CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 3 avril 2019, n° 16-24197
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Etablissements Frère (SAS)
Défendeur :
SCA Auto (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Luc
Conseillers :
M. Bedouet, Mme Comte
Avocats :
Mes Grappotte Benetreau, Cholay, Deschryver
FAITS ET PROCÉDURE
La société Etablissements Frère est spécialisée dans le secteur d'activité du commerce de détail d'équipements automobile. Elle vient aux droits de la société Frère Ouest Distribution Automobile, ci-après dénommée la société Foda, qui était spécialisée dans le même secteur d'activité.
La société SCA Auto est spécialisée dans le secteur d'activité du commerce de gros d'équipements automobiles. Elle est la centrale d'achat et de référencement du " Groupement des Mousquetaires ".
Les sociétés Foda et SCA Auto ont entretenu des relations commerciales depuis la fin de l'année 1991 dans le cadre desquelles la société Foda remplissait les fonctions de centrale d'achat et de référencement pour les produits automobiles au profit des franchisés du groupe. Elle intervenait en qualité de grossiste pour certains produits, et pour d'autres, pour leur seule sélection et pour la négociation des conditions de distribution.
Par courrier du 6 décembre 2011, la société SCA Auto a notifié à la société Foda la rupture de leurs relations commerciales au terme d'un préavis de 18 mois, soit à compter du 6 juin 2013.
Suite au constat d'une forte diminution de son chiffre d'affaires lié à son accord de référencement, la société Etablissements Frère venant aux droits de la société Foda a considéré que la société SCA Auto avait rompu brutalement les relations commerciales qu'elles entretenaient ensemble.
Par acte du 12 février 2014, la société Etablissements Frère a assigné la société SCA Auto devant le tribunal de commerce de Paris pour voir sa responsabilité engagée sur le fondement de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce et de la voir condamner à réparer le préjudice subi.
Par jugement du 13 juin 2016, le tribunal de commerce de Paris a :
- dit qu'en accordant un préavis de 18 mois à la société Etablissements Frère par son courrier du 6 décembre 2015, la société SCA Auto a rompu brutalement sa relation commerciale avec la société Etablissements Frère,
- fixé le préavis supplémentaire dû à 6 mois,
- condamné la société SCA Auto à payer à la société Etablissements Frère la somme de 180 000 euros au titre du préavis,
- débouté la société Etablissements Frère de ses autres demandes,
- condamné la société SCA Auto à payer à la société Etablissements Frère la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,
- ordonné l'exécution provisoire avec constitution de garantie,
- condamné la société SCA Auto aux dépens.
La société Etablissements Frère a interjeté appel du jugement par déclaration au greffe du 1er décembre 2016.
La procédure devant la cour a été clôturée le 12 février 2019.
Vu les conclusions du 23 janvier 2019 par lesquelles la société Etablissements Frère, appelante, invite la cour, au visa des articles L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, 1135, 1147 et 1382 et suivant du Code civil, à :
- débouter la société SCA Auto de son appel incident et l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions,
- confirmer le jugement du tribunal de commerce de Paris du 13 juin 2016 (RG n° 20144011563), en ce qu'il a :
dit qu'en lui accordant un préavis de 18 mois par son courrier du 6 décembre 2015, la société SCA Auto a rompu brutalement sa relation commerciale avec elle,
condamné la société SCA Auto à lui payer la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,
ordonné l'exécution provisoire avec constitution de garantie,
condamné la société SCA Auto aux dépens, dont ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme de 82,44 euros dont 13,52 euros de TVA,
- réformer le jugement du tribunal de commerce de Paris du 13 juin 2016 (RG n° 20144011563), en ce qu'il a :
considéré que la SNC SCA Auto avait respecté le préavis de 18 mois qu'elle lui avait notifié par son courrier du 6 décembre 2015,
calculé l'indemnité due sur la base d'un seul préavis supplémentaire et d'une période de 6 mois,
