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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 11, 24 mai 2019, n° 15-08643

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Saguez & Partners (SAS), Raymond (SARL)

Défendeur :

Buroland Conseil (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Lis Schaal

Conseillers :

Mmes Bel, Cochet Marcade

Avocats :

Mes Gallet, Germain

T. com. Paris, du 9 avr. 2015

9 avril 2015

Depuis 1999, la SARL Buroland Conseil (société Buroland) était en charge de la maintenance des neuf photocopieurs de la SAS Saguez & Partners (société Saguez) et des deux appareils de la SARL Raymond, ces deux sociétés appartenant au même groupe. Ces dernières exposent que :

- d'une part, la redevance de maintenance était facturée semestriellement en fonction d'un nombre forfaitaire de copies par appareil et " qu'en vertu d'un accord non formalisé par écrit, elles bénéficiaient historiquement d'un crédit copies " de sorte que " lorsque la consommation d'un photocopieur n'atteignait pas le forfait semestriellement convenu, les copies des [autres] photocopieurs excédant le forfait s'imputaient sur le crédit copies par voie de compensation ",

- d'autre part, qu'à partir du 2e semestre de 2011, la société Buroland a subitement facturé la redevance de maintenance en fonction du forfait défini contractuellement par appareil, sans reporter sur les autres, les copies non effectuées sur l'un d'entre eux.

Le 13 mai 2014, invoquant la rupture brutale d'une relation commerciale établie, les sociétés Saguez et Raymond ont attrait la société Buroland devant le tribunal de commerce de Paris en vue de la faire condamner à leur payer, avec intérêts au taux légal à compter du 29 février 2012 et anatocisme, les sommes de :

- 38 921,44 euros à la société Saguez et de 6 629,47 euros à la société Raymond, au titre de l'indemnisation de la rupture brutale de la relation commerciale établie,

- 10 000 euros à la société Saguez et de 2 000 euros à la société Raymond, au titre l'indemnisation de la rupture abusive de la relation commerciale établie,

- outre l'indemnisation de leurs frais irrépétibles.

Invoquant une précédente instance introduite le 16 novembre 2012 entre les mêmes parties devant le tribunal de commerce de Versailles ayant abouti au jugement définitif de rejet du 19 juin 2013, la société Buroland a soulevé l'irrecevabilité des demandes des sociétés Saguez et Raymond devant le tribunal de commerce de Paris en raison de l'autorité de la chose précédemment jugée, en sollicitant aussi l'indemnisation de ses frais non compris dans les dépens.

Retenant essentiellement que les demandes devant les tribunaux de commerce de Versailles et de Paris :

- d'une part, avaient le même objet, en ce qu'elles tendaient " uniquement à des dommages et intérêts ", mais n'avaient pas la même cause, en ce que le fait générateur de l'une trouvait sa source dans la violation de la relation contractuelle tandis que l'autre avait la sienne dans " une disposition d'ordre public relative aux relations commerciales établies ",

- d'autre part, qu'il appartenait aux sociétés Saguez et Raymond " de présenter dès l'instance initiale l'ensemble des moyens qu'elles estimaient de nature à justifier leurs demandes de remboursement et/ou de dommages et intérêts ",

- le tribunal de commerce de Paris, par jugement contradictoire du 9 avril 2015, a déclaré les sociétés Saguez et Raymond irrecevables en leurs demandes tout en les déboutant " de leurs demandes autres, contraires ou plus amples ".

Les sociétés Saguez et Raymond interjeté appel le 16 avril 2015 en intimant la société Buroland et ont conclu en dernier lieu le 25 octobre 2017. Intimée, la société Buroland a conclu le 15 septembre 2015. L'instruction de l'affaire devant la cour a été clôturée par l'ordonnance du 16 novembre 2017 du magistrat de la mise en état.

L'affaire a été plaidée devant la cour lors de l'audience du 13 décembre 2017. Par arrêt avant dire droit du 18 janvier 2018, la cour a estimé nécessaire d'entendre les parties sur les éventuelles incidences procédurales de l'indemnisation sollicitée par les sociétés Saguez et Raymond des conséquences des mêmes faits :

- d'une part, sur le fondement de la brutalité de la rupture d'une relation commerciale établie, d'autre part, sur le fondement de la rupture abusive d'une clause conventionnelle qui aurait été antérieurement admise tacitement par les parties,

- et a invité les parties à faire connaître leurs observations sur le point ci-dessus soulevé par la cour et uniquement sur celui-ci, en renvoyant l'affaire à une audience ultérieure et en réservant les dépens.

