CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 10 avril 2019, n° 17-10507
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Centervall Spain SL (Sté)
Défendeur :
Sedifrais (SNC), Effel (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Luc
Conseillers :
M. Bedouet, Mme Comte
Avocats :
Mes Raïs, Régnier, Pasquesoone, Ledoux
FAITS ET PROCÉDURE
Vu le jugement assorti de l'exécution provisoire rendu le 25 avril 2017 par le tribunal de commerce de Paris qui a :
- condamné in solidum la société Sedifrais et la société Effel à payer à la société de droit espagnol Centervall Spain SL la somme de 123 524 euros, à titre de dommages intérêts, pour rupture brutale des relations commerciales établies, et la somme de 5 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile,
- débouté la société Centervall Spain SL de ses demandes pour atteinte à l'image et préjudice moral,
- débouté les parties de toutes leurs autres demandes,
- condamné in solidum la société Sedifrais et la société Effel aux dépens ;
Vu l'appel relevé par la société Centervall Spain SL et ses dernières conclusions notifiées le 23 août 2017 par lesquelles elle demande à la cour, au visa de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, de :
- confirmer le jugement en ce qu'il a dit les sociétés Sedifrais et Effel coupables d'une rupture brutale des relations commerciales établies,
- l'infirmer en ses dispositions afférentes au montant du préjudice à réparer et, statuant à nouveau, condamner in solidum ces deux sociétés à lui payer les sommes de :
2 752 280 euros au titre de la rupture totale des relations commerciales établies intervenue le 5 janvier 2017,
50 000 euros au titre de l'atteinte à l'image commerciale de l'entreprise,
100 000 euros au titre de son préjudice moral,
- les condamner aux entiers dépens et à lui payer la somme de 5 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile ;
Vu les dernières conclusions notifiées le 20 octobre 2017 par la société Sedifrais et par la société Effel qui demandent à la cour de les déclarer recevables et bien fondées en leur appel incident et :
1) à titre principal : d'infirmer le jugement sauf en ce qu'il a débouté la société Centervall au titre du préjudice d'image et du préjudice moral et, statuant à nouveau :
- débouter la société Centervall de l'ensemble de ses demandes,
- la condamner aux dépens et à payer à chacune d'elles la somme de 8 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile,
2) à titre subsidiaire, si par extraordinaire la cour confirmait le jugement en ce qu'il les a déclarées responsables d'une rupture brutale des relations établies avec la société Centervall :
- infirmer le jugement en ce qu'il a fixé le montant de leur condamnation à la somme de 123 524 euros,
- statuant à nouveau, fixer le montant de leur condamnation à une somme ne pouvant excéder 60 821 euros
- condamner la société Centervall aux dépens et payer à chacune d'elles la somme de 8 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile ;
SUR CE LA COUR
Les sociétés Sedifrais et Effel sont des centrales de référencement et d'achats ayant pour activité l'achat, l'approvisionnement et la distribution de produits frais, fruits et légumes pour le compte du groupe Franprix Leader Price ; à partir de leurs entrepôts, elles approvisionnent une partie des magasins de ce groupe.
La société de droit espagnol Centervall, qui se présente comme une société ayant pour activité la production et la commercialisation fruitière et maraîchère, a fourni des produits aux sociétés Sedifrais et Effel à partir de novembre 2007.
Par lettres de son conseil du 6 mai 2014, la société Centervall s'est plainte auprès de ses deux sociétés clientes d'une réduction considérable des volumes commandés, la conduisant à penser qu'elles tentaient de cesser toute relation commerciale à moindre frais et sans respect des dispositions du Code de commerce français.
Le conseil des sociétés Sedifrais et Effel a répondu, par lettre du 13 juin 2014 :
- qu'aucun engagement contractuel n'avait été souscrit sur des volumes de commande et que ces volumes étaient répartis, chaque semaine, entre les fournisseurs les mieux placés au terme d'un appel d'offres,
- que la diminution des commandes s'expliquait également par le fait que les prestations de la société Centervall s'étaient considérablement dégradées au cours des derniers mois, avec des problèmes de qualité et de quantité récurrents,
- que la production espagnole avait été touchée par un virus affectant les cucurbitacées, puis par un virus affectant les melons et pastèques, ce qui avait contribué à la baisse des commandes,
- qu'au regard de la dégradation des prestations de la société Centervall au cours des derniers mois, ses clientes considéraient qu'elle n'était plus un partenaire suffisamment fiable et qu'elles allaient devoir mettre un terme à leurs relations, en proposant dans un souci de conciliation de lui accorder un préavis de 6 mois.
Par lettres des 31 décembre 2014, invoquant des offres de prix de moins en moins compétitives et se référant à ses nombreux rappels à l'ordre ainsi qu'à la persistance des problèmes de qualité ainsi que de quantité, la société Sedifrais et la société Effel ont informé la société Centervall qu'elles cesseraient de passer commande auprès d'elle à compter du 5 janvier prochain, ajoutant que cette cessation lui était exclusivement imputable.
