la société Bugaboo au paiement à la société GTT de la somme de 15 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;
- condamner la société Bugaboo aux entiers dépens.
La société Bugaboo, société de droit néerlandais établie aux Pays Bas, rappelle que les parties étaient liées par trois contrats successifs à durée déterminée, non renouvelables tacitement à l'exception du premier, et que le dernier de ces contrats venait à échéance le 31 décembre 2007, qu'ayant décidé de ne pas le renouveler, les parties ont prévu d'accompagner la rupture d'un accord aux termes duquel la société GTT s'est engagée à fournir à la société Bugaboo des informations sur ses clients et son réseau de distribution, moyennant rémunération de 30 000 euros le 1er janvier 2008 et 30 000 euros le 1er février 2008, sommes qu'elle indique avoir retenues, compte tenu du non-paiement par GTT de factures diverses que cette dernière restait lui devoir à hauteur de 209 742,58 euros, montant non contesté par GTT, outre un supplément de 21 000 euros pour les investissements marketing faits par GTT pour les produits Bugaboo, qu'elle ne reconnaît pas devoir, la société GTT n'ayant pas justifié de ses investissements marketing. Elle sollicite en conséquence la compensation entre la somme de 209 742,58 euros au titre des factures impayées et les 60 000 euros qu'elle reconnaît lui devoir pour la fourniture des listings.
La société Bugaboo conteste avoir renoncé, en saisissant les juridictions françaises d'une demande en paiement de factures, à l'application du droit néerlandais pour tout litige concernant le contrat de distribution, et notamment concernant sa rupture, cette loi ayant été choisie par les parties pour le contrat en son entier, comme prévu à l'article 25 dudit contrat, y compris pour les conditions de la rupture et ses conséquences, comme prévu à l'article 20 de ce même contrat, excluant par là-même l'application de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce. Elle rappelle que le choix de la loi et la clause attributive de juridiction sont indépendantes et qu'en conséquence, la saisine de la juridiction d'un pays ne préjuge en rien de la loi applicable au litige et ne vaut pas renonciation pour tout autre litige concernant ce contrat.
Elle soutient que la clause de choix du droit applicable liant les parties est suffisamment large pour couvrir l'ensemble des litiges découlant du contrat en cause, ce que la Cour de cassation a retenu en cassant l'arrêt de la cour d'appel de Paris, et qu'en conséquence, par analogie à la jurisprudence désormais constante concernant les clauses attributives de juridiction, la clause de choix de la loi néerlandaise rédigée par les parties couvre à l'évidence le contentieux de la rupture brutale, écartant par là-même l'application de la loi française, quelle que soit la nature délictuelle ou contractuelle de la qualification donnée à ce type de litige.
Elle rappelle enfin que l'appréciation de loi de police ou non, en droit français, de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce est indifférente compte tenu de l'extranéité du litige et de l'application du droit étranger. Elle considère que la loi choisie par les parties doit s'appliquer et demande à la cour de rejeter les demandes de GTT fondées sur l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce qui ne sont pas applicables.
A titre subsidiaire, la société Bugaboo soutient qu'en tout état de cause, les conditions requises pour engager sa responsabilité au titre de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce ne sont pas réunies. Elle fait valoir, d'une part, que la société GTT a eu un comportement fautif tel, en ne payant pas ses factures, qu'il est de nature à écarter l'application de ces dispositions et, d'autre part, que l'article susvisé sanctionne la brutalité de la rupture d'une relation commerciale établie, alors qu'en l'espèce, il résulte des termes mêmes du contrat de distribution que la société GTT ne pouvait pas légitimement croire à la poursuite des relations commerciales au-delà de fin 2007, compte tenu de la précarité issue du caractère déterminé du contrat, non renouvelable tacitement, ôtant à la relation commerciale tout caractère établi. En outre, compte tenu de ces éléments, aucun préavis n'était nécessaire en l'espèce.
En tout état de cause, la société Bugaboo conteste le préavis de 24 (vingt quatre) mois retenu par le tribunal, ce dernier étant excessif au regard de la durée de la relation entre les parties.
