Cass. 1re civ., 10 avril 2019, n° 17.20.722
COUR DE CASSATION
Arrêt
Cassation
PARTIES
Demandeur :
Lohkamp
Défendeur :
Jyske Bank A/S (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Batut
Rapporteur :
M. Vitse
Avocats :
SCP Boutet, Hourdeaux, SCP Célice, Soltner, Texidor, Périer
LA COUR : - Attendu, selon l'arrêt attaqué, que, suivant offre acceptée le 7 janvier 2008, la société Jyske Bank A/S (la banque) a consenti à M. Lohkamp (l'emprunteur) un prêt multi-devises de 1 500 000 euros ou " l'équivalent, à la date de tirage du prêt, dans l'une des principales devises européennes, dollars américains ou yens japonais " ; que le prêt a été tiré pour un montant de 2 389 500 francs suisses ; que, le 9 août 2011, la banque a procédé à la conversion du prêt en euros ; qu'invoquant l'irrégularité d'une telle conversion et le manquement de la banque à ses obligations d'information et de mise en garde, l'emprunteur l'a assignée en annulation de la conversion, en déchéance du droit aux intérêts pour l'avenir et en paiement de dommages-intérêts ;
Sur le premier moyen, pris en sa première branche : - Attendu que l'emprunteur fait grief à l'arrêt de dire que l'obligation de remboursement du prêt a été souscrite en francs suisses, que les échéances du prêt doivent être calculées et remboursées dans cette devise et de le condamner à payer à la banque une certaine somme au titre du prêt, alors, selon le moyen, qu'une clause d'indexation sur une monnaie étrangère n'est valable que lorsqu'elle est en relation directe avec l'objet du contrat ou avec l'activité de l'une des parties ; que ne présente pas de lien avec l'activité de l'une des parties la clause, contenue dans un prêt consenti par une banque pour financer le remboursement de dettes contractées en France, par un emprunteur français, domicilié en France, indexant le montant du remboursement du prêt consenti à une monnaie étrangère ; qu'en l'espèce, la clause d'indexation sur le franc suisse était contenue dans un prêt consenti par la banque, à l'emprunteur français et domicilié en France, et destiné à rembourser un précédent emprunt et à purger une hypothèque pour un bien situé en France ; qu'en retenant, pour considérer cette clause comme licite, que le prêteur avait la qualité de banquier, tandis que cette circonstance n'était pas de nature, compte tenu du caractère purement interne du prêt, à caractériser un lien direct entre la clause et l'activité de la banque, la cour d'appel, qui a statué par un motif inopérant, a violé l'article L. 112-2 du Code monétaire et financier ;
Mais attendu que l'arrêt énonce exactement qu'une clause d'indexation fondée sur une monnaie étrangère est valide, à condition, notamment, d'être en relation directe avec l'activité de l'un des cocontractants ; qu'il constate que la clause d'indexation litigieuse est en relation directe avec l'activité de banquier de la société Jyske Bank A/S ; que la cour d'appel en a déduit, à bon droit, que la clause litigieuse, fût-elle afférente à une opération purement interne, était licite ; que le moyen n'est pas fondé ;
Sur le second moyen : - Attendu que l'emprunteur fait grief à l'arrêt de rejeter sa demande de dommages-intérêts pour manquement de la banque à ses obligations d'information et de mise en garde, alors, selon le moyen : 1°) que le juge ne doit pas dénaturer les documents de la cause ; qu'en l'espèce, l'emprunteur, pour établir que la banque lui avait fait souscrire un emprunt de 1 500 000 euros tandis que ses besoins étaient de 510 000 euros, avait produit un récapitulatif établi le 7 janvier 2008 des sommes qu'il devait rembourser avec le prêt souscrit auprès de la banque qui mentionnait la somme totale de 510 766 euros correspondant à ses besoins et la preuve du versement de la somme de 903 981,87 euros qui avait été affectée sur des placements destinés à garantir l'emprunt ; que la cour d'appel, en affirmant que l'emprunteur ne produisait aucune pièce démontrant que la banque l'aurait de quelque manière que ce soit incité ou forcé à emprunter plus que ce qu'il souhaitait, tandis