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Décisions

CA Paris, Pôle 1 ch. 2, 14 mars 2019, n° 18-21447

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

La Voie Eternelle (SARL)

Défendeur :

Etat de Tunisie

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Chevalier

Conseillers :

M. Ancel, Mme Bodard-Hermant

TGI Paris, prés., du 25 sept. 2018

25 septembre 2018

EXPOSÉ DU LITIGE

L'Etat de Tunisie, par l'intermédiaire de son consulat général en France prend en charge les frais de rapatriement de tout ressortissant tunisien décédé en France ayant manifesté le souhait d'être inhumé en Tunisie.

La société La Voie Eternelle se présente comme une société de droit français de pompes funèbres musulmanes qui organise notamment le rapatriement en Tunisie des corps des ressortissants tunisiens décédés en France en collaboration avec le consulat général de Tunisie à Paris et à Pantin.

Estimant avoir été évincée une première fois en 2016, puis une nouvelle fois à compter du mois de décembre 2017 de ce "marché" par le consulat général de Tunisie qui refuse de lui confier des dossiers de rapatriement et être ainsi victime d'un boycott, la société La Voie Eternelle a, par lettre recommandée avec avis de réception du 2 février 2018 mis en demeure l'Etat de Tunisie de reprendre les relations "commerciales", et celle-ci étant demeurée infructueuse, a fait citer cet Etat devant le juge des référés aux fins de voir cesser le trouble manifestement illicite causé par ces agissements.

Par ordonnance rendue le 25 septembre 2018, le président du tribunal de grande instance de Paris a :

- Renvoyé les parties à se pourvoir sur le fond du litige ;

- Débouté la société La Voie Eternelle de ses demandes ;

- Condamné la société La Voie Eternelle à payer à l'Etat de Tunisie la somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;

- Condamné la société La Voie Eternelle à supporter la charge des dépens, comprenant notamment les frais d'huissier engagés dans la cadre de la présente instance.

La société La Voie Eternelle a formé un appel de cette décision par déclaration du 28 septembre 2018. L'appel tend à l'annulation ou subsidiairement la réformation de la décision entreprise en toutes ses dispositions.

Au terme de ses dernières conclusions communiquées par voie électronique le 4 février 2019, la société La Voie Eternelle demande à la cour, au visa notamment de l'article 809 du Code de procédure civile, de l'ancien article 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 sur le droit de la concurrence et de l'article 86 du traité de Rome, de bien vouloir :

- Infirmer partiellement l'ordonnance déférée, en ce que les premiers juges auraient dû déduire du simple constat de l'existence d'un trouble manifestement illicite la nécessité d'ordonner des mesures de remise en état la question de l'éventuelle faute de la victime étant indifférente à la résolution du litige relevant en toute hypothèse du fond et non établie et débouter l'Etat de Tunisie de ses fins de non-recevoir et entières demandes.

Et statuant à nouveau, faire droit à ses entières demandes visant à faire cesser ce trouble manifestement illicite.

- Faire cesser ce trouble manifestement illicite contraire à l'ordre public de nature à créer un dommage imminent ;

Et en conséquence de :

- Condamner l'Etat de Tunisie à cesser de porter atteinte au libre choix des familles et à la libre concurrence à raison de 3 000 euros par infraction établie à compter de la décision à intervenir.

- Ordonner la reprise de leurs relations commerciales sur une année à titre conservatoire dans l'attente d'une décision au fond sous astreinte de 500 euros par jour à compter de la décision à intervenir.

- Condamner l'Etat de Tunisie au paiement de 5 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile et aux entiers dépens d'instance, selon les dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.

Au soutien de ses demandes, la société La Voie Eternelle fait valoir en substance que :

- L'Etat Tunisien, ayant omis de faire appel incident des dispositions lui faisant grief dans les délais fixés à l'alinéa 2 de l'article 905-2 du Code de procédure civile, et précisément le fait d'avoir été débouté de ses différentes fins de non-recevoir, dans le délai d'un mois à compter de la signification de ses conclusions d'appel, il ne peut soutenir les mêmes moyens en cause d'appel de sorte qu'il n'est pas recevable à soutenir qu'en sa qualité d'Etat souverain, il ne serait pas assujetti aux dispositions de la loi n° 93-23 du 8 janvier 1993, de l'article L. 442-6 du Code du commerce, ni à l'article 86 du Traité de Rome.