A titre infiniment subsidiaire, la société Bugaboo soutient que le préjudice allégué par la société GTT est contestable tant en son principe qu'en son quantum.
En réponse, la société GTT soutient que la société Bugaboo a engagé sa responsabilité délictuelle au titre de la rupture brutale de relations commerciales établies par application des dispositions de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce. Elle fait valoir d'une part, qu'au cours de la période comprise entre 2002 et 2007, les deux sociétés entretenaient une relation stable, continue et financièrement importante, caractérisée par l'obligation d'exclusivité de distribution mise à sa charge, que la société Bugaboo a mis fin à cette relation de manière brutale, en lui notifiant, en date du 12 novembre 2007, la cessation de leurs relations commerciales, avec effet au 31 décembre 2007, lui accordant ainsi un préavis de seulement un mois et demi. Elle allègue avoir été confortée dans la croyance que leurs relations allaient perdurer, compte tenu des circonstances et sollicite l'allocation d'une indemnité à hauteur de 445 140 euros, correspondant à 22,5 mois de préavis.
La société GTT soutient ensuite que les dispositions de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce sont parfaitement applicables, dès lors que la société Bugaboo a assigné la société GTT en paiement de factures devant le tribunal de commerce de Paris au visa des articles du Code civil français, ce dont il résulte que cette dernière a tacitement renoncé à l'application de la clause de droit applicable contenue dans le contrat de distribution. Elle fait valoir au surplus que ladite clause prévoyait une option de compétence au profit du fournisseur, en tant que demandeur, entre la juridiction néerlandaise et la juridiction du lieu où le distributeur a son siège social, et que la société Bugaboo a clairement fait son choix pour la juridiction française.
Par ailleurs, la société GTT soutient qu'en matière de responsabilité délictuelle, ce qui est le cas pour l'action en responsabilité au titre de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, la loi applicable au litige est celle du lieu où le fait dommageable s'est produit, en l'espèce en France, de sorte que le droit français s'applique aux faits de l'espèce. En outre, elle prétend que la clause de droit applicable était restrictive dans son libellé et ne saurait englober les litiges relevant de la rupture brutale de relations commerciales établies, ce dont il résulte que seule l'exécution même du contrat est soumise au droit néerlandais.
A titre subsidiaire, au cas où la nature contractuelle du litige serait retenue, la société GTT demande à ce qu'il soit jugé que l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce est une loi de police et s'applique au cas d'espèce.
La cour renvoie, pour un plus ample exposé des faits et prétentions des parties, à la décision déférée et aux écritures susvisées, par application des dispositions de l'article 455 du Code de procédure civile.
Sur ce LA COUR,
Sur les demandes en paiement
Considérant qu'il résulte tant des pièces versées aux débats que des écritures des parties et des motifs pertinents retenus par les premiers juges qu'après avoir revu le montant total des factures restant dues par la société GTT au titre de marchandises diverses commandées à la société Bugaboo, les parties se sont mises d'accord sur la somme de 209 742,58 euros, montant au paiement duquel il y a lieu de condamner la société GTT avec intérêts au taux légal à compter du 29 octobre 2010, date de l'assignation ;
Que par ailleurs, la société Bugaboo s'était engagée à verser deux fois 30 000 euros et une fois 21 000 euros dans le cadre d'un contrat que les parties ont commencé à négocier dès le mois de septembre 2007, prévoyant la reprise de la clientèle et des opérations marketing par la société Bugaboo ;
Qu'elles ont signé un contrat intitulé "Purchase and Sell" le 30 novembre 2007, entre la notification du préavis et la date effective de la rupture, pour la transmission des informations clients et des données marketing, ce qui a été fait, ainsi qu'en attestent les échanges de courriels, les preuves d'achats d'espaces publicitaires ou de réservation de stands, la société Bugaboo ayant même proposé un avoir de 81 000 euros à la société GTT le 18 août 2009, reconnaissant ainsi devoir cette somme, qui viendrait en compensation du règlement des factures en souffrance ;