que ces documents établissaient qu'il n'avait besoin que d'un prêt d'un montant de 510 000 euros et non de 1 500 000 euros, la cour d'appel a dénaturé, par omission, les documents ainsi produits, en violation du principe susvisé et de l'article 4 du Code de procédure civile ; 2°) qu'un établissement bancaire prêteur de deniers est tenu d'une obligation de mise en garde à l'égard de l'emprunteur non averti à raison de ses capacités financières et des risques de l'endettement né de l'octroi du prêt ; que, pour exclure l'existence d'un manquement de la banque, la cour d'appel a retenu que l'emprunteur percevait un salaire annuel de 9 191 euros mensuels avec un revenu net de 5 145 euros après impôt, qu'il disposait aussi d'une maison et de dividendes versés par sa société, de sorte que l'emprunteur n'avait " pas contracté un endettement excessif par rapport à ses capacités financières " ; qu'en statuant ainsi, sans prendre en compte, comme demandé, pour apprécier l'existence d'un manquement, le risque engendré par la clause de monnaie étrangère qui indexait le prêt sur le taux de change franc suisse/euro, les mensualités étant susceptibles d'augmenter considérablement au cours du prêt souscrit sur une durée de trente-cinq années, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1147 du Code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, devenu 1231-1 du même Code ; 3°) qu'un établissement bancaire prêteur de deniers est tenu d'une obligation de mise en garde à l'égard de son client sur les risques encourus lors d'opérations spéculatives ; que le prêt de la banque, qui, au moyen de la clause de monnaie étrangère indexait le capital à rembourser sur l'évolution des taux de change franc suisse/ euros, exposait l'emprunteur à un risque considérable, qui s'est réalisé, d'augmentation très importante du capital (+ 52 %) à rembourser et corrélativement des intérêts calculés sur ce capital ; que la cour d'appel, pour estimer que la banque avait satisfait à ses obligations, a considéré " qu'un prêt libellé en devise n'était pas un produit spéculatif " qui ne " constituait pas un projet sortant du commun " ; qu'en statuant ainsi, sans rechercher si la circonstance que l'emprunteur qui avait souscrit en 2007 un prêt d'un montant de 1 500 000 euros se voyait désormais réclamer par la banque un capital de 2 288 135,59 euros sur lequel les intérêts étaient calculés, correspondant à une augmentation de 52 % depuis la date de souscription, était de nature à établir le caractère particulièrement dangereux et spéculatif du prêt, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision au regard de l'article 1147 du Code civil dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, devenu 1231-1 du même Code ; 4°) qu'en toute hypothèse, lorsque le prêt consenti revêt une nature complexe et est de nature à créer un risque particulier pour l'emprunteur, le banquier prêteur, tenu d'informer l'emprunteur, ne peut se contenter de présenter à l'emprunteur le fonctionnement du prêt, mais doit attirer son attention sur les risques particuliers que lui fait encourir le prêt envisagé ; qu'en l'espèce, en se fondant, pour écarter la responsabilité de la banque pour manquement à son obligation d'information sur la déclaration de compréhension signée le 9 octobre 2007 et sur le document du 26 octobre 2007 qui informaient que souscrire un prêt en devise étrangère pouvait être un risque important, tandis que ces documents décrivaient en termes neutres les conséquences que pouvaient avoir la souscription d'un tel prêt et ne permettaient pas à l'emprunteur d'apprécier concrètement le risque financier auquel il s'exposait, comme celui de devoir rembourser 52 % de capital en plus avec des intérêts calculés sur cette somme ; qu'il résultait de ces constatations que ces documents n'informaient pas précisément l'attention de l'emprunteur sur le risque, qui s'est réalisé peu de temps après la souscription du prêt, d'augmentation du capital lié à l'évolution du taux de change, de sorte que la cour d'appel, en jugeant que la banque avait correctement rempli son devoir d'information, a violé l'article 1147 du Code civil dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, devenu 1231-1 du même Code ;
