CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 24 avril 2019, n° 18-28419
PARIS
Arrêt
Infirmation partielle
PARTIES
Demandeur :
Noergie (SAS)
Défendeur :
Union laitière de la Venise verte (SCA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Luc
Conseillers :
M. Bedouet, Mme Comte
FAITS ET PROCÉDURE
La société Noergie a pour activité la recherche, la conception, le développement et la commercialisation de produits alimentaires, ainsi que le conseil aux entreprises en matière agro-alimentaire. Elle a poursuivi l'activité de la société Bionovation qui a été dissoute et dont la cessation totale d'activité a eu lieu le 2 novembre 2010.
La société Union Laitière de la Venise Verte (ci-après dénommée " la société ULVV ") est une coopérative agricole spécialisée dans la fabrication de produits laitiers, provenant tant du lait de vache que du lait de chèvre.
Le 19 juillet 2007, un contrat a été signé entre les sociétés Bionovation et ULVV pour la fabrication de laits et préparations infantiles.
Le 2 janvier 2012, un contrat rédigé dans les mêmes termes que le contrat signé le 19 juillet 2007 a été signé entre les sociétés Noergie et ULVV. Aux termes de ce contrat, les parties se sont engagées dans le cadre d'une exclusivité réciproque concernant la gamme des laits infantiles issus de l'agriculture biologique.
Les sociétés Noergie et ULVV ont conclu cet accord pour une durée déterminée de deux ans renouvelables par tacite reconduction. Celui-ci prévoyait en outre, une possible dénonciation par l'une des parties par lettre recommandée avec accusé de réception 6 mois avant la date de son renouvellement.
Les produits concernés par le contrat ont été distribués par la société Lou Bio sous la marque Prémibio déposée auprès de l'INPI par la société Noergie. La société Lou Bio, en tant que distributeur grossiste, se fournissait directement auprès de la société ULVV. La société Noergie était donc rémunérée par les commissions reversées par la société Lou Bio.
Le 14 février 2018, la société Noergie a résilié le contrat la liant à la société Lou Bio, car elle souhaitait reprendre en direct la vente de ses produits aux distributeurs.
Par lettre recommandée du 21 juin 2018, la société ULVV a notifié à la société Noergie la rupture des relations commerciales à effet au 2 janvier 2019.
Par courrier du 29 juin 2018 envoyé à la société ULVV, la société Noergie a contesté la résiliation, estimant qu'elle n'était pas conforme aux termes du contrat.
Par ordonnance du 29 août 2018, la société Noergie a obtenu l'autorisation d'assigner à bref délai la société ULVV devant le Tribunal de commerce de Rennes.
Puis, le 3 septembre 2018, la société Noergie a assigné la société ULVV devant le Tribunal de commerce de Rennes sur le fondement de la rupture brutale des relations commerciales.
Par jugement du 8 novembre 2018, le Tribunal de commerce de Rennes a :
- constaté l'existence d'une relation commerciale établie au sens de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce,
- débouté la société Noergie de sa demande de qualifier la rupture du contrat de rupture brutale au sens de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce,
- jugé que le délai de préavis de 6 mois donné par la coopérative ULVV à la société Noergie est suffisant,
- débouté ainsi la société Noergie de sa demande d'indemnisation,
- dit qu'il n'existe pas de préjudice dans la transmission par la coopérative ULVV de la grille tarifaire 2019 à Biocoop et débouté la société Noergie de sa demande d'indemnisation à ce titre,
- débouté la coopérative ULVV de sa demande de dédommagement pour procédure abusive,
- condamné la société Noergie à payer à la coopérative ULVV la somme de 8 000 euros par application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile,
- débouté les parties du surplus de leurs demandes, fins et conclusions,
- condamné la société Noergie aux entiers dépens de l'instance,
- liquidé les frais de greffe à la somme de 63,36 tels que prévus aux articles 695 et 701 du Code de procédure civile.
Le 20 décembre 2018, la cour a été saisie de l'appel interjeté par la société Noergie.