- En réponse à la fin de non-recevoir soulevée par l'Etat de Tunisie, elle précise que son appel porte sur l'ensemble du dispositif lui faisant grief à l'exception de la partie du dispositif rejetant les fins de non-recevoir soulevées par l'Etat de Tunisie.

- Le juge des référés aurait dû déduire du constat de l'existence d'un trouble manifestement illicite, la nécessité d'ordonner des mesures de remise en état, la question de l'éventuelle faute de la victime étant indifférente à la résolution du litige relevant du fond et en toute hypothèse n'étant pas établie. Elle estime que le juge devait ainsi mettre fin à l'entrave du libre choix des familles et à l'atteinte à la libre concurrence et ainsi ordonner la reprise des relations normalisées avec l'Etat de Tunisie brutalement rompues en décembre 2017.

- Par leur attitude, les services consulaires instaurent un monopole de fait du service de pompes funèbres musulmanes au profit d'une seule entreprise sur Pantin et de deux de ses concurrentes sur Paris et l'évincent totalement alors qu'elle travaillait avec eux depuis 25 ans et réalisait 90 % de son chiffre d'affaires sur ce marché, ce qui caractérise en outre une rupture brutale sans motifs et un abus de position dominante.

- La rupture brutale de leurs relations survenue en décembre 2017 lui cause un grave préjudice de nature à la faire disparaître ainsi que cela ressort de la lecture de ses bilans et d'attestation de son Expert-comptable.

- L'Etat de Tunisie n'a pas le droit de choisir en lieu et place des familles le prestataire de pompes funèbres en vertu de la loi n° 93-23 du 8 janvier 1993 qui supprime le monopole du service public communal des pompes funèbres et instaure un principe d'ordre public de libre choix des familles.

Au terme de ses conclusions communiquées par voie électronique le 5 février 2019, l'Etat de Tunisie demande à la cour, au visa des articles 122 et 809 du Code de procédure civile, de :

- Dire l'appel irrecevable pour défaut d'intérêt d'agir ;

- A titre subsidiaire, sur le fond :

- Confirmer l'ordonnance de référé en date du 25 septembre 2018 ;

- Débouter l'appelante de l'ensemble de ses demandes ;

- Condamner l'appelante à la somme de 3 500 € au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens.

Au soutien de ses demandes, l'Etat de Tunisie fait valoir en substance que :

- Seul un appel partiel a été fait, la société La Voie Eternelle considérant à tort que l'ordonnance attaquée a reconnu l'existence d'un trouble manifestement illicite au sens de l'article 809 Code de procédure civile alors que rien n'indique dans l'ordonnance la reconnaissance d'un tel trouble de sorte qu'il considère qu'il n'y a pas lieu de débattre sur l'existence ou non d'un trouble manifestement illicite ce point ayant été tranché par le juge de référé et n'ayant pas fait l'objet d'appel et que l'appelante n'a pas intérêt à demander la remise en état alors même que l'appel est irrecevable pour défaut d'intérêt d'agir au sens de l'article 122 du Code de procédure civile.

- En septembre 2016, le Consulat de Tunisie à Pantin a suspendu le règlement des factures de la société La Voie Eternelle, ayant découvert qu'elle fournissait de fausses factures de toilettage. Il ajoute avoir appris ensuite que cette société avait escroqué un ressortissant tunisien en lui faisant supporter les frais de transport de la dépouille en lui ayant fait croire qu'il serait remboursé par le Consulat des frais de rapatriement alors que le rapatriement est soumis à certaines conditions et notamment une demande préalable au Consulat pour obtenir une autorisation de transfert de la dépouille.

- La prise en charge des frais de rapatriement est une aide sociale accordée par la Tunisie à ses ressortissants en France et à ce titre l'Etat de Tunisie se réserve le droit de choisir les prestataires à qui elle souhaite confier le rapatriement sans pour autant interdire à la société La Voie Eternelle de traiter avec des ressortissants tunisiens, ni de manière générale de choisir sa clientèle

- La loi du 8 janvier 1993 qui ne concerne que les communes françaises, ne s'applique pas en l'espèce, les prestataires de pompes funèbres demeurant libres de traiter avec les familles et les dispositions de l'article L. 442-6 du Code de commerce ne s'appliquant pas dans la mesure où l'Etat de Tunisie n'est ni producteur, ni commerçant, ni industriel ni personne immatriculée au répertoire des métiers.