Mais attendu que l'arrêt relève que l'emprunteur disposait, au jour de la souscription du prêt, d'un revenu mensuel de 5 145 euros après paiement de l'impôt, était propriétaire de sa résidence principale d'une valeur nette de 1 283 100 euros et avait perçu des dividendes à hauteur de 100 000 euros au titre de la période courant du 17 novembre 2005 au 31 décembre 2006, ce dont il déduit l'absence d'un risque d'endettement excessif ; qu'il constate qu'au regard d'une " déclaration de compréhension " signée le 9 octobre 2017 et d'une lettre qui lui a été adressée par la banque le 26 octobre suivant, l'emprunteur a été clairement informé du mode de fonctionnement du prêt et des risques inhérents à la dépréciation de l'euro par rapport au franc suisse, dont le prêteur ne pouvait imaginer l'ampleur à compter de l'année 2010 ; que, par ces constatations et appréciations, la cour d'appel a, sans encourir le grief de dénaturation ni avoir à procéder à des recherches que l'évaluation du risque d'endettement excessif au jour de la conclusion du contrat et l'absence de caractère spéculatif de l'opération rendaient inutiles, légalement justifié sa décision de ce chef ;
Mais sur le premier moyen, pris en sa seconde branche : - Vu l'article L. 132-1, devenu L. 212-1 du Code de la consommation ; - Attendu que la Cour de justice des Communautés européennes a dit pour droit que le juge national est tenu d'examiner d'office le caractère abusif d'une clause contractuelle dès qu'il dispose des éléments de droit et de fait nécessaires à cet effet et que, lorsqu'il considère une telle clause comme étant abusive, il ne l'applique pas, sauf si le consommateur s'y oppose (CJCE, arrêt du 4 juin 2009, Pannon, C-243/08) ;
Attendu qu'aux termes du texte susvisé, dans les contrats conclus entre professionnels et non-professionnels ou consommateurs, sont abusives les clauses qui ont pour objet ou pour effet de créer, au détriment du non-professionnel ou du consommateur, un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties au contrat ; que l'appréciation du caractère abusif de ces clauses ne concerne pas celles qui portent sur l'objet principal du contrat, pour autant qu'elles soient rédigées de façon claire et compréhensible ;
Attendu que l'arrêt valide la clause d'indexation, en retenant qu'elle est en relation directe avec l'activité de la banque ;
Qu'en se déterminant ainsi, alors qu'il résultait des éléments de fait et de droit débattus devant elle que, selon le contrat litigieux, toute dépréciation de l'euro par rapport au franc suisse avait pour conséquence de majorer le coût du prêt, sans qu'aucun plafond ne soit fixé, de sorte qu'il lui incombait, à supposer que la clause de monnaie étrangère ne définisse pas l'objet principal du contrat ou, dans le cas contraire, qu'elle ne soit pas rédigée de façon claire et compréhensible, de rechercher d'office si le risque de change ne pesait pas exclusivement sur l'emprunteur, et si, en conséquence, ladite clause n'avait pas pour objet ou pour effet de créer un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties au contrat, au détriment du consommateur, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision ;
Par ces motifs : Casse et Annule, mais seulement en ce qu'il dit que l'obligation de remboursement du prêt litigieux a été souscrite en francs suisses, dit que les échéances doivent être calculées et remboursées en francs suisses conformément aux stipulations de l'offre et du contrat de prêt, et condamne M. Lohkamp à payer à la société Jyske Bank A/S la somme, arrêtée au 13 janvier 2017, de 225 618,58 francs suisses au titre des intérêts impayés du prêt ou sa contre-valeur en euros, l'arrêt rendu le 4 mai 2017, entre les parties, par la Cour d'appel d'Aix-en-Provence ; Remet, en conséquence, sur ces points, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la Cour d'appel de Lyon.