calculé l'indemnité due sur la base des seules ventes perdues auprès de la centrale SCA Auto à l'exclusion des points de vente du "Groupement des Mousquetaires",
condamné la SNC SCA Auto à lui payer la seule somme de 180 000 euros au titre du préavis,
débouté la société Etablissements Frère de ses autres demandes,
en conséquence :
- dire que la société SCA Auto a rompu brutalement sa relation commerciale établie avec elle,
- fixer le préavis global dû à hauteur de 30 mois, au regard des éléments de l'espèce,
- juger que la SNC SCA Auto n'a pas respecté le préavis de 18 mois qu'elle lui avait notifié par son courrier du 6 décembre 2015,
- juger qu'il convient de calculer son préjudice subi sur la base de l'ensemble des ventes perdues auprès de la centrale SCA Auto et des différents points de vente du "Groupement des Mousquetaires",
- condamner la société SCA Auto à lui verser la somme principale de 1 584 000 euros, augmentée des intérêts au taux légal à compter de l'assignation initiale, à titre de dommages et intérêts au titre de la perte de marge brute annuelle subie par la société Foda pendant toute la durée de préavis que la société SCA Auto aurait dû impérativement respecter, au regard des dispositions de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce,
- condamner la société SCA Auto à lui verser une indemnité correspondant au montant des frais de licenciement supportés par elle consécutivement à la brutalité de la rupture par la société SCA Auto de ses relations commerciales établies avec la société Foda, calculée à ce jour pour mémoire à hauteur de la somme principale de 90 091 euros, augmentée des intérêts au taux légal à compter de l'assignation initiale,
- condamner la société SCA Auto à lui verser une indemnité de 13 014 euros TTC correspondant au montant de l'ensemble des honoraires d'avocats et frais de formalités payés par elle au titre de l'organisation et la mise en œuvre juridique de l'opération de fusion absorption de la société Foda par elle consécutivement à la brutalité de la rupture par la société SCA Auto de ses relations commerciales établies avec la société Foda,
- condamner la société SCA Auto à lui verser une indemnité de 6 697,60 euros TTC correspondant au montant de l'ensemble des honoraires d'avocats et frais de formalités payés par elle au titre de l'organisation et mise en œuvre des licenciements économiques et des avenants de contrats de travail opérés consécutivement à la brutalité de la rupture par la société SCA Auto de ses relations commerciales établies avec la société Foda,
- condamner la société SCA Auto à lui payer la somme de 20.000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile au titre des frais irrépétibles exposés en cause d'appel,
- condamner la société SCA Auto aux entiers dépens dont distraction au profit de la SCP Grappotte Benetreau en application de l'article 699 du Code de procédure civile ;
Vu les conclusions du 4 février 2019 par lesquelles la société SCA Auto, intimée, demande à la cour, de :
- débouter la société Etablissements Frère de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions,
- la déclarer recevable et bien fondée en son appel incident,
- infirmer le jugement du tribunal de commerce de Paris en ce qu'il a retenu que le préavis aurait dû être de 24 mois,
statuant à nouveau,
- constater qu'elle n'a commis aucune faute au titre de la rupture de la relation commerciale entretenue avec la société Foda,
à titre subsidiaire,
- constater que la société Etablissements Frère n'a subi aucun préjudice et à tout le moins ne démontre pas avoir subi un préjudice du fait d'une brutalité de la rupture,
à titre infiniment subsidiaire,
- ramener le préjudice de la société Etablissements Frère à sa juste valeur en prenant en considération le préavis de 18 mois accordé ;
en toute hypothèse,
- condamner la société Etablissements Frère à lui verser la somme de 20.000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile et aux dépens ;
SUR CE, LA COUR,
La cour se réfère, pour un plus ample exposé des faits, de la procédure, des moyens échangés et des prétentions des parties, à la décision déférée et aux dernières conclusions échangées en appel.
En application de l'article 954 alinéa 2 du Code de procédure civile, la cour ne statue que sur les prétentions énoncées au dispositif des conclusions.