- Contrairement aux dires de l'appelante les services réalisés par le biais des consulats de Tunisie ne représentaient pas 90 % de son chiffre d'affaire mais 29,14 % en 2015 et 31,95 en 2016 de sorte que la baisse du chiffre d'affaires de la société n'était pas en lien avec les prestations vendues aux Consulats tunisiens.

La Cour renvoie, pour un plus ample exposé des faits et prétentions des parties, à la décision déférée et aux écritures susvisées, par application des dispositions de l'article 455 du Code de procédure civile.

SUR CE LA COUR

Sur l'irrecevabilité de l'appel pour défaut d'intérêt à agir de la société La Voie Eternelle ;

En l'espèce il est constant que la déclaration d'appel de la société La Voie Eternelle le 28 septembre 2018 vise à " l'annulation ou subsidiairement la réformation de la décision entreprise en ce qu'elle a renvoyé les parties à se pourvoir sur le fond du litige; débouté la société La Voie Eternelle de ses demandes; condamné la société La Voie Eternelle à payer à l'Etat de Tunisie la somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ; condamné la société La Voie Eternelle à supporter la charge des dépens comprenant notamment les frais d'huissier engagés dans la cadre de la présente instance ".

Si le dispositif des dernières conclusions de la société La Voie Eternelle demande à la cour d'infirmer " partiellement l'ordonnance déférée, en ce que les premiers juges auraient dû déduire du simple constat de l'existence d'un trouble manifestement illicite la nécessité d'ordonner des mesures de remise en état la question de l'éventuelle faute de la victime étant indifférente à la résolution du litige relevant en toute hypothèse du fond et non établie et débouter l'Etat de Tunisie de ses fins de non-recevoir et entières demandes ", il convient de constater que c'est à tort que la société La Voie Eternelle considère que cette ordonnance a constaté l'existence d'un trouble manifestement illicite.

Au contraire, le juge des référés a considéré que " en exerçant les prérogatives qui sont les siennes dans le cadre du contrôle de la gestion des dossiers de demande de prise en charge des frais de rapatriement des ressortissant tunisiens, l'Etat de Tunisie ne saurait avoir commis un trouble manifestement illicite ".

Il appartient en conséquence à la cour d'appel, alors que les demandes formées devant elle par la société La Voie Eternelle consistent toujours à faire cesser " le trouble manifestement illicite contraire à l'ordre public de nature à créer un dommage imminent ", d'apprécier l'existence de ce trouble, demande dont la cour est régulièrement saisie tant par la déclaration d'appel que par les conclusions de la société La Voie Eternelle, de sorte que la fin de non-recevoir sera rejetée.

Sur l'irrecevabilité de l'Etat de Tunisie faute d'avoir fait un appel incident ;

Il est constant que devant le premier juge, l'Etat de Tunisie avait soulevé une fin de non-recevoir soutenant que la saisine du juge des référés sur le fondement de l'article L. 442-6 du Code de commerce était irrecevable dès lors que l'Etat de Tunisie n'était ni commerçant, ni producteur, ni industriel.

Le premier juge a rejeté cette fin de non-recevoir après avoir considéré que l'article L. 442-6 du Code de commerce ne trouvait pas à s'appliquer devant le juge des référés du tribunal de grande instance.

Si l'Etat de Tunisie n'a pas interjeté un appel incident devant la cour pour contester ce rejet, il convient de constater qu'il ne soutient plus une fin de non-recevoir devant la cour mais entend simplement répondre sur le fond à l'appelant qui invoque au soutien de ses demandes l'article L. 442-6 du Code de commerce en considérant que ce texte n'est pas applicable en l'espèce.

Ce faisant, l'Etat de Tunisie ne fait que développer un nouveau moyen de défense au fond qui est recevable devant la cour d'appel.

La société La Voie Eternelle sera en conséquence déboutée de son moyen d'irrecevabilité.