Que c'est dès lors à juste titre, et par des motifs que la cour adopte, que les premiers juges ont fait droit à la demande en paiement de la somme de 81 000 euros due à la société GTT ;
Que la somme de 209 742,58 euros portant intérêts au taux légal à compter du 29 octobre 2010, date de l'assignation, et la somme de 81 000 euros portant intérêts au taux légal à compter du 10 mai 2011, date des conclusions formalisant la demande reconventionnelle, peuvent se compenser en principal, ouvrant droit au profit de la société Bugaboo à un solde en principal de 128 742,58 euros, portant lui-même intérêt au taux légal à compter du 10 mai 2011;
Que la décision des premiers juges sera infirmée en ce sens ;
Sur la demande d'indemnisation au titre de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce
- Sur le choix de la loi applicable
Considérant qu'il n'est pas contesté que le litige met en jeu le commerce international, l'une des parties ayant son siège aux Pays Bas et l'autre partie en France, la nature contractuelle ou délictuelle des obligations en jeu étant discutée au regard de la loi applicable, les parties s'opposant sur l'application de la clause conventionnelle insérée dans les contrats désignant le droit néerlandais, contestant le périmètre de celle-ci, discutant la renonciation ou non à s'en prévaloir et sa force obligatoire ;
Que compte tenu de la date du litige (fin 2007), les règlements européens relatifs à la loi applicable et au choix de la juridiction compétente (Rome I ou Rome II et Bruxelles I ou Bruxelles I Bis) n'étaient pas encore applicables, seule la convention de Rome de 1980 étant applicable rationae temporis ;
Que la CJUE a dit pour droit que les litiges relatifs à la rupture brutale des relations commerciales établies relèvent, au sens du règlement Bruxelles I, de la matière contractuelle et non délictuelle (CJUE, 14 juillet 2016, Granarolo), et que dans un souci de prévisibilité et de sécurité juridique, les règles ainsi posées ont vocation à s'appliquer de façon uniforme au sein de l'Union européenne, y compris au regard des règlements susrappelés, dont l'objectif poursuivi est le même ;
Considérant qu'au regard du choix de la loi applicable au contrat, la Convention de Rome a posé le principe de la liberté des parties en son article 3, ce que le règlement n° 593/2008 du 17 juin 2008 (Rome I) qui gouverne la matière contractuelle a repris dans son article 3, en indiquant dans un considérant 11 que " la liberté des parties de choisir le droit applicable devrait constituer l'une des pierres angulaires du système de règles de conflit de lois en matière d'obligations contractuelles ", les règles relatives à la loi applicable à défaut d'accord fixées à l'article 4 de la Convention et à l'article 4 du Règlement susvisés n'étant, selon ces textes, que supplétif, en l'absence de choix des parties ;
Qu'en l'espèce, les parties ont clairement choisi le droit néerlandais par des clauses expresses insérées dans les trois contrats signés entre la société néerlandaise Bugaboo et la société française GTT, clauses dont la validité n'est pas contestée ;
Qu'aux termes de la clause insérée dans le contrat de 2007 (version originale en anglais - traduction libre en français fournie par les parties) :
" Article 25
" Le présent contrat et toutes les commandes passées en vertu de ce contrat, ainsi que l'exécution de ce contrat et de toutes les commandes passées en vertu de ce contrat seront soumis au droit néerlandais. Tout litige né ou lié avec le présent contrat ou toute commande passée en vertu de ce contrat seront soumis à la juridiction exclusive du tribunal compétent d'Amsterdam, Pays Bas, même si le fournisseur, en tant que demandeur, pourra choisir de soumettre sa demande au tribunal compétent dans le ressort duquel le distributeur a son siège ";
Que le choix de la loi néerlandaise figurait également dans les deux contrats précédents, couvrant ainsi globalement la relation des parties, le contrat de 2002 contenant même deux alinéa distincts pour différencier clairement le choix de la loi et le choix de la juridiction ;
