CA Dijon, 1re ch. civ., 2 avril 2019, n° 17-00957
DIJON
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Aig Europe (SA), Brenntag (SA)
Défendeur :
Filtration Service (SARL), Groupe Pierre le Goff (SA), Generali (SA), Domaine du Moulin à L'Or (EARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Petit
Conseillers :
Mmes Dumurgier, Lavergne Pillot
Avocats :
Mes : Adrien, Maniez Gevaert, Renevey, Desilets, Gerbay, Fourcade, Simard, Gras Comtet
Faits constants, procédure et prétentions
L'EARL Domaine du Moulin à l'Or, exploitante viticole, a fait appel, le 12 août 2015, à la société Filtration service pour qu'elle procède à la filtration, au dégazage et à l'électrodialyse de l'ensemble des vins du domaine, millésime 2014, avant mise en bouteille.
Le jour de la filtration, la SARL Filtration service a fait intervenir la société Eurodia, fabricant de l'appareil d'électrodialyse, pour la préparation de la machine.
La société Eurodia a procédé à un traitement des membranes des réacteurs d'électrodialyse à l'acide nitrique et à la lessive de soude, produits fabriqués par la société Brenntag et acquis par la SARL Filtration service auprès de la société groupe Pierre Le Goff (ci après Le Goff).
Le lendemain, le 13 août 2015, après dégustation des vins, il a été constaté que ces derniers présentaient des désordres organoleptiques de type " moisi goût de bouchon ".
Une expertise amiable a été engagée, le 22 septembre 2015, par l'assureur du Domaine du Moulin à l'Or, au contradictoire des sociétés Filtration service et Eurodia.
Une seconde réunion en date du 21 octobre 2015 a été réalisée en présence du groupe Pierre Le Goff, fournisseur des produits chimiques utilisés dans le cadre des opérations de maintenance, ainsi que le fabricant de ces derniers, la société Brenntag.
A l'issue de cette dernière, les vins litigieux ont été analysés, permettant de constater leur contamination par des molécules de type trichloroanisole (TCA) et trichlorophénol (TCP) provenant de la pollution de la lessive de soude et de l'acide nitrique utilisés lors de la maintenance des membranes des réacteurs d'électrodialyse.
Le Domaine du Moulin à l'Or a alors pris attache auprès de la société Brenntag afin qu'elle se positionne quant à sa prise en charge des désordres.
Or, celle-ci n'a pas entendu y donner suite.
Dès lors, le Domaine du Moulin à l'Or a fait assigner, dans le cadre d'un référé d'heure à heure, l'ensemble des intervenants et leurs assureurs respectifs, dont la société Pierre Le Goff et la compagnie Generali Iard, son assureur, aux fins de désignation d'un expert judiciaire et d'allocation d'une provision d'un montant de 50 000 euros.
Par ordonnance en date du 8 décembre 2015, Monsieur Y A, expert chimiste, a été désigné en qualité d'expert judiciaire et la société Filtration service a été condamnée, solidairement avec son assureur la MAAF, à payer à l'EARL Domaine du Moulin à l'Or une provision de 20 000 euros à valoir sur l'indemnisation de ses préjudices.
La consignation à valoir sur les honoraires de l'expert a été répartie entre plusieurs parties comme suit :
* 25% à la charge de l'EARL Domaine du Moulin à l'Or,
* 25% à la charge de la société Filtration service et de la Maaf, sons assureur,
* 50% à la charge de la société Brenntag et de Aig Europe Limited, son assureur.
L'expert judiciaire a déposé son rapport définitif le 17 mai 2016.