Sur la rupture brutale des relations commerciales établies
La société Etablissements Frère explique qu'elle a entretenu une relation commerciale établie pendant 20 années avec la société SCA Auto, qu'elle était devenue dépendante économiquement de cette dernière, qu'elle a consenti de nombreux investissements alors qu'elle n'avait pas de possibilité de reconversion compte tenu de l'organisation des réseaux de distribution dans le secteur des équipements automobiles. Elle en déduit que le préavis de 18 mois qui lui a été accordé par la société SCA Auto n'était pas suffisant. Elle relève également que le préavis n'a pas été effectif, les commandes réalisées par la société SCA Auto et le Groupement des Mousquetaires ayant fortement diminué pendant toute l'exécution du préavis. Elle excipe que le chiffre d'affaires réalisé par elle auprès des franchisés doit être pris en compte pour déterminer sa situation de dépendance économique, et le défaut d'effectivité du préavis, les points de vente franchisés étant incités par la société SCA Auto à respecter la politique de référencement par un système de primes et de bonifications. Elle explique qu'elle ne tient pas compte du chiffre d'affaires réalisé avec sa société s'ur au sein du groupe, ne réalisant aucune marge sur ces opérations internes.
La société SCA Auto réplique que la durée du préavis accordé de 18 mois était suffisante et conteste que ce préavis fût insuffisant à la société Etablissements Frère pour se réorganiser. Elle conteste les chiffres de la société Etablissements Frère quant à la part de son chiffre d'affaires réalisé avec elle, au motif que la part de l'activité réalisée en interne au groupe doit être prise en compte, ces parts étant par ailleurs importantes. Elle relève aussi qu'il appartenait à la société Etablissements Frère de diversifier son activité, n'imposant aucune exclusivité. Elle indique que les magasins appelés par l'appelante Groupement des Mousquetaires, qui n'a aucune existence juridique, sont des franchisés indépendants, qui étaient libres de s'approvisionner auprès de la société Etablissements Frère pendant la durée du préavis. Elle en déduit que cette dernière ne peut lui reprocher de ne pas avoir respecté le préavis accordé puisque les commandes réalisées auprès d'elle comme centrale d'achat n'ont pas baissé pendant la durée du préavis et qu'elle a été référencée par elle, en qualité de centrale de référencement, pendant les 18 mois de préavis. Elle indique qu'aucune preuve n'est rapportée que les commandes réalisées par la société SCA Auto auprès de la société Etablissements Frère pendant la durée du préavis.
Aux termes de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce :
" Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers (...) de rompre unilatéralement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels.
Les dispositions qui précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure ".
Le caractère établi des relations commerciales, la durée de la relation commerciale, tout comme la date de la lettre et l'auteur de la rupture ne sont pas contestées par les parties. Elles s'opposent sur la brutalité de la rupture et l'effectivité du préavis.
Sur la brutalité de la rupture
Le délai du préavis suffisant s'apprécie en tenant compte de la durée de la relation commerciale et des autres circonstances prévalant au moment de la notification de la rupture. Outre ces deux critères légaux, les paramètres suivants sont également pris en compte pour apprécier la durée du préavis à respecter : la dépendance économique (entendue non pas comme la notion de droit de la concurrence, mais comme la part de chiffre d'affaires réalisée par la victime avec l'auteur de la rupture), la difficulté à trouver un autre partenaire sur le marché, de rang équivalent, la notoriété du produit échangé, son caractère difficilement substituable, les caractéristiques du marché en cause, les obstacles à une reconversion, en terme de délais et de coûts d'entrée dans une nouvelle relation, l'importance des investissements effectués dédiés à la relation, non encore amortis et non reconvertibles.
Ces critères doivent être appréciés au moment de la rupture.
Il est constant que la durée de la relation commerciale établie a été de 20 années entre les sociétés Etablissements Frère et SCA Auto.
Pour apprécier le chiffre d'affaires total de la société Etablissements Frère, il n'y a pas lieu d'exclure les flux réalisés entre les sociétés du groupe, celles-ci ayant des comptabilités différentes et des personnalités juridiques distinctes.
Par ailleurs, il convient de relever que la société Etablissements Frère n'était pas liée par des clauses d'exclusivité avec la société SCA Auto et qu'elle ne démontre en outre pas la particularité du secteur d'activité de la distribution des équipements automobiles, de sorte que la part importante de cette dernière dans le chiffre d'affaires total de la société Etablissements Frère, qui n'est pas contestée par la société SCA Auto tel qu'il ressort de son courrier du 8 novembre 2011, n'est pas imputable à la société SCA Auto et résulte du seul choix de la société Etablissements Frère. La part du chiffre d'affaires de la société Etablissements Frère réalisé avec la société SCA Auto comme centrale d'achat et comme centrale de référencement représente donc 54 % en 2008, 60 % en 2009 et 52 % en 2010.