Que les contrats contiennent en outre des dispositions non contestées au regard du droit néerlandais précisant non seulement la durée des contrats, la fin des contrats et la conséquence de la fin de ces contrats, et diverses clauses relatives aux modalités d'exécution des contrats, mais également une disposition spécifique aux conséquences de la rupture, qui prévoit, aux termes de l'article 20 du contrat de 2007 que "le Fournisseur (Bugaboo) ne peut être tenu à l'égard du Distributeur (GTT), du fait de la résiliation, de l'expiration ou du non-renouvellement de ce Contrat, de quelconques indemnités, remboursements, dommages intérêts ou de tout autre montant, y compris la perte de profits sur des ventes anticipées ou au titre de dépenses, investissements, baux ou engagements en liaison avec l'activité ou le fond de commerce du Fournisseur ou du Distributeur, ou à tout autre titre" ;
Que la clause relative au choix de la loi figurant à l'article 25 de ce même contrat désignant la loi néerlandaise pour " le contrat et toutes les commandes passées en vertu de ce contrat ", et " l'exécution du contrat " ainsi que " toute commande passée en vertu de ce contrat " couvre la totalité du contrat ;
Qu'en effet, l'ensemble des dispositions du contrat, y compris ses modalités d'exécution, ainsi que la fin du contrat, qui comprend donc sa rupture, sont couvertes par le choix de la loi des parties, la clause litigieuse étant insérée à la fin du contrat et étant suffisamment large pour que la loi néerlandaise soit applicable à tout type de litige concernant l'un quelconque des articles dudit contrat, sous réserve que les parties n'y aient pas renoncé, ou que la loi néerlandaise ne soit pas évincée par une loi de police du juge saisi ;
- Sur la renonciation à la loi choisie
Considérant que la renonciation, pour être effective, doit être expresse et irrévocable ;
Que la renonciation tacite n'est admise que si elle résulte d'une manifestation claire et non équivoque de volonté ;
Considérant qu'en l'espèce, sur la renonciation alléguée, en agissant en paiement de diverses factures impayées devant la juridiction française, la société GTT étant domiciliée en France, la société Bugaboo n'a fait qu'appliquer la faculté conventionnelle ouverte au fournisseur par la clause attributive de compétence susrappelée de pouvoir choisir de soumettre sa demande au tribunal compétent dans le ressort duquel le distributeur a son siège, ce qui revient aussi à appliquer purement et simplement l'article 3.1 du règlement n° 44/2001 du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (ci-après " le Règlement Bruxelles I "), sans qu'il puisse en être déduit qu'elle aurait ainsi renoncé au choix de la loi néerlandaise, ou au choix de la juridiction néerlandaise pour tout autre litige lié au contrat ;
Qu'il y a lieu en effet de traiter distinctement la clause attributive de juridiction et la clause relative au droit gouvernant le contrat, ces clauses étant autonomes, les parties l'ayant en outre expressément stipulé, et le juge français pouvant tout à fait appliquer le droit étranger et vice versa ;
Qu'en ce qui concerne la compétence de la juridiction française saisie, celle-ci ne fait pas débat, l'incompétence n'étant pas soulevée ;
Que la clause attributive de compétence susrappelée permettant en outre la double option, au choix du fournisseur, entre le tribunal d'Amsterdam et le tribunal dans le ressort duquel le distributeur a son siège, le demandeur (Bugaboo) n'a fait qu'appliquer le contrat en saisissant les juridictions françaises dans le ressort desquelles la société GTT a son siège, sans qu'il puisse en être déduit une quelconque renonciation par Bugaboo à se prévaloir de la loi néerlandaise ;
Que de plus, le fait qu'elle ait visé les articles 1582 et 1134 du Code civil dans sa demande en paiement de diverses factures, à supposer qu'il puisse en être déduit qu'elle ait ainsi renoncé tacitement à se prévaloir du droit néerlandais pour son action en paiement comme le soutient la société GTT en appel, cela ne vaudrait en tout état de cause que pour cette demande en paiement en particulier, et ne constituerait pas une manifestation claire et non équivoque de volonté de renonciation à se prévaloir du droit néerlandais pour toute autre demande relative au contrat dans son ensemble, ou pour toute autre demande particulière relative aux autres clauses du contrat, et notamment ne constituerait pas une renonciation à se prévaloir du droit néerlandais sur les conséquences de la rupture du contrat, qui ne faisait pas partie de ses demandes mais qui fait partie des demandes reconventionnelles de la société GTT et qui relève de dispositions distinctes dans le contrat de celles qui concernent le non-paiement des marchandises ;