Sur l'existence d'un trouble manifestement illicite ;

En application de l'article 808 du Code de procédure civile, dans tous les cas d'urgence, le président du tribunal de grande instance peut, dans les limites de la compétence du tribunal, ordonner en référé toutes les mesures qui ne se heurtent à aucune contestation sérieuse ou que justifie l'existence d'un différend.

Selon l'article 809 du Code de procédure civile, le président peut toujours, même en présence d'une contestation sérieuse, prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s'imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite.

Le trouble manifestement illicite résulte de toute perturbation résultant d'un fait qui directement ou indirectement constitue une violation évidente de la règle de droit. Il s'ensuit que pour que la mesure sollicitée soit prononcée, il doit nécessairement être constaté à la date à laquelle le juge statue et avec l'évidence qui s'impose à la juridiction des référés, la méconnaissance d'un droit sur le point de se réaliser et dont la survenance et la réalité sont certaines.

En l'espèce, la société La Voie Eternelle reproche à l'Etat de Tunisie de porter atteintes aux règles relatives à la libre concurrence et notamment celles de l'article 106 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (ex-86 du Traité CE) et celles relatives aux pratiques restrictives de concurrence prévues aux articles L. 442-1 et suivants du Code de commerce.

Cependant, les agissements critiqués émanent du consulat général de Tunisie en France alors que les dispositions précitées visent à sanctionner le comportement des entreprises et non d'un Etat.

En outre, ces agissements portent sur les conditions et l'octroi d'une aide consentie par l'Etat de Tunisie au bénéfice de ses ressortissants pour la prise en charge des frais de rapatriement des corps en Tunisie, lesquelles sont déterminées par cet Etat dans le cadre de l'exercice de prérogatives de puissance publique et ne constituent pas une activité de production, de distribution ou de services qui seules sont soumises aux dispositions précitées.

Enfin, les familles étant libres de solliciter l'entreprise de pompes funèbres de leur choix parmi celles reconnues par l'Etat de Tunisie pour pouvoir bénéficier du remboursement des frais de rapatriements, la méconnaissance des dispositions de l'article L. 362-1 du Code des communes, modifié par la loi n° 93-23 du 8 janvier 1993, selon lesquelles le service extérieur des pompes funèbres est une mission de service public qui peut être assurée par les communes, directement ou par voie de gestion déléguée, à supposer qu'elles puissent être opposées dans le cas de l'espèce à l'Etat de Tunisie, n'est pas flagrante et ce d'autant que la décision de cet Etat de ne plus s'adresser à la société La Voie Eternelle fait suite à des irrégularités commises par celle-ci portant sur des attestations de toilettes rituelles signées par une personne décédée depuis de nombreuses années et au non-respect de la procédure administrative mise en place par les services consulaires et notamment l'orientation préalable des familles vers ces services afin d'étudier si les conditions pour la prise en charge des frais de rapatriements sont effectivement remplies.

En l'état de ces éléments, il n'est pas démontré, avec l'évidence qui s'impose, la méconnaissance d'un droit dont la survenance et la réalité sont certaines de sorte que les demandes de la société La Voie Eternelle seront rejetées et l'ordonnance du premier juge confirmée.

Sur les frais et dépens ;

Le sort des dépens et de l'indemnité de procédure a été exactement réglé par le délégué du président du tribunal de grande instance de Paris.

A hauteur de cour, il y a lieu de condamner la société La Voie Eternelle, partie perdante, aux dépens.

En outre, elle doit être condamnée à verser à l'Etat de Tunisie, qui a dû exposer des frais irrépétibles pour faire valoir ses droits, une indemnité au titre de l'article 700 du Code de procédure civile qu'il est équitable de fixer à la somme de 2 500 euros.

Par ces motifs : Rejette la fin de non-recevoir soulevée par l'Etat de Tunisie ; Rejette la demande tendant à l'irrecevabilité des moyens invoqués par de l'Etat de Tunisie ; Confirme l'ordonnance rendue le 25 septembre 2018 ; Y ajoutant : Condamne la société la Voie Eternelle à payer à l'Etat de Tunisie la somme de 2 500 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ; Condamne la société La Voie Eternelle aux dépens.