Vu les dernières conclusions de la société Noergie, appelante, déposées et notifiées le 1er mars 2019 par lesquelles il est demandé à la cour de :
vu les articles 917 du Code de procédure civile, L. 442-6, I, 5° du Code de commerce et 1240 du Code civil,
- réformer le jugement déféré en ce qu'il a débouté la société Noergie de l'ensemble de ses demandes à l'exception de celle relative à l'indemnisation du préjudice subi du fait de la transmission d'une grille tarifaire 2019 à la société Biocoop sans concertation
en conséquence,
à titre principal,
- ordonner sous astreinte de 1 500 euros par jour de retard le maintien de la relation commerciale entre la société Noergie et la société ULVV jusqu'au 1er janvier 2021, ou à tout le moins jusqu'au 21 septembre 2019,
à titre subsidiaire,
- condamner la société ULVV à indemniser la société Noergie du préjudice subi du fait de la résiliation anticipée et brutale de leur relation commerciale établie et la condamner à lui verser :
- 824 000 euros au titre de la perte de marge durant la période de préavis qui aurait dû être attribuée à la société Noergie, soit 24 mois et à tout le moins 315.750 euros si la durée du préavis devait être limité à 15 mois,
- 1 300 000 euros au titre de la perte de ses marques et de la disparition de l'entreprise,
en toute hypothèse,
- condamner la société ULVV à indemniser la société Noergie du préjudice subi du fait de la faute par la transmission sans concertation d'une grille tarifaire 2019 à la société Biocoop et la condamner à lui verser la somme de 1 336 395,99 euros,
- condamner la société ULVV à payer à la société Noergie la somme de 10 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civil, au titre des frais irrépétibles de première instance et d'appel,
- la condamner aux entiers dépens d'appel ;
Vu les dernières conclusions de la société Union Laitière de la Venise Verte, intimée, déposées et notifiées le 4 mars 2019 par lesquelles il est demandé à la cour de :
- débouter la société Noergie de toutes ses demandes, fins et conclusions,
- confirmer le jugement de première instance en toutes ses dispositions,
et y ajoutant,
- la condamner au paiement de 10 000 euros en application de l'article 32-1 du Code de procédure civile,
- la condamner au paiement de 8 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile pour les frais irrépétibles d'appel et aux dépens dont distraction au profit de la Selarl Lexavoué Paris-Versailles ;
SUR CE, LA COUR
Sur le renouvellement du contrat
Le jugement entrepris sera approuvé en ce qu'il a estimé que le contrat du 2 janvier 2012, d'une durée initiale de deux ans avait été reconduit pour une durée indéterminée.
Sur la rupture brutale des relations commerciales établies
La société Noergie estime qu'un préavis de 24 mois aurait dû lui être octroyé par la société ULVV, compte tenu de la durée des relations commerciales de 11 années et de son degré de dépendance à l'égard de la société ULVV, qui était son fabricant quasi unique.
La société ULVV expose qu'elle n'avait aucun préavis à respecter pour résilier le contrat avec la société Noergie, compte tenu de la déloyauté de Monsieur X, suffisamment grave pour justifier une rupture immédiate.
Elle soutient ensuite qu'en tout état de cause, le préavis octroyé était d'une durée raisonnable, compte tenu de la durée des relations commerciales et de la conscience que la société Noergie avait que la relation allait s'arrêter, ayant elle-même résilié son contrat avec le distributeur Lou Bio et un projet de contrat étant en cours de négociation entre les parties depuis septembre 2017.
Aux termes de l'article L 442-6, I, 5° du Code de commerce : " Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers (...) de rompre unilatéralement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels. Les dispositions qui précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure ".
La rupture des relations commerciales établies peut intervenir à effet immédiat à la condition qu'elle soit justifiée par des fautes suffisamment graves imputées au partenaire commercial.
L'article 9 du Code de procédure civile dispose qu'" il incombe à chaque partie de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention ".
En l'espèce, le caractère établi de la relation, son ancienneté ainsi que l'auteur de la rupture ne font l'objet d'aucune contestation.