Entretemps :

- le cabinet de l'avocat initialement constitué pour la société Buroland intimée, a fait l'objet de la désignation d'un administrateur ad hoc par décision du 10 janvier 2018 du Bâtonnier de l'ordre des avocats du Barreau de Paris ; dès lors, l'avocat postulant pour l'intimée n'ayant plus été en mesure de la représenter devant la cour, la société Buroland a été invitée le 2 février 2018 par les appelantes à désigner un nouvel avocat, lequel s'est constitué le 26 septembre 2018,

- le 4 février 2018, un nouvel avocat (Me Matthieu Gallet) s'est aussi constitué pour les appelantes.

- Le 23 janvier 2019, le nouvel avocat de la société Buroland (Me Caroline Germain) a sollicité la révocation de l'ordonnance de clôture " tant sur le fond que sur le problème soulevé par la cour ", puis a télé transmis le 23 janvier 2019 des conclusions " aux fins de rabat de clôture, sur le fond et sur le point soulevé d'office par la cour ".

Le 4 mars 2019, les appelantes ont télé transmis des conclusions " sur la demande de rabat de clôture de la sarl Buroland et sur le point soulevé d'office par la cour ", en s'opposant notamment à la révocation de l'ordonnance de clôture.

SUR CE,

Sur la demande de révocation de la clôture

Considérant que dans ses dernières écritures télé transmises avant l'ordonnance de clôture intervenue le 16 novembre 2017, la société Buroland a indiqué (page 8) qu'à défaut de recours à l'encontre de l'ordonnance du 5 septembre 2013 du magistrat de la mise en état de la cour d'appel de Versailles déclarant nulle la déclaration d'appel du 5 août 2013 des sociétés Saguez et Raymond à l'encontre du jugement du 19 juin 2013 du tribunal de commerce de Versailles, ce dernier est devenu définitif, étant précisé que cette décision a débouté les sociétés Saguez et Raymond de leurs demandes, au visa de l'article 1382 [ancien] du Code civil, de remboursement et de dommages et intérêts du chef de dénaturation fautive et abusive d'un accord de compensation ;

Que, par ailleurs, dans leurs dernières conclusions télé transmises sur le fond avant l'intervention de l'ordonnance de clôture du 16 novembre 2017, les sociétés Saguez et Raymond ont précisé (page 3) avoir de nouveau saisi le tribunal de commerce de Versailles au titre des remboursement du coût des copies excédentaires, du préjudice résultant du maintien de la facturation des copies réalisées au-delà du forfait contractuel sans prise en compte du " crédit copies ", et que, par [un nouveau] jugement du 5 juin 2015, la juridiction consulaire de Versailles a rejeté l'exception de chose jugée de la précédente décision du 19 juin 2013 et a condamné la société Buroland à payer les sommes de 85 526,66 euros et de 8 270,92 euros " en raison de la poursuite de la violation de l'accord contractuel de compensation ", les appelantes précisant aussi que le 29 octobre 2015, la cour d'appel de Versailles a prononcé la caducité de la déclaration d'appel de la société Buroland, de sorte que le [nouveau] jugement du 5 juin 2015 du tribunal de commerce de Versailles faisant droit à leurs demandes est également devenu définitif ;

Qu'invoquant l'invalidité de son dirigeant suite à un grave accident, la société Buroland prétend n'avoir eu la révélation qu'en octobre 2018, de la caducité de son appel devant la cour de Versailles à l'encontre du (second) jugement du 5 juin 2015 du tribunal de commerce de Versailles, lorsque son nouvel avocat " s'est renseigné sur l'état de la procédure d'appel dans cette instance ", pour en déduire que le caractère désormais définitif de la décision de la juridiction consulaire de Versailles, ayant fait droit à la demande d'indemnisation de Saguez et Raymond sur le fondement de la responsabilité contractuelle " impacte directement la question soulevée d'office par la cour de céans " tout en affirmant que " les difficultés procédurales rencontrées par Buroland sont indépendante de sa volonté et ne lui ont pas permis de faire valoir ses droits comme il se doit " ;