Par exploits en date des 26, 29, 30 et 31 août 2016, la société Filtration service a fait assigner à jour fixe la société Pierre Le Goff, la compagnie Generali Iard, assureur de cette dernière, la société Brenntag et son assureur, la compagnie Aig Europe Limited (ci après Aig), devant le tribunal de grande instance de Mâcon aux fins de voir :
- dire et juger que les sociétés Le Goff et Brenntag, ainsi que leurs assureurs respectifs, Generali et Aig, sont responsables du préjudice subi par la société Filtration service,
En conséquence,
- les condamner solidairement à indemniser cette dernière,
- dire et juger que le préjudice subi par la société Filtration service s'élève à la somme totale de 114 191,44 euros,
- condamner la société Le Goff, la société Brenntag, Generali Iard et Aig à régler solidairement à la société Filtration service la somme de 114 191,44 euros,
- condamner les mêmes, dans les mêmes termes, à régler à la société Filtration service une somme de 2 500 euros en remboursement de l'avance des frais d'expertise,
- condamner les mêmes, dans les mêmes termes, à régler à la société Filtration service une somme de 10 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile,
- les condamner solidairement, dans les mêmes termes, aux entiers dépens dont distraction au profit de la SCP Loisier - Raynaud de Chalonge, sur son affirmation de droit.
Parallèlement, par exploit en date du 23 novembre 2016, l'EARL Domaine du Moulin à l'Or a fait assigner à jour fixe la société Brenntag et la compagnie Aig aux fins d'indemnisation de ses préjudices au visa des articles 1386-1 et suivants du Code civil.
Par jugement en date du 29 mai 2017, le tribunal de grande instance de Mâcon a :
- ordonné la jonction des procédures,
- mis hors de cause la société Pierre Le Goff,
- déclaré la société Brenntag entièrement responsable du préjudice subi par la société Domaine du Moulin à l'Or d'une part, et par la société SARL Filtration service d'autre part,
- condamné in solidum la société Brenntag et son assureur, la compagnie Aig Europe Limited, à payer :
* à la société Domaine du Moulin à l'Or la somme de 136 979,15 euros,
* à la société SARL Filtration service la somme de 99 191,44 euros,
en réparation de leurs préjudices,
- condamné in solidum la société Brenntag et son assureur à payer par application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile :
* la somme de 3 000 euros à la société Domaine du Moulin à l'Or,
* la somme de 3 000 euros à la société SARL Filtration service,
* la somme de 3 000 euros à la société'Pierre Le Goff,
- condamné in solidum la société Brenntag et son assureur aux dépens comprenant, à titre définitif, ceux de l'instance en référé dont les honoraires de l'expert judiciaire, et admis la SCP Roussot Loisier Raynaud de Challonge et Maître Gras Comtet, avocats, au bénéfice des dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile chacun en ce qui les concerne.
Sur les responsabilités, le tribunal a relevé que la pollution des vins n'existait pas avant passage en machine et qu'elle provenait bien de l'acide nitrique et de la soude utilisés dans la préparation de la machine à électrodialyse, produits vendus par la société Brenntag à la société Le Goff ; que les échantillons de vins non traités du Domaine du Moulin à l'Or, pour 2016, ne révélaient quant à eux aucune pollution. Il a ainsi considéré que la cause des désordres constatés en fin de chaîne se trouvait dans les produits vendus par la société Brenntag, responsable des préjudices subis, d'une part, par le Domaine du Moulin à l'Or et, d'autre part, par la SARL Filtration service. Il a ajouté que la société Le Goff, simple intermédiaire qui n'avait aucun moyen de connaître l'existence d'une pollution des produits de base commercialisés auprès de la société Filtration service, devait être mise hors de cause. Il a souligné que, depuis six années, la SARL Filtration service utilisait sans le moindre problème les produits que lui procurait la société Le Goff sans qu'aucune distinction n'ait jamais été opérée entre la qualité alimentaire ou non de ces produits. Il a en outre indiqué que s'il existait des techniques d'élimination du trichloanisole que le Domaine du Moulin à l'Or se refusait de mettre en œuvre, il n'était pas établi que ce dernier avait connaissance de cette solution ni qu'il aurait participé à son préjudice en refusant de s'en prévenir.
Sur les préjudices, le premier juge a retenu que la production du Domaine du Moulin à l'Or avait été touchée, la pollution ayant altéré la qualité de ses vins et a relevé le créneau d'excellence dans lequel se plaçait cette société.