C'est dans ces circonstances que les 15 et 20 avril 2015, la société Centervall a saisi le tribunal de commerce de Paris qui, par le jugement déféré, a condamné in solidum la société Sedifrais et la société Effel au paiement de la somme de 123 524 euros, à titre de dommages intérêts, pour rupture brutale des relations commerciales établies et a rejeté les autres demandes.
La société Centervall, appelante, expose que :
- à compter de sa création en mars 2003, elle a fourni les sociétés Sedifrais et Effel en produits frais par l'intermédiaire d'un grossiste, Elite fruits,
- courant 2007, ces deux sociétés qui rencontraient des difficultés d'approvisionnement sur le MIN A X à Perpignan lui ont demandé de procéder elles même à l'achat des produits frais requis à Almeria et d'organiser leur transport directement vers leurs plateformes logistiques,
- elle répondait aux besoins des deux sociétés en produits de saison à prix prédéterminés, en produits négociés au jour le jour et/ou à la semaine suivant ses négociations auprès des producteurs locaux et en produits dits ' promotionnels ' à des prix négociés un mois à l'avance,
- elle a été auditée positivement par les sociétés Sedifrais et Effel, celles-ci ayant même envisagé la fourniture de fruits et légumes pour le groupe Casino,
- pendant 7 ans, elle a entretenu avec ces deux sociétés une relation étroite, suivie, stable et habituelle lui permettant d'anticiper raisonnablement un avenir pérenne pour son entreprise,
- à partir de fin 2012 et courant 2013, le volume des marchandises commandées a sensiblement diminué, sans aucune justification, ce qui lui était particulièrement préjudiciable puisqu'elle réalisait 98 % de son chiffre d'affaires avec les sociétés Sedifrais et Effel,
- elle bénéficiait d'un accord cadre reçu le 14 novembre 2013, ce qui lui laissait croire que la relation était exempte de précarité,
- en dépit de la lettre de son conseil du 24 mars 2014, elle a continué à souffrir de la diminution des commandes,
- elle ne fournissait plus de produits de saison, qu'elle se trouvait contrainte de vendre à perte pour les produits hebdomadaires et l'essentiel de son activité ne reposait plus que sur les produits 'promotionnels' avec prix fixés un mois à l'avance, ce qui lui faisait prendre des risques économiques inconsidérés,
- un courriel du 23 octobre 2012 contient un aveu de la violation des stipulations contractuelles,
- ses prix étaient compétitifs, et, s'agissant de la qualité de ses produits, les refus n'étaient que de 1,8 % et ses mises en culture n'ont souffert d'aucun virus.
L'appelante reproche aux deux sociétés intimées de ne lui avoir accordé qu'un préavis de 5 jours alors qu'il aurait dû être de 24 mois compte tenu du domaine d'activité concerné, à savoir le référencement et la grande distribution, de l'importance de la relation commerciale, de son état de dépendance économique, des investissements réalisés et de ses possibilités de reconversion, en l'occurrence aucune autre que totale.
Les sociétés Sedifrais et Effel soutiennent que les conditions d'application de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce ne sont pas réunies.
- Elles font valoir en ce sens d'abord que les relations commerciales n'étaient pas établies, mais précaires, en raison du recours permanent aux appels d'offres ; elles soulignent que l'attribution des commandes à la société Centervall était aléatoire puisque dépendante des tarifs proposés par ses concurrents et que le volume des commandes qui lui étaient passées était extrêmement variable d'un mois sur l'autre et d'une année sur l'autre ; elles ajoutent qu'il n'existait aucun contrat cadre, sauf un contrat de campagne de 3 mois pour les poivrons limité à la période de janvier à mars 2014, aucune exclusivité au profit de la société Centervall et aucune garantie de chiffre d'affaires.
- Elles prétendent ensuite qu'elles ont accordé un préavis suffisant, d'une durée de six mois, par lettres du 13 juin 2014 qui manifestent clairement leur intention de ne pas poursuivre la relation commerciale et fait courir le délai de préavis.
- Elles prétendent enfin que l'arrêt des commandes est imputable à la société Centervall en raison de son manque de compétitivité, lequel lui a été signalé à plusieurs reprises au cours de l'année 2013 par courriels et, en tout état de cause, que les inexécutions graves de la société Centervall auraient pu justifier une résiliation sans préavis.