Eu égard à l'ensemble de ces éléments et du temps nécessaire pour que la société Etablissements Frère puisse se réorganiser et redéployer son activité, le préavis aurait dû être de 18 mois, de sorte que le préavis accordé par la société SCA Auto à la société Etablissements Frère est suffisant et que la rupture n'est pas brutale.
Il y a donc lieu d'infirmer le jugement en ce qu'il a :
- dit qu'en accordant un préavis de 18 mois à la société Etablissements Frère par son courrier du 6 décembre 2015, la société SCA Auto a rompu brutalement sa relation commerciale avec la société Etablissement Frère,
- fixé le préavis supplémentaire dû à 6 mois,
- condamné la société SCA Auto à payer à la société Etablissement Frère la somme de 180 000 euros au titre du préavis.
Il y a lieu de rejeter les demandes de la société Etablissement Frère au titre de la brutalité de la rupture.
Sur le caractère effectif du préavis de 18 mois
Il n'est pas contesté que les rapports de la société Etablissements Frère avec la société SCA Auto sont de deux ordres : la société SCA Auto est centrale d'achat grossiste, ce qui implique qu'elle commande directement auprès de la société Etablissements Frère les produits qu'elle fournit, et est également centrale de référencement, c'est-à-dire qu'elle propose aux franchisés du groupe les Mousquetaires des fournisseurs.
Il est constant que la société Etablissements Frère n'a pas été déréférencée pendant toute la durée du préavis par la société SCA Auto. Ainsi, la société Etablissements Frère ne peut faire état de la baisse des commandes des franchisés auprès d'elle pendant la durée du préavis pour reprocher à la société SCA Auto une rupture brutale des relations commerciales établies, les franchisés étant libres de commander auprès d'elle. Or, la société Etablissements Frère ne démontre pas que la société SCA Auto a averti les franchisés ou les a incités à ne plus commander auprès d'elle dès l'année 2012, la seule concomitance entre la chute des commande et l'annonce de la rupture ne peut à elle seule caractériser une violation par la société SCA Auto du préavis en sa qualité de centrale de référencement. La société Etablissements Frère ne démontre pas plus sa mise à l'écart des " promos " qu'elle allègue. Enfin, il ne peut être tiré aucune conséquence du courrier du 8 novembre 2011 envoyé par la société SCA Auto à la société Etablissements Frère, en ce qu'il est seulement relevé que cette dernière réalise un chiffre d'affaires excessifs " avec les points de vente du groupements Mousquetaires " l'invitant ainsi à diversifier ses débouchés, cette situation lui faisant courir un risque.
En outre, il n'est pas démontré par la société Etablissements Frère que les commandes réalisées par la société SCA Auto auprès d'elle ont baissé pendant toute la durée du préavis, ne communiquant que des chiffres globaux incluant les commandes des franchisés, de sorte qu'elle ne démontre pas que le préavis accordé par la société SCA Auto n'a pas été effectif.
Il y a lieu de débouter la société Etablissements Frère de sa demande sur ce point. Le jugement doit être confirmé sur ce point.
Sur les dépens et l'application de l'article 700 du Code de procédure civile
Le sens du présent arrêt conduit à infirmer le jugement sur les dépens et l'application qui y a été faite des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile.
La société Etablissements Frère doit être condamnée aux dépens de première instance et d'appel, qui pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile, ainsi qu'à payer à la société SCA Auto la somme de 20 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile.
Le sens du présent arrêt conduit à rejeter la demande par application de l'article 700 du Code de procédure civile formulée par la société Etablissements Frère.
Par ces motifs, LA COUR, Infirme le jugement sauf en ce qu'il a débouté les demandes de la société Etablissements Frère au titre du défaut d'effectivité du préavis ; Le Confirme sur ce point ; Statuant à nouveau ; Déboute la société Etablissements Frère de ses demandes formées au titre de la rupture brutale des relations commerciales établies ; Y ajoutant ; Condamne la société Etablissements Frère aux dépens de première instance et d'appel, qui pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile, ainsi qu'à payer à la société SCA Auto la somme de 20 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile ; Rejette toute autre demande.