Il a en outre considéré que les évaluations de l'expert s'agissant des préjudices du Domaine du Moulin à l'Or et de la SARL Filtration service étaient raisonnables et sérieuses. Il a toutefois ajouté aux indemnités revenant à cette dernière le montant de la facture que l'expert avait manifestement omis de reprendre dans son total et a écarté la perte de chance de faire mieux prospérer la clientèle invoquée par la SARL Filtration service, comme étant insuffisamment caractérisée.
Par déclaration enregistrée au greffe de la cour d'appel de Dijon le 27 juin 2017, la SA Brenntag et la société Aig Europe Limited ont relevé appel de cette décision.
Dans le dernier état de leurs conclusions notifiées par voie électronique le 3 décembre 2018, elles demandent à la cour de :
Vu l'article 1245 et suivants du Code civil,
Vu les articles 1231-1 et 1240 du Code civil,
Vu les articles 1641 et suivants du Code civil,
- prendre acte de la fusion absorption de la société Aig Europe LTD par la société Aig Europe SA, laquelle vient aux droits de la société absorbée,
- dire et juger les présentes conclusions recevables et bien fondées,
- infirmer le jugement entrepris en ce qu'il a condamné les sociétés Aig Europe, venant aux droits de la société Aig Europe Limited, et Brenntag à payer in solidum à :
* l'EARL Domaine du Moulin à l'Or la somme de 136 979,15 euros,
* la SARL Filtration service la somme de 99191,44 euros,
en réparation des préjudices subis,
Statuant à nouveau :
- constater que les conclusions du rapport d'expertise judiciaire de Monsieur A sont critiquables et contestables,
- constater que l'origine des désordres demeure indéterminée,
- constater que l'EARL Domaine du Moulin à l'Or ne rapporte pas la preuve, qui lui incombe, d'un défaut de sécurité affectant les produits fournis par la société Brenntag,
- constater que les sociétés groupe Pierre Le Goff et Generali Iard ne rapportent pas la preuve d'un vice affectant les produits Brenntag,
- constater que les conditions de la responsabilité des produits défectueux des articles 1245 et suivants du Code civil ainsi que les conditions de la garantie des vices cachés de l'article 1641 du Code civil ne sont pas réunies,
- constater que la société Filtration service ne rapporte pas la preuve d'une quelconque faute délictuelle à l'encontre de la société Brenntag,
- constater que la société groupe Pierre Le Goff ne rapporte pas la preuve d'une quelconque faute contractuelle à l'encontre de la société Brenntag,
- dire et juger que la société Brenntag n'a commis aucune faute dans l'exécution de son contrat vis-à- vis de la société Pierre Le Goff,
- dire et juger que la société Brenntag n'a pas engagé sa responsabilité contractuelle à l'égard de la société Pierre le Goff, ni délictuelle à l'égard de la société Filtration service,
- dire et juger que la société Filtration service n'a pas respecté la réglementation applicable, ni les préconisations du fabricant, ni les bonnes pratiques 'nologiques, caractérisant une faute dans l'exécution de sa prestation, exclusive des dommages subis, dont elle serait seule susceptible de répondre à l'égard de l'EARL Domaine du Moulin à l'Or,
- dire et juger que la société Filtration service est responsable de son propre préjudice et devra en supporter les conséquences financières,
- dire et juger que la responsabilité de la société Brenntag n'est pas engagée,
En conséquence,
- débouter l'EARL Domaine du Moulin à l'Or et la société Filtration service de l'intégralité de leurs demandes, fins et conclusions dirigées contre la société Brenntag, et son assureur la SA Aig Europe, venant aux droits de la société Aig Europe Limited,
- débouter la société groupe Pierre Le Goff et son assureur, la société Generali Iard, de leur appel en garantie formé à l'encontre des sociétés Brenntag et Aig Europe SA, venant aux droits de la société Aig Europe Limited,
A titre subsidiaire, si par extraordinaire la cour confirmait le jugement en ce qu'il a retenu la responsabilité de la société Brenntag, sur les préjudices :
- constater que les postes de préjudices invoqués par les demanderesses ne sont nullement justifiés tant dans leur principe que dans leur quantum,
En conséquence,
- dire et juger que les demanderesses ne rapportent pas la preuve de leurs préjudices,
- débouter l'EARL Domaine du Moulin à l'Or et la société Filtration service de l'intégralité de leurs demandes, fins et conclusions dirigées contre la société Brenntag et son assureur, la SA Aig Europe, venant aux droits de la société Aig Europe Limited,
A titre très subsidiaire, sur la garantie de la compagnie Aig Europe SA, venant aux droits de la société Aig Europe Limited,
- donner acte à la SA Aig Europe de ses limites de garantie et de sa franchise contractuelle,
En tout état de cause,
- condamner l'EARL Domaine du Moulin à l'Or, la société Filtration service et les sociétés groupe Pierre Le Goff et Generali Iard à leur payer la somme de 8 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, ainsi que les entiers dépens.