Qu'en conséquence, il ne peut être retenu que la société Bugaboo aurait renoncé à se prévaloir de la loi néerlandaise choisie par les parties pour régir leurs contrats ;
Considérant enfin que le juge français peut parfaitement appliquer la loi néerlandaise à la relation commerciale en litige, sa saisine ne valant pas renonciation à se prévaloir de celle-ci, la loi néerlandaise pouvant en outre contenir des dispositions similaires à la loi française, sauf à l'évincer en raison d'une loi française de police ;
- Sur la loi de police
Considérant que l'esprit des textes européens est d'unifier les règles de conflit de lois ou de juridictions en matière civile et commerciale au moyen de règles qui présentent un haut degré de prévisibilité, et non de les laisser varier selon les conceptions nationales ;
Qu'il poursuit un objectif de sécurité juridique qui consiste à renforcer la protection juridique des personnes établies dans l'Union européenne ;
Qu'en l'espèce, selon l'article 7.1 (lois de police) de la Convention de Rome - applicable au litige compte tenu de la date des faits, il peut être donné effet aux "dispositions impératives de la loi d'un autre pays avec lequel la situation présente un lien étroit, si et dans la mesure où, selon le droit de ce dernier pays, ces dispositions sont applicables quelle que soit la loi régissant le contrat. Pour décider si effet doit être donné à ces dispositions impératives, il sera tenu compte de leur nature et de leur objet ainsi que des conséquences qui découleraient de leur application ou de leur non application";
Qu'aux termes de l'article 7.2 de la même Convention, les dispositions de la présente convention ne pourront porter atteinte à l'application des règles de la loi du pays du juge qui régissent impérativement la situation quelle que soit la loi applicable au contrat ;
Que pour rechercher si, comme le soutient la société GTT, la situation en litige justifie l'application des dispositions de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce en évinçant la loi néerlandaise, il y a lieu d'une part d'en démontrer le caractère impératif en France, dont le respect en l'espèce serait crucial quelle que soit la loi régissant le contrat, et d'autre part d'établir qu'à titre exceptionnel, la nature et l'objet de ces dispositions justifient qu'il en soit fait application en l'espèce, en écartant la loi choisie par les parties ;
Qu'en effet, l'interprétation de la notion de loi de police, au sens du droit européen, à la lumière du règlement Rome I qui n'a fait que reprendre les motifs de l'arrêt de la CJCE du 23 novembre 1999 (Arblade), suppose que le respect de la disposition qualifiée d'impérative soit jugé "crucial par un pays pour la sauvegarde de ses intérêts publics" tels que "son organisation politique, sociale ou économique", au point d'en exiger l'application à toute situation entrant dans son champ d'application, quelle que soit par ailleurs la loi applicable au contrat, ce qui a pour effet d'écarter la loi choisie par les parties à un contrat international et de créer une insécurité juridique contraire à l'objectif communautaire de libre circulation des biens et services ;
Qu'ainsi, la qualification de loi de police de dispositions légales signifie que ces ou cette disposition(s) s'imposerait à toute personne se trouvant sur le territoire national, quelle que soit sa nationalité, ou à tout rapport juridique localisé dans celui-ci, quel que soit par ailleurs le droit applicable à ce rapport juridique ;
Que le législateur européen a d'ailleurs rappelé dans les considérants du Règlement Rome I que le recours à la loi de police pour évincer le choix des parties n'était justifié que dans des " circonstances exceptionnelles ", la notion de lois de police devant être distinguée de celle de " dispositions auxquelles il ne peut être dérogé par accord, et devrait être interprétée de façon plus restrictive ", ce qui est une indication pour les juges nationaux pour interpréter de façon stricte le caractère de lois de police ou non des dispositions dites " impératives " ou de dispositions simplement " non dérogeables par accord " ;