Il résulte des pièces du dossier que Monsieur X, qui détenait 72 % de la société Noergie et en assurait l'administration, a critiqué les bienfaits du lait de vaches sur Facebook début juin 2018. C'est ainsi que le 13 juin 2018, lors du bureau de la société ULVV, l'un des administrateurs, M. Y., a demandé que soit présentée une vidéo Facebook dans laquelle Monsieur B. accusait le lait infantile à base de lait de vache d'engendrer d'importants risques pour la santé humaine. Il indiquait : " les laits infantiles à base de lait de vache sont impliqués dans un risque accru d'allergie et de maladies auto-immune comme par exemple la sclérose en plaques ou le diabète de type 1. Inversement on n'avait pas les mêmes risques avec les laits à base de soja ".
Cette faute ne constitue pas une faute d'une gravité suffisante pour justifier la résiliation du contrat sans préavis, un préavis de sept mois ayant été octroyé à la société Noergie, ce qui atteste que la société ULVV n'avait pas apprécié cette faute comme grave.
La société ULVV ne peut davantage alléguer une situation de déséquilibre significatif dans leurs relations, ni un changement de circonstances imprévisible, relatifs à un taux de commissionnement disproportionné par rapport aux prestations de Noergie, pour s'exonérer de sa responsabilité.
Enfin, la transmission d'un projet de contrat par Noergie à ULVV ne pouvait laisser augurer la rupture à venir, la prévisibilité de la rupture ne pouvant, en toute hypothèse, suppléer l'octroi d'un préavis écrit.
La rupture a donc été brutale.
Compte tenu de la durée des relations commerciales entre les parties, de onze années et des circonstances, un préavis de dix mois aurait dû être octroyé à la société Noergie. Un préavis de sept mois ayant été accordé, il y a lieu d'évaluer le préjudice de la société Noergie à trois mois de marge sur coûts variables, soit 103 000 euros ((412 000/12) x 3), somme que la société ULVV sera condamnée à lui payer.
Le jugement entrepris sera donc infirmé en ce qu'il a débouté la société Noergie de cette demande.
En revanche, la société Noergie sera déboutée de ses autres demandes, au titre de la perte de chance de vendre ses produits en direct, ou de la perte de la marque Prémibio, seul étant réparé le préjudice né de la brutalité de la rupture.
Sur la faute imputée à la société ULVV
Il y a lieu d'approuver le tribunal en ce qu'il a estimé que la société Noergie n'avait subi aucun préjudice du fait de la transmission d'une grille tarifaire 2019 à la société Biocoop, eu égard à la négociation en cours entre les trois partenaires et a débouté la société Noergie de sa demande d'indemnisation.
Il sera simplement rappelé que la coopérative ULVV a transmis directement à la société Biocoop le 31 juillet 2018 une grille tarifaire 2019 pour les produits Prémibio, dans le contexte de l'ouverture de négociations tripartites entre les sociétés ULVV, Noergie et Biocoop, afin de trouver un accord de distribution et de répartition des marges entre les trois entreprises concernées et que, dans ces conditions, cette transmission n'est pas fautive.
Sur la demande reconventionnelle de la société ULVV pour procédure abusive
L'exercice d'une voie de recours ne constituant un abus de droit que dans des conditions exceptionnelles, caractérisées par l'intention de nuire, la demande de l'intimée pour procédure abusive sera rejetée.
Sur les dépens et frais irrépétibles
La société ULVV succombant au principal sera condamnée aux dépens de l'instance d'appel ainsi qu'à payer à la société Noergie la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
Par ces motifs : LA COUR, Confirme le jugement entrepris, sauf sur la rupture brutale ; l'Infirme sur ce point ; et, statuant à nouveau ; Dit que la rupture a été brutale ; Condamne la société Union Laitière de la Venise Verte à payer à la société Noergie la somme de 103 000 euros au titre de la rupture brutale des relations commerciales établies ; Déboute la société Noergie du surplus de ses demandes ; Condamne la société Union Laitière de la Venise Verte aux dépens de l'instance d'appel, qui seront recouvrés selon les dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile ; la Condamne à payer à la société Noergie la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.