Aux termes de ses conclusions notifiées par voie électronique le 26 octobre 2018, la SARL Filtration service demande à la cour de :
Vu les articles 1382, 1386-1 (aujourd'hui 1245) et suivants du Code civil,
Homologuant le rapport de l'expert A,
Réformant partiellement le jugement entrepris rendu par le tribunal de grande instance de Mâcon le 29 mai 2017,
- dire et juger que les sociétés Brenntag et Aig Europe d'une part, et les sociétés Le Goff et Generali d'autre part, sont responsables du préjudice qu'elle a subi,
- condamner solidairement les sociétés Brenntag et Aig Europe et les sociétés Le Goff et Generali à lui payer à titre d'indemnisation du préjudice subi la somme de 107 124,27 euros HT,
Pour le surplus, confirmer le jugement,
Y ajoutant,
- condamner les sociétés Brenntag et Aig Europe à lui régler la somme de 10 000 euros en réparation de son préjudice du fait de la procédure abusive engagée devant la cour d'appel,
- condamner les sociétés Brenntag et Aig Europe et les sociétés Le Goff et Generali à lui régler une somme de 6 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile,
- les condamner aux entiers dépens qui comprendront l'avance des frais d'expertise.
Par ses dernières écritures notifiées par voie électronique le 22 novembre 2017, l'EARL Domaine du Moulin à l'Or demande à la cour de :
Vu les articles 1245 et suivants du Code civil,
Confirmer le jugement.
Y ajoutant,
- porter le préjudice financier du fait de l'immobilisation des vins à la somme de 5 184 euros, arrêtée au 31 décembre 2017,
- condamner solidairement la SAS Brenntag et la compagnie Aig Europe Limited à lui payer la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,
- condamner solidairement la SAS Brenntag et la compagnie Aig Europe Limited aux entiers dépens de l'instance, lesquels seront distraits au profit de Maître Géraldine Gras Comtet, sur son affirmation de droit.
Dans leurs écritures récapitulatives notifiées par voie électronique le 30 novembre 2018, la SAS groupe Pierre Le Goff et la compagnie Generali Iard demandent à la cour de :
Vu l'ancien article 1147 et le nouvel article 1231-1 du Code civil,
Vu les articles 1386-1 et suivants et les nouveaux articles 1245 et suivants du Code civil,
Vu les articles 1641 et suivants du Code civil,
Vu le rapport d'expertise judiciaire,
A titre principal,
- constater l'absence de manquement engageant la responsabilité contractuelle de la société groupe Pierre Le Goff qui n'a agi qu'en qualité de simple vendeur des produits litigieux,
- en conséquence, confirmer la mise hors de cause de la société groupe Pierre Le Goff et le jugement entrepris et prononcer, a fortiori, celle de la compagnie Generali Iard son assureur,
- rejeter l'appel principal de la société Brenntag et de la compagnie Aig Europe Limited et celui incident de la société Filtration service,
- réformer le jugement entrepris en ce qu'il a alloué à la société Filtration service la somme de 2 067,17 euros et, statuant à nouveau, condamner la société Filtration service à payer à la société groupe Pierre Le Goff la somme de 2 067,17 euros au titre de la livraison de produits,
- condamner tout succombant à leur verser une indemnité de 3 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile en complément de celle de 3 000 euros allouée par le tribunal, et aux dépens, dont distraction au profit de Maître Jean Philippe Simard, avocat sur son affirmation de droit,
A titre subsidiaire,
- dire et juger que la pollution des produits et les dommages qu'elle a générés sont imputables à la société Brenntag,
- condamner la société Brenntag et son assureur, Aig Europe Limited, à les garantir intégralement et à les relever indemnes de l'ensemble des condamnations susceptibles d'être prononcées à leur encontre, tant en principal qu'au titre des frais irrépétibles et répétibles,
- indépendamment de cette garantie, minorer le montant de l'indemnisation des préjudices de la société Filtration service et le ramener aux strictes conséquences dommageables,