Mais considérant que la constitution d'un postulant étant obligatoire en matière commerciale devant la cour d'appel, l'invalidité ayant affecté le dirigeant de la société Buroland n'a été d'aucune incidence sur le déroulement de la procédure devant la cour d'appel de Versailles, étant au surplus observé que la société Buroland, d'une part, était représentée devant la cour d'appel de Versailles par un avocat postulant distinct de celui qui la représentait antérieurement devant la cour de Paris et, d'autre part, que c'est seulement le 10 janvier 2018 que le cabinet du précédent avocat postulant parisien de la société Buroland devant la cour de céans a fait l'objet de la désignation d'un administrateur ad hoc ;

Que c'est par une ordonnance du 29 octobre 2015, que le magistrat de la mise en état de la cour d'appel de Versailles a déclaré caduc l'appel de la société Buroland à l'encontre du (second) jugement du 5 juin 2015 du tribunal de commerce de Versailles et qu'il n'a pas été allégué que cette décision n'aurait pas été communiquée en son temps aux avocats postulants constitués dans cette instance devant la cour d'appel de Versailles, de sorte qu'au jour de la clôture de l'instruction de la présente instance (le 16 novembre 2017), la société Buroland avait " procéduralement " connaissance depuis plus de deux années, de la caducité de son appel à l'encontre du jugement du 5 juin 2015 du tribunal de commerce de Versailles ayant accueilli la demande des sociétés Saguez et Raymond sur le fondement contractuel ;

Qu'en conséquence, la société Buroland ne démontre pas l'existence d'une cause grave survenue postérieurement à l'ordonnance de clôture du 16 novembre 2017, de nature à en justifier la révocation sollicitée, étant rappelé qu'en application de l'article 784 du Code de procédure civile, la constitution d'un nouvel avocat, postérieurement à la clôture, ne constitue pas en soi une cause de révocation ;

Qu'en conséquence, la demande de révocation de l'ordonnance de clôture sera rejetée ;

Sur le fond

Vu les dernières écritures télé transmises le 25 octobre 2017 par les sociétés Saguez et Raymond appelantes, réclamant chacune, une indemnité de 6 000 euros au titre de leurs frais irrépétibles et poursuivant l'infirmation du jugement en demandant la condamnation de la société Buroland à leur payer, avec intérêts au taux légal à compter du 29 février 2012 et anatocisme, les sommes de :

- 38 921,44 euros à la société Saguez et de 6 629,47 euros à la société Raymond, au titre de l'indemnisation de la rupture brutale de la relation commerciale établie,

- 10 000 euros à la société Saguez et de 2 000 euros à la société Raymond, au titre l'indemnisation de la rupture abusive de la relation commerciale établie ;

Vu leurs dernières écritures télé transmises le 4 mars 2019, en réponse à la question posée par la cour, faisant valoir que " l'action intentée sur le fondement de la responsabilité contractuelle n'exclut pas la formation d'une demande indemnitaire distincte sur le fondement de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce ", tout en continuant, au demeurant, de formuler dans le dispositif de ces nouvelles écritures, les mêmes demandes que précédemment d'indemnisations différentes au titre de la rupture brutale d'une relation commerciale établie et au titre de la rupture abusive d'une relation commerciale établie ;

Vu les dernières conclusions télé transmises le 15 septembre 2015 devant la cour, par la société Buroland intimée, réclamant la somme de 10 000 euros au titre des frais irrépétibles et poursuivant la confirmation du jugement ;

Vu les conclusions télé transmises le 23 janvier 2019, par la société Buroland, uniquement prises en compte pour leur partie faisant réponse à la question posée par la cour (pages 14 à 16), en invoquant le principe du non-cumul des responsabilités contractuelle et délictuelle, en faisant valoir la nature délictuelle du régime de responsabilité de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce et en estimant que les sociétés Saguez et Raymond, ont déjà sollicité antérieurement l'indemnisation du défaut de respect de l'accord dit de " crédit copies " devant le tribunal de commerce de Versailles qui a accueilli leur demande sur le fondement contractuel, pour en déduire qu'elles sont donc irrecevables à invoquer le même défaut de respect de l'accord de " crédit copies " au titre d'une rupture brutale de relation commerciale établie ;

Considérant que les sociétés Saguez et Raymond font état d'une relation commerciale établie depuis 1999, au titre de prestations de services concernant la maintenance de 9 photocopieurs au sein de la société Saguez et de 2 photocopieurs au sein de la société Raymond ;