Qu'en l'espèce, les dispositions de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, quand bien même elles ont, en droit interne, un caractère impératif compte tenu de l'objectif de protection du partenaire commercial faible, notamment dans le cadre des pratiques de déréférencement brutal dans la grande distribution, tout en poursuivant une politique de protection du marché, n'en restent pas moins des dispositions qui sont devenues générales, dont la portée a été étendue à toutes les relations d'affaires, au-delà du champ initial ayant motivé sa création, protégeant des intérêts économiques purement privés, la jurisprudence commençant toutefois à en exclure certaines catégories de personnes ;
Que contrairement à ce que soutient la société GTT qui ne se trouvait pas en position de contractant faible, au vu des bilans fournis et de l'évolution du chiffre d'affaires avec Bugaboo et les autres fournisseurs, ni dans une situation de déséquilibre tel que le fonctionnement du marché dans son ensemble eût pu être affecté par la rupture de sa relation avec la société Bugaboo, à supposer que la rupture de ses relations commerciales puisse être qualifiée de brutale en droit interne au regard de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, rien n'interdit aux parties à un contrat international de choisir une loi étrangère pour régir l'exécution d'un contrat purement privé ou sa rupture, et notamment pour régir l'action en réparation du préjudice subi au titre de cette rupture, dans la mesure où le litige ne présente aucune des caractéristiques limitativement énumérées par la CJCE ou par le règlement Rome I pour justifier la qualification de loi de police de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, et dans la mesure où le respect de ces dispositions ne peut être qualifié en l'espèce de "crucial" pour la sauvegarde des intérêts publics de la France ;
Considérant que les parties avaient fait le choix de la loi néerlandaise pour régir leur contrat, y compris sa rupture et ses conséquences ;
Qu'aux termes de l'article 20 du contrat, les parties étaient convenues que "le Fournisseur (Bugaboo) ne peut être tenu à l'égard du Distributeur (GTT), de fait de la résiliation, de l'expiration ou du non-renouvellement de ce Contrat, de quelconques indemnités, remboursements, dommages intérêts ou de tout autre montant, y compris la perte de profits sur des ventes anticipées ou au titre de dépenses, investissements, baux ou engagements en liaison avec l'activité ou le fond de commerce du Fournisseur ou du Distributeur, ou à tout autre titre";
Que la société GTT ne conteste pas l'opposabilité de ces dispositions qu'elle a signées ;
Qu'elle ne soutient pas que ces dispositions soient contraires au droit néerlandais ;
Que la société GTT demande simplement de les écarter au profit de la loi française ;
Mais considérant qu'au vu des motifs susénoncés, il n'y a pas lieu d'évincer la loi choisie par les parties à un contrat du commerce international ;
Qu'il y a lieu par conséquent d'infirmer la décision des premiers juges sur ce point et de débouter la société GTT de ses demandes formées en application de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce;
Qu'elle ne forme aucune demande en application de la loi néerlandaise;
Qu'il y a lieu de mettre les dépens à la charge de la société GTT qui succombe et de la condamner à payer à la société Bugaboo la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile;
Par ces motifs : LA COUR, Statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort, Infirme le jugement en toutes ses dispositions, Condamne la société GTT à payer à la société Bugaboo, après compensation, la somme de 128 742,58 euros, portant intérêt au taux légal à compter du 10 mai 2011, avec capitalisation des intérêts en application de l'article 1154 (ancien) devenu 1343-2 du Code civil ; Déboute la société Bugaboo du surplus de ses demandes, Déboute la société GTT du surplus de ses demandes, Y ajoutant, Condamne la société GTT à payer à la société Bugaboo la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.