CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 13 mars 2019, n° 17-21063
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Avi-Charente (SAS)
Défendeur :
Lactalis Nestlé Ultra-Frais (Sasu), Groupe Lactalis (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Luc
Conseillers :
M. Bedouet, Mme Comte
Avocats :
Mes Boccon Gibod, Phillipe, Bekkali, Teytaud, Calla, Grappotte-Benetreau, Dardy
Faits et procédure
Vu le jugement rendu le 17 octobre 2017 par le tribunal de commerce de Rennes qui a:
- débouté la société Lactalis Nestlé Ultra-Frais (LNUF) de sa fin de non-recevoir pour défaut de droit d'agir,
- débouté la société Avi Charente de sa demande tendant à voir donner acte aux parties de ce que le tribunal n'était plus saisi d'aucune demande,
- débouté la société Avi Charente de l'ensemble de ses demandes relatives à des pratiques de prix et de dénigrement formées à l'encontre des sociétés Lactalis Nestlé Ultra-Frais et Groupe Lactalis sur le fondement des articles L. 420-2 du Code de commerce et 102 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne,
- condamné la société Avi Charente à payer à chacune des sociétés Lactalis Nestlé Ultra-Frais et Groupe Lactalis la somme de 20 000 euros, à titre de dommages-intérêts, pour procédure abusive,
- condamné la société Avi Charente, par application de l'article 700 du Code de procédure civile, à payer la somme de 15 000 euros à la société Lactalis Nestlé Ultra-Frais et celle de 7 500 euros à la société Groupe Lactalis, condamné la société Avi Charente aux dépens et à payer une amende civile de 3 000 euros sur le fondement de l'article 32 du Code de procédure civile;
Vu l'appel relevé par la société Avi Charente et ses dernières conclusions notifiées le 18 octobre 2018 par lesquelles elle demande à la cour, au visa des articles 4, 5, 32 et 700 du Code de procédure civile:
1) d'annuler le jugement en ce qu'il l'a:
- déboutée de sa demande tendant à voir donner acte aux parties de ce que le tribunal n'était plus saisi d'aucune demande au fond,
- déboutée de l'ensemble de ses demandes relatives à des pratiques de prix et de dénigrement formées à l'encontre des sociétés LNUF et Groupe Lactalis sur le fondement des articles L. 420-2 du Code de commerce et 102 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne,
- condamnée à payer à chacune des sociétés LNUF et Groupe Lactalis la somme de 20 000 euros, à titre de dommages-intérêts, pour procédure abusive,
- condamnée au paiement d'une amende civile de 3 000 euros sur le fondement de l'article 32 du Code de procédure civile,
2) d'infirmer le jugement sur le montant des condamnations prononcées à son encontre au titre de l'article 700 du Code de procédure civile et les réduire à proportion des efforts de défense raisonnablement justifiés pour répondre à une demande de sursis à statuer,
3) débouter les sociétés LNUF et Groupe Lactalis de toutes leurs demandes,
4) les condamner solidairement aux dépens d'appel et à lui payer la somme de 3 000 euros au titre de ses frais irrépetibles exposés en cause d'appel
Vu les dernières conclusions notifiées le 4 janvier 2019 par la société Lactalis Nestlé Ultra-Frais qui demande à la cour, au visa des articles 4, 5, 9, 32, 32-1, 132, 146, 378, 395, 396 et 559 du Code de procédure civile ainsi que des articles 1240 et 1353 du Code civil, de:
- déclarer la société Avi Charente mal fondée en son appel et l'en débouter,
- dire qu'elle-même avait des motifs légitimes à refuser le désistement d'instance de la société Avi Charente,
- dire irrecevables et mal fondées les demandes formulées à son encontre par la société Avi Charente et la débouter de l'ensemble de ses demandes,
- en conséquence, confirmer le jugement,
- y ajoutant, condamner la société Avi Charente à lui payer la somme de 20 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile,
- la condamner aux entiers dépens de première instance et d'appel;
Vu les dernières conclusions notifiées le 11 mai 2018 par la société Groupe Lactalis qui demande à la cour:
- au visa des articles 4 du Code civil et 5 du Code de procédure civile, de confirmer le jugement en toutes ses dispositions,
- y ajoutant, au visa de l'article 700 du Code de procédure civile, de condamner la société Avi Charente à lui payer la somme de 15 000 euros pour ses frais irrépétibles en cause d'appel,
- la condamner aux entiers dépens de première instance et d'appel;
Sur ce LA COUR,
Le 28 octobre 2016, la société Avi Charente, anciennement dénommée Senoble Desserts premium, a fait assigner les sociétés Lactalis Nestlé Ultra-Frais (LNLJF) et Groupe Lactalis devant le tribunal de commerce de Rennes ; elle exposait alors
- qu'elle était victime de "pratiques de prédation (vente à des prix inférieurs aux coûts de fabrication et de transport) et de dénigrement" mises en œuvre par ces sociétés auprès de la grande distribution française, pratiques visant à l'évincer du marché des entremets,
- que par une plainte du 25 mai 2016, elle avait saisi la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) et que cette plainte était en cours d'instruction.