Que devant la cour de céans, se plaignant de la rupture le 26 décembre 2011 sans préavis de l'accord tacite dit de " crédit copies ", elles fondent leurs demandes sur l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce et soutiennent que la présente instance tend à réparer les conséquences financières du non-respect d'un préavis raisonnable de la rupture de " l'accord de compensation ", tandis que les instances devant le tribunal de commerce de Versailles tendaient au remboursement du coût des copies excédentaires (par rapport aux seuils définis dans les contrats) et à l'indemnisation du préjudice résultant du maintien de la facturation des copies réalisées au-delà du forfait contractuel sans prise en compte du " crédit copies " ;

Que pour sa part, la société Buroland estime que les demandes formulées tant devant le tribunal de commerce de Versailles, que devant la juridiction consulaire de Paris ont le même objet en ce qu'elles tendent à " obtenir une somme d'argent à titre de dommages et intérêts et restitution au motif d'une prétendue rupture abusive d'une relation commerciale établie " au titre " du système de compensation appelé crédit copies ", en soutenant que les sociétés Saguez et Raymond ont soumis à nouveau au tribunal de commerce de Paris les demandes qu'elles avaient précédemment soumises au tribunal de commerce de Versailles en en changeant seulement le fondement juridique, pour en déduire que les demandes formulées à Paris se heurtent à l'autorité de la chose jugée à Versailles ;

Qu'il convient aussi de relever qu'en poursuivant dans le dispositif de ses écritures, la confirmation pure et simple du jugement entrepris, la société Buroland est réputée s'en être appropriée les motifs et la décision ayant déclaré irrecevables les demandes des sociétés Saguez et Raymond ;

Mais considérant que, si le principe de non-cumul des responsabilités, contractuelle et délictuelle, interdit seulement au créancier d'une obligation contractuelle de se prévaloir contre le débiteur de celle-ci, des règles de la responsabilité délictuelle, sans interdire la présentation d'une demande distincte fondée sur l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, lequel tend à la réparation d'un préjudice résultant, non pas d'un manquement contractuel, mais de la rupture brutale d'une relation commerciale établie, il appartient aux sociétés Saguez et Raymond d'établir l'existence de la relation qui aurait été rompue sans respecter un préavis écrit d'une durée suffisante ;

Qu'en faisant état de leurs nouvelles demandes devant le tribunal de commerce de Versailles au titre des factures postérieures émises entre le 1er juillet 2013 et le 1er janvier 2015 concernant le remboursement du coût des copies excédentaires, résultant du maintien de la facturation des copies réalisées au-delà du forfait contractuel sans prise en compte du " crédit copies ", les sociétés Saguez et Raymond reconnaissent implicitement que la relation commerciale de prestations de service de maintenance de leurs photocopieurs a continué postérieurement au 26 décembre 2011 et n'ont pas allégué, et a fortiori n'ont pas démontré, l'existence d'un nouvel événement qui aurait conduit à la rupture de la relation sus visée ;

Que l'accord tacite dit de " crédit copies " invoqué par les sociétés Saguez et Raymond, constitue, non une relation commerciale établie au sens de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, mais une modalité de la tarification des prestations de maintenance dont il vient d'être constaté qu'elles ont perduré même après la modification, le 26 décembre 2011, du mode de facturation, étant observé que les sociétés Saguez et Raymond n'ont pas invoqué une éventuelle rupture brusque et partielle de la relation commerciale de prestation de maintenance, en raison de la modification de tarif résultant de l'abandon du " crédit copies " ;

Qu'en conséquence, les sociétés Saguez et Raymond ne sont pas fondées dans leurs demandes ;

Considérant que succombant dans leur recours, les appelantes ne sont pas non plus fondées dans leurs demandes d'indemnisation de leurs frais irrépétibles, mais qu'il serait, en revanche, inéquitable de laisser à l'intimée la charge définitive de ceux qu'elle a dû exposer depuis le début de l'instance ;

Par ces motifs, LA COUR, Infirme le jugement et statuant à nouveau, Déclare les demandes des sociétés Saguez et Raymond recevables mais mal fondées, Les en déboute intégralement, Les condamne aux dépens de première instance et d'appel et à verser in solidum à la sarl Buroland Conseil, la somme de 6 000 euros au titre des frais irrépétibles.