- en cas de non paiement de la somme de 2 067,17 euros par la société Filtration service ou en cas de condamnation de la société groupe Pierre Le Goff à l'indemniser de cette somme après paiement, condamner la société Brenntag à indemniser la société groupe Pierre Le Goff de la somme de 2 067,17 euros en contrepartie de la restitution des produits,
- donner acte à la compagnie Generali Iard de son exclusion de cette somme de 2 067,17 euros correspondant à la reprise de la prestation de son assuré et de l'application d'une franchise d'un montant de 3 811 euros,
- condamner les sociétés Brenntag et Aig Europe Limited à leur verser une indemnité de 3 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, en sus de celle de 3 000 euros allouée par le tribunal, et aux dépens, dont distraction au profit de la SCP Magdelaine avocats associés, avocat sur son affirmation de droit.
L'ordonnance de clôture est intervenue le 10 janvier 2019.
En application des articles 455 et 634 du Code de procédure civile, la cour se réfère, pour un plus ample exposé des prétentions et des moyens des parties, à leurs dernières conclusions sus visées.
Motifs de la décision
Attendu qu'il convient liminairement de prendre acte de la fusion absorption de la société Aig Europe LTD par la société Aig Europe SA, laquelle vient désormais aux droits de la société absorbée ;
Sur les désordres et les responsabilités
Sur l'origine des désordres
Attendu que les sociétés Brenntag et Aig contestent les conclusions de l'expert judiciaire qui seraient techniquement insuffisantes ; qu'elles prétendent que l'expert judiciaire n'a pas été en mesure d'expliquer scientifiquement comment les traces des halophénols et des trois haloanisoles, constatés par le laboratoire Vect'oeur dans les produits chimiques analysés, auraient pu se transformer en haloanisoles TCA retrouvés dans les vins traités ; qu'elles se prévalent de l'analyse de leur expert technique dont il résulterait qu'aucune molécule TCA, détectée dans les vins, n'a été retrouvée dans les bidons de lessive de soude et d'acide nitrique utilisés pour la préparation des réacteurs ; qu'elles font ainsi valoir que l'origine même de la présence de la molécule TCA retrouvée dans le vin demeure indéterminée ;
Mais attendu que deux séries d'analyse (avant et pendant expertise) des lots d'acide nitrique et de soude livrés à la SARL Filtration service ont été confiées au laboratoire Vect'oeur qui ont permis de détecter, à l'instar des constats opérés lors de la phase amiable, des quantités plus ou moins importantes de trichloroanisole et tétrachloroanisole dans les vins traités ; que ces molécules ont, d'après l'expert, été transférées depuis les membranes de l'appareil d'électrodialyse suite à la contamination de celles ci, les contaminants présents au sein des produits de soude et d'acide nitrique s'étant fixés sur l'ensemble des composantes du système d'électrodialyse ; que l'expert a pris soin de relever que la pollution ne se retrouvait pas dans les vins non traités du Domaine du Moulin à l'Or avant traitement le 12 août 2015 ; qu'il a également exclu toute cause extérieure, trouvant notamment son origine dans l'eau additionnée de sel contenue dans le bac à sel du système d'électrodialyse ou dans l'eau de réseau utilisée par la SARL Filtration service dont il précise qu'elle est exempte de toute contamination, la preuve contraire n'étant pas rapportée ; que l'expert conclut, in fine, que la présence des contaminants haloanisoles et halophénols dans le système résulte de la seule contamination des produits de lessive de soude et d'acide nitrique de marque Brenntag utilisés par la SARL Filtration service ; que ses conclusions qui déterminent ainsi l'origine des désordres sont suffisamment précises et circonstanciées, sans qu'aucun élément du dossier ne vienne les remettre sérieusement en cause ; qu'il s'ensuit que le moyen tiré de l'origine indéterminée des désordres doit être écarté ;
Sur l'imputabilité des désordres