La société Avi Charente demandait au tribunal de se déclarer compétent et, sur le fond de l'affaire
- dans l'attente des résultats de l'enquête menée par la brigade inter-régionale d'enquêtes de concurrence de la DGCCRF, de surseoir à statuer,
- une fois les résultats de l'enquête transmis au tribunal, de déclarer les pratiques de prix et dénigrement mises en place par la société LNUF, sous le contrôle de la société Groupe Lactalis, comme constitutives d'abus de position dominante et de condamner in solidum ces deux sociétés à lui verser une somme réparant son entier préjudice, lequel restait à déterminer dans le cadre de la procédure.
Le 3 février 2017, les sociétés LNUF et Groupe Lactalis ont conclu pour s'opposer à la demande de sursis à statuer et demander le débouté de toutes les prétentions de la société Avi Charente.
La société Avi Charente, le 21 février 2017, a régularisé des conclusions de désistement d'instance ; les sociétés LNUF et Groupe Lactalis n'ont pas accepté ce désistement et ont demandé au tribunal de statuer sur le fond du litige.
Par jugement du 13 octobre 2017, qui n'est pas déféré à la cour, le tribunal de commerce de Rennes a considéré que les sociétés LNUF et Groupe Lactalis avaient des motifs légitimes pour s'opposer au désistement d'instance de la société Avi Charente, dit que ce désistement n'était pas parfait au sens de l'article 395 du Code de procédure civile et renvoyé les parties à l'audience du 6juillet 2017 pour voir statuer sur le fond du litige.
C'est dans ces circonstances que le 17 octobre 2017, le tribunal de commerce de Rennes a rendu le jugement frappé d'appel.
Pour demander l'annulation de la partie du jugement qui l'a déboutée de toutes ses demandes, la société Avi Charente expose qu'en première instance, dans ses conclusions du 6 juillet 2017, postérieures à son désistement d'instance:
- elle a précisé que la Direccte avait indiqué oralement, qu'en l'état, les résultats de son enquête ne permettaient pas d'obtenir des preuves suffisantes dans le cadre de la présente procédure et qu'elle n'avait par conséquent transmis aucun rapport d'enquête, comme il est d'usage en pareil cas,
- elle a soutenu que le tribunal n'était donc saisi que de sa demande de sursis à statuer et non de sa demande au fond, conditionnée aux résultats de l'enquête,
- qu'elle avait renoncé à sa demande de sursis, ce dont elle déduisait que le tribunal n'était plus saisi d'aucune demande au fond.
L'appelante prétend:
- que le tribunal ne pouvait décider qu'il disposait des résultats de l'enquête alors qu'il se trouvait toujours en attente de ses résultats,
- qu'il n'était pas saisi de ses demandes conditionnelles qui étaient subordonnées à la production du rapport d'enquête, mais seulement de sa demande de sursis à statuer,
- qu'il y avait même consensus entre les parties sur le fait que ces demandes n'avaient pas été formulées,
- qu'en le déboutant de toutes ses demandes, le tribunal a statué "ultra petita" en violation des articles 4 et 5 du Code de procédure civile,
Mais il convient de rappeler que conformément à l'article 4 du Code de procédure civile, l'objet du litige est déterminé par les prétentions respectives des parties et que ces prétentions sont fixées par l'acte introductif d'instance et par les conclusions des parties.
Les sociétés intimées, déniant tout consensus, font justement valoir que devant le tribunal elles ont conclu en défense au débouté de toutes les demandes de la société Avi Charente aux motifs que celle-ci ne produisait aucune pièce au soutien de ses allégations et qu'elle était défaillante dans l'administration de la preuve de ses griefs.