Il ressort des pièces versées aux débats que la société Centervall a réalisé avec les sociétés Sedifrais et Effel les chiffres d'affaires de 4 000 371 euros en 2009, 4 813 179 euros en 2010, 4 523 518 euros en 2011, 5 943204 euros en 2012, 3 432 223 euros en 2013 et 1 508 729 euros en 2014 ; ainsi, même si des appels d'offres hebdomadaires étaient lancés pour une partie des produits, il est constant que c'est la société Centervall qui était régulièrement retenue ; de surcroît ces relations ont donné lieu, notamment, à des contrats d'achat de poivrons pour la période du 1er novembre 2011 au 31 mars 2012, d'août 2012 à octobre 2012 (dans un courriel du 23 octobre 2012, Sedifrais admettant que le volume contractualisé n'était pas atteint), puis de novembre 2012 à mars 2013, à un contrat d'achat de tomates pour la période du 15 novembre 2011 au 15 juin 2012, à un contrat d'achat d'agrumes pour la saison 2012/2013 ainsi qu'à un contrat cadre signé le 11 septembre 2013 pour l'achat de poivrons d'une durée d'un an à compter du 1er novembre 2013, renouvelable par tacite reconduction pour des périodes annuelles successives. Il existait donc entre les parties des relations stables et suivies, dont la société Centervall pouvait légitimement croire qu'elles se poursuivraient.
Le tribunal a justement analysé les termes de la lettre du 13 juin 2014, à savoir " mes clients ...vont donc devoir mettre un terme aux relations afin de sécuriser leur approvisionnement ", comme ne faisant part que de l'annonce par les sociétés Sedifrais et Effel d'une éventuelle rupture à venir des relations commerciales et non de la manifestation claire et définitive de leur volonté de ne plus poursuivre ces relations ; dès lors cette lettre n'a pu faire courir un délai de préavis.
Si plusieurs courriels attestent de l'existence de quelques difficultés ponctuelles relatives aux quantités et à la qualité des produits livrés par la société Centervall, celles-ci ne présentent pas un caractère de gravité suffisant pour justifier une rupture des relations sans préavis.
La rupture des relations par lettre du 31 décembre 2014 à effet au 5 janvier 2015, bien que prévisible, revêt donc un caractère brutal et ouvre droit à réparation.
La société Centervall demande en premier lieu la somme de 2 752 280 euros en faisant valoir qu'un préavis de 24 mois aurait dû être respecté, la moyenne annuelle de son chiffre d'affaires intégrant 2014 et les cinq années précédentes s'élevant à 4 587 133,80 euros et sa marge brute étant de 30 %.
Les sociétés Sedifrais et Effel soutiennent que le préavis ne pourrait être supérieur à 3 mois, que le chiffre d'affaires moyen annuel des deux dernières années 2013 et 2014 ne peut excéder 2 432 451 euros et, enfin, que le taux de marge brute de 30 % est critiquable, le taux de marge étant de l'ordre de 10 % pour un grossiste en fruits et légumes vis-à-vis d'un client de la grande distribution.
C'est à juste raison que le tribunal a fixé la durée du préavis à 6 mois en tenant compte de la durée des relations et de l'activité en cause ; la société Centervall est mal fondée à invoquer un état de dépendance alors qu'elle n'était liée par aucune exclusivité et restait libre de diversifier sa clientèle ; elle ne justifie d'aucun investissement particulier pour satisfaire les commandes des sociétés Sedifrais et Effel ni d'aucune difficulté pour retrouver d'autres débouchés pour ses produits.
La société Centervall ne bénéficiant pas d'une garantie d'un minimum de commandes et étant soumise à des procédures d'appel d'offres, il convient de retenir un chiffre d'affaires moyen calculé sur les deux dernières années de relations 2013 et 2014, soit 2 470 476 euros. Le taux de marge brute de 30 % invoqué par l'appelante ne peut être appliqué puisqu'il est nécessaire pour déterminer la marge escomptée dont la société Centervall a été privée de tenir compte, outre du coût des achats de marchandises, de l'ensemble des charges variables affectables à ses clientes et susceptibles d'être économisées, telles les frais de conditionnement, de transport et de personnel ; en l'absence d'éléments fournis par l'appelante sur ce dernier point, le taux de 10 % sera retenu et le jugement confirmé en ce qu'il a fixé le montant des dommages intérêts à la somme de 123 524 euros.
La société Centervall demande ensuite la somme de 50 000 euros pour atteinte à son image et celle de 100 000 euros pour préjudice moral ; mais elle ne démontre aucunement avoir souffert de tels préjudices du fait de la rupture brutale des relations avec les sociétés Sedifrais et Effel ; ces deux chefs de demande seront rejetés.
La société Centervall qui succombe en son appel, devra supporter les dépens d'appel ; vu les dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile, il n'y a pas lieu d'allouer une indemnité à l'une ou l'autre des parties pour ses frais en cause d'appel.
Par ces motifs LA COUR, confirme le jugement en toutes ses dispositions, déboute les parties de toutes leurs autres demandes, condamne la société center spain sl aux dépens d'appel.