* sur la responsabilité au visa de l'article 1245 du Code civil (anciennement 1386-1 du Code civil)
Attendu qu'en vertu de l'article 1245 du Code civil (anciennement 1386-1), le producteur est responsable du dommage causé par un défaut de son produit, qu'il soit ou non lié par un contrat avec la victime ; qu'aux termes de l'article 1245-3 du même Code (anciennement 1386-4), un produit est défectueux au sens du présent titre lorsqu'il n'offre pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre ; que dans l'appréciation de la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre, il doit être tenu compte de toutes les circonstances et, notamment, de la présentation du produit, de l'usage qui peut en être raisonnablement attendu et du moment de sa mise en circulation ; qu'un produit ne peut être considéré comme défectueux par le seul fait qu'un autre, plus perfectionné, a été mis postérieurement en circulation ; que l'article 1245-8 du Code civil (anciennement 1386-9) précise que le demandeur doit prouver le dommage, le défaut et le lien de causalité entre le défaut et le dommage ; qu'il ressort de l'ensemble de ces dispositions que le demandeur doit établir, outre que le dommage est imputable au produit incriminé, que celui ci est défectueux ; que cette preuve peut être rapportée par des présomptions pourvu qu'elles soient graves, précises et concordantes ; que le producteur a quant à lui la charge de la preuve d'une cause exonératoire ou de la faute de l'utilisateur ;
Attendu, en l'espèce, que l'EARL Domaine du Moulin à l'Or n'agit qu'à l'encontre des sociétés Brenntag et Aig et au seul visa des articles précités ; que la SARL Filtration service se prévaut également de ces dispositions pour former ses demandes indemnitaires à l'encontre des appelantes ; qu'en réponse, la SA Brenntag et la société Aig soutiennent que ni l'EARL Domaine du Moulin à l'Or, ni la société Filtration service, ni même la société Le Goff ne rapportent la preuve qui leur incombe des conditions requises aux articles 1245 et suivants du Code civil, notamment pas la preuve d'un défaut de sécurité des produits Brenntag ;
Attendu qu'il est constant que la simple implication d'un produit dans la réalisation d'un dommage ne suffit pas à établir son défaut au sens des articles 1386-1 ancien et suivants du Code civil, et qu'un produit est considéré comme étant défectueux lorsqu'il est anormalement dangereux ; qu'or, ainsi que le souligne la SARL Filtration service dans ses écritures, la pollution des vins traités n'est, en l'occurrence, pas de nature à nuire à la santé des consommateurs ni à leur intégrité; que le vin reste inoffensif s'il est ingéré, même si son goût s'avère désagréable (goût de bouchon) ; qu'aucun danger anormal et excessif caractérisant un défaut de sécurité des produits Brenntag n'est établi par les intimées ; que la preuve de la défectuosité des produits par la société Brenntag au sens de l'article 1245 du Code civil n'est donc pas rapportée ; que l'EARL Domaine du Moulin à l'Or et la SARL Filtration service doivent donc être déboutées de leurs demandes à l'encontre de la SA Brenntag et de la société Aig au titre de la responsabilité des produits défectueux ;
* sur la responsabilité au visa de l'article 1240 du Code civil (anciennement 1382 du Code civil)
Attendu qu'au soutien de ses prétentions indemnitaires à l'encontre de la SA Brenntag, la SARL Filtration service invoque également la faute délictuelle de cette dernière à son encontre ;
Qu'elle explique qu'un tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, tout manquement contractuel que lui a causé un dommage ; qu'elle expose ainsi que, la source polluante se trouvant dans les produits fabriqués par l'appelante, la SA Brenntag voit sa responsabilité engagée pour avoir livré à la société Le Goff un produit non conforme et que ce manquement lui a causé un dommage réparable sur le fondement de la responsabilité délictuelle;