Il en résulte que le tribunal, en se prononçant sur le fond, a statué dans les limites de l'objet du litige.
Pour demander l'annulation de sa condamnation à des dommages-intérêts pour procédure abusive, la société Avi Charente rappelle le principe de la liberté du droit d'agir et soutient
- que les dommages-intérêts punitifs n'existent pas en droit français,
- qu'aucune faute n'est caractérisée à son encontre,
- que les intimées ne justifient ni de l'existence d'un préjudice, ni de son montant et qu'elles sont indemnisées des frais engagés pour leur défense par les indemnités allouées au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
La société LNUF réplique:
- que la société Avi Charente a agi, non seulement avec une légèreté blâmable, mais avec une véritable intention de nuire, en vue de déstabiliser une société qu'elle identifiait comme sa concurrente au moment crucial des négociations commerciales annuelles avec les GSA (grandes surfaces alimentaires) et en tentant d'obtenir des dommages-intérêts totalement indus,
- que sa mauvaise foi fautive est démontrée par le seul fait d'avoir réclamé, sans aucune preuve sérieuse ni justification, un préjudice de 30 000 000 euros,
- qu'en prolongeant le procès en appel, en dépit du caractère infondé de ses prétentions, elle aggrave encore son abus,
- que le préjudice causé est incontestable nécessité de mobiliser ses équipes pour répondre aux allégations fallacieuses contenues dans l'assignation, discrédit sur sa réputation et son image du fait de l'enquête menée par l'Administration et dénigrement.
La société Groupe Lactalis reproche à la société Avi Charente
- d'avoir dirigé un procès contre elle à partir d'un dossier vide, sans même prendre le soin de communiquer les pièces visées dans son assignation, en demandant un sursis à statuer dans l'attente d'un chimérique rapport destiné à pallier la vacuité de son dossier et sa carence probatoire,
- de ne s'être désistée de son instance que le 21 février 2017, refusant de se désister de son action dans un contexte d'absence totale de preuve comme retenu par le tribunal.
Il ressort des pièces versées aux débats que c'est pour le moins avec une légèreté blâmable et de mauvaise foi que la société Avi Charente a introduit sa procédure en affirmant dans son assignation qu'elle était victime d'une pratique de prix prédateurs et de dénigrement, lui faisant subir un préjudice d'un montant minimum de 30.311.190 euros, sauf à parfaire, alors qu'elle ne disposait d'aucun élément de preuve en ce sens ; par la suite elle n'a pas communiqué les pièces visées dans son assignation et a tenté d'éviter que le tribunal se prononce sur le fond en dépit des demandes en ce sens des sociétés LNUF et Groupe Lactalis ; de surcroît, en ne se désistant que de son instance, et non de son action, elle entendait encore se réserver le droit d'agir alors qu'elle n'apporte toujours pas le moindre élément pour étayer ses allégations ; sa procédure revêt ainsi un caractère abusif.
Les sociétés intimées ont subi un préjudice distinct des frais irrépétibles exposés pour assurer leur défense; en effet la société LNUF a dû mobiliser ses équipes pour examiner les allégations de la société Avi Charente ; de plus, l'enquête diligentée par la DGCCRF auprès des enseignes, à la demande de la société Avi Charente et dans le but d'apporter la preuve de ses allégations dans la procédure en cours, a jeté un discrédit sur la réputation et l'image des sociétés LNFU et Groupe Lactalis.
Au regard de ces éléments, par application de l'article 32-1 du Code de procédure civile, le tribunal ajustement condamné la société Avi Charente au paiement de la somme de 20 000 euros à chacune des deux sociétés intimées, à titre de dommages-intérêts, pour procédure abusive ainsi qu'au paiement d'une amende civile de 3 000 euros.
Vu les dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile, il y a lieu de débouter la société Avi Charente de sa demande de ce chef, de confirmer les indemnités allouées par le tribunal et, y ajoutant, de condamner la société Avi Charente à payer à chacune des sociétés intimées la somme de 4 000 euros.
Par ces motifs : LA COUR, Dit n'y avoir lieu à annulation du jugement; Le Confirme en toutes ses dispositions; Y ajoutant, Condamne la société Avi Charente à payer à chacune des sociétés Lactalis Nestlé Ultra-Frais et Groupe Lactalis la somme de 4 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile; Rejette toutes autres demandes des parties; Condamne la société Avi Charente aux dépens d'appel qui seront recouvrés conformément à l'article 699 du Code de procédure civile.