Or, attendu que les produits livrés par la SA Brenntag à la société Le Goff correspondent à la commande dès lors que celle-ci ne s'est accompagnée d'aucune spécification particulière quant à la qualité des produits et que la destination de ceux-ci n'était nullement spécifiée ; qu'il n'est pas établi que les produits litigieux ne répondaient pas aux caractéristiques spécifiées dans la fiche technique sur laquelle la société Brenntag s'est engagée, ni que celle-ci connaissait la destination finale des produits commercialisés par la société Le Goff ; que les seules spécifications concernaient, pour la lessive de soude à 30,5%, une concentration entre 28 et 32% de soude et, pour l'acide nitrique à 53%, une concentration entre 52 et 55% en acide nitrique ; qu'il était en outre précisé qu'il ne s'agissait pas de produits bio ; que la SA Brenntag a ainsi fourni à la société Le Goff des produits conformes à ses engagements et n'a commis, à son égard, aucune faute dans l'exécution du contrat ;
Qu'il s'en déduit que la SARL Filtration service ne peut se prévaloir, à son endroit, d'une faute délictuelle de la SA Brenntag résultant d'un manquement contractuel de cette dernière vis-à- vis de la SAS Le Goff ; qu'elle doit donc être déboutée de ses prétentions dirigées contre l'appelante et son assureur ;
* sur la responsabilité au visa de l'article 1231-1 du Code civil (anciennement 1147 du Code civil)
Attendu que la SARL Filtration service dirige également ses prétentions à l'encontre de la SAS Le Goff au visa de l'article 1231-1 du Code civil ; qu'elle prétend que la responsabilité contractuelle de la société Le Goff est engagée par le simple fait qu'elle lui a livré des produits pollués, celle-ci étant une professionnelle et, en ce sens, responsable de l'innocuité des produits qu'elle vend ; que le produit vendu, qui ne devait pas contenir de molécules polluantes exogènes, n'est, selon elle, pas conforme à ce qui était attendu; qu'elle ajoute que la société Le Goff connaissait la destination des produits litigieux et qu'elle n'a jamais fait de réserve ni procédé à une mise en garde ou donné un conseil ;
Mais attendu que la SAS Le Goff n'est nullement à l'origine de la pollution des produits qu'elle a vendus ; qu'en tant que simple intermédiaire, elle n'est pas intervenue sur les produits achetés et revendus ; que même à supposer qu'elle connaissait la destination des produits litigieux, ce qui n'est pas établi, elle n'avait aucun moyen de connaître l'existence d'une pollution de ces produits de base ; qu'elle a livré des produits conformes à la commande de la SARL Filtration service, soit des produits de qualité standard, sans cahier des charges ni sans aucune spécification particulière, notamment en terme d'impureté ; qu'il ne peut ainsi lui être reproché de ne pas avoir suggéré l'utilisation d'une qualité de produit, en l'occurrence, alimentaire dont l'existence n'est, de surcroît, pas démontrée en ce domaine ; que les bidons des produits Brenntag ne faisaient par ailleurs nullement référence au grade des produits commercialisés ; que la preuve d'une différence du produit livré avec les caractéristiques convenues entre les parties n'est donc pas rapportée ni même la preuve d'un manquement au devoir de conseil lequel ne pourrait être indemnisé qu'au titre d'une perte de chance de ne pas contracter qui n'est pas invoquée par la SARL Filtration service ; que celle ci n'excipe pas davantage de la garantie des vices cachés à l'encontre de la SAS Le Goff ; qu'elle doit, en conséquence, être déboutée de ses demandes formées à l'encontre de cette dernière que le tribunal a, à bon droit, mise hors de cause;
Attendu, en définitive, que le jugement déféré sera réformé en ce qu'il a déclaré la SA Brenntag entièrement responsable, au visa de l'article 1245 du Code civil, du préjudice subi par l'EARL Domaine du Moulin de l'Or et par la SARL Filtration service, et en ce qu'il a condamné in solidum les sociétés Brenntag et Aig à réparer les préjudices subis par ces deux sociétés ; que l'EARL Domaine du Moulin à l'Or et la SARL Filtration seront ainsi déboutés de leurs demandes formées à l'encontre des appelantes ; qu'ajoutant au jugement critiqué, la SARL Filtration service sera également déboutée de ses demandes formées à l'encontre de la SA Brenntag et de la SAS Le Goff au visa, respectivement, des articles 1240 et 1231-1 du Code civil ; que l'appel en garantie dirigé par la société Le Goff à l'encontre de la SA Brenntag au visa de l'article 1231-1 du Code civil devient, dès lors, sans objet;
Sur la demande en paiement de la société le goff
Attendu que la SAS Le Goff réclame à la SARL Filtration service, au visa de l'article 1231-1 du Code civil, le paiement de la somme de 2 067,17 euros correspondant à sa dernière livraison d'acide nitrique et de soude ; qu'à titre subsidiaire, elle forme sa demande à l'encontre de la SA Brenntag au visa des articles 1641 et suivants du Code civil ;
Attendu qu'il n'est pas contesté que la SARL Filtration service n'a pas réglé la commande précitée à la SAS Le Goff à hauteur de la somme de 2 067,17 euros ; que le tribunal a à tort inclus cette somme dans le préjudice de la SARL Filtration service alors que celle ci a admis n'avoir pas procédé au paiement et avoir uniquement sollicité que la société Le Goff récupère ses produits ; qu'il ressort du bon de livraison produit en pièce 28 de la SARL Filtration service que la SAS Le Goff a repris la totalité des bidons de lessive de soude et d'acide nitrique, annulant, de fait, la commande régularisée entre les parties ; qu'elle ne saurait, dès lors, en réclamer le paiement à sa cocontractante ; que la société Le Goff doit donc être déboutée de sa demande en paiement dirigée contre la SARL Filtration service ; que s'agissant de la demande formée contre la SA Brenntag sur le fondement de la garantie des vices cachés, la société Le Goff ne démontre pas que les conditions d'application de l'article 1641 du Code civil sont réunies ; qu'elle se contente d'arguer de la pollution des produits concernés et de la présomption irréfragable de connaissance du défaut par la SA Brenntag, sans établir ni même s'expliquer sur l'antériorité du vice à la livraison des produits litigieux ;
Attendu, en conséquence, et ajoutant en cela au jugement critiqué, que la SAS Le Goff sera déboutée de sa demande en paiement à ce titre ;
Sur les demandes accessoires
Attendu que la SARL Filtration service qui succombe doit être déboutée de sa demande de dommages et intérêts pour procédure abusive formée à hauteur d'appel ;
Attendu que la décision attaquée sera réformée en ses dispositions relatives à l'article 700 du Code de procédure civile et aux dépens ; que l'EARL Domaine du Moulin à l'Or et la SARL Filtration service, parties perdantes, doivent prendre en charge les dépens de première instance, comprenant les frais d'expertise, et les dépens d'appel ; que l'équité ne commande pas, en revanche, de faire application de l'article 700 du Code de procédure civile ni en première instance ni en appel ;
Par ces motifs : La cour, statuant publiquement, par arrêt contradictoire et en dernier ressort, Prend acte de la fusion absorption de la société Aig Europe LTD par la société Aig Europe SA, laquelle vient désormais aux droits de la société absorbée, Infirme le jugement entrepris sauf en ce qu'il a mis hors de cause la SAS groupe Pierre Le Goff, Statuant à nouveau dans cette limite et y ajoutant, Déboute l'EARL Domaine du Moulin à l'Or et la SARL Filtration service de l'intégralité de leurs prétentions formées tant en première instance qu'à hauteur d'appel, Déboute la SAS groupe Pierre Le Goff de sa demande en paiement de la somme de 2 067,17 euros, Dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du Code de procédure civile tant en première instance qu'à hauteur d'appel, Condamne l'EARL Domaine du Moulin à l'Or et la SARL Filtration service aux dépens de première instance comprenant les frais d'expertise judiciaire et aux dépens d'appel qui seront recouvrés par la SCP Magdelaine avocats associés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.