CJUE, 1re ch., 19 juin 2019, n° C-607/17
COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPEENNE
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Skatteverket
Défendeur :
Memira Holding AB
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Bonichot (rapporteur)
Juges :
Mme Toader, MM. Rosas, Bay Larsen, Safjan
Avocat général :
Mme Kokott
Avocats :
Mes Anderberg, Staberg
LA COUR (première chambre),
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l'interprétation de l'article 49 TFUE, lu en combinaison avec l'article 54 TFUE.
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d'un litige opposant le Skatteverket (administration fiscale, Suède) à Memira Holding AB (ci après " Memira ") au sujet de la possibilité pour celle-ci de déduire, au titre de l'impôt sur les sociétés, les pertes d'une filiale établie dans un autre État membre, dans l'hypothèse d'une absorption de cette filiale par fusion.
Le cadre juridique
Le droit suédois
3 Le régime fiscal des fusions d'entreprises est régi par les dispositions du chapitre 37 de l'Inkomstskattelag (1999:1229) [loi (1229:1999) relative à l'impôt sur le revenu, ci-après la " loi relative à l'impôt sur le revenu "].
4 Les articles 16 à 29 de ce chapitre fixent des règles fiscales spéciales applicables aux fusions dites " qualifiées ".
5 Pour qu'une fusion soit considérée comme telle, les articles 11 et 12 dudit chapitre exigent que, d'une part, immédiatement avant la fusion, l'entreprise apporteuse soit imposable sur le revenu en Suède au titre d'une partie au moins de son activité économique, d'autre part, immédiatement après la fusion, l'entreprise bénéficiaire soit imposable en Suède sur le revenu au titre de l'activité économique pour laquelle l'entreprise apporteuse était assujettie à l'impôt. Par ailleurs, le revenu en question ne doit pas être exonéré en Suède en raison d'une convention fiscale.
6 En cas de fusion qualifiée, les articles 17 et 18 du chapitre 37 de la loi relative à l'impôt sur le revenu prévoient que, pour l'activité économique visée à l'article 11 de ce chapitre, la société apporteuse ne peut ni déclarer de revenu ni déduire de dépense liés à la fusion et que l'entreprise bénéficiaire se substitue à l'entreprise apporteuse pour le traitement fiscal de cette activité. Cette substitution implique notamment que la société bénéficiaire peut déduire les pertes de la société apporteuse résultant d'exercices antérieurs, dans certaines limites précisées aux articles 21 à 26 dudit chapitre.
7 Le chapitre 35a de la loi relative à l'impôt sur le revenu prévoit un dégrèvement de groupe transfrontalier permettant de transférer une perte définitive subie par une filiale étrangère détenue à 100 % ayant son siège dans un État membre de l'Espace économique européen (EEE), à condition, notamment, qu'elle soit détenue directement, qu'elle ait été liquidée et que la société mère n'exerce pas, par une société liée, d'activité dans l'État de la filiale à la date de la liquidation. Toutefois, la juridiction de renvoi indique que ces dispositions ne s'appliquent pas aux fusions.
Le droit allemand
8 Il résulte des constatations de la juridiction de renvoi, non contestées par le gouvernement allemand, que le droit allemand exclut le transfert de pertes entre les entreprises assujetties à l'impôt en Allemagne dans le cas d'une fusion.
Le litige au principal et les questions préjudicielles
9 Memira est une société suédoise exerçant, par l'intermédiaire de ses filiales, des activités dans le secteur de la chirurgie ophtalmique. Elle détient, en Allemagne, une seule société, qui possède et gère des cliniques. Cette filiale ayant été déficitaire, Memira lui a consenti un prêt pour financer son exploitation, sans succès. L'activité de la filiale a alors pris fin, et ne subsistent plus à son bilan que des dettes et certains actifs liquides.
10 Memira envisage d'absorber sa filiale allemande par une fusion transfrontalière, qui impliquerait la dissolution sans liquidation de cette dernière, après quoi Memira n'exercerait plus aucune activité, directe ou indirecte, en Allemagne.
11 Les pertes de la filiale allemande de Memira n'ayant pu être imputées sur des bénéfices passés s'élèvent à 7,6 millions d'euros. Elles seraient éligibles à la déduction au titre de l'impôt sur les sociétés allemand afférent à cette filiale, par imputation, soit sur des bénéfices courants, soit indéfiniment sur des bénéfices ultérieurs. En revanche, elles ne le seraient pas dans le cas de figure envisagé par Memira mentionné au point précédent, dès lors que le droit allemand exclut le transfert de telles pertes à une autre entreprise assujettie à l'impôt en Allemagne dans le cas d'une fusion.
12 Dans ce contexte, Memira a demandé un rescrit au Skatterättsnämnden (commission du droit fiscal, Suède) afin de savoir si, dans l'hypothèse où elle concrétiserait son projet de fusion, elle pourrait se prévaloir de la liberté d'établissement pour déduire les pertes de sa filiale allemande de son impôt sur les sociétés en Suède, ce à quoi il lui a été répondu par la négative.
13 Le rescrit indique, à cet égard, que les pertes de la filiale allemande de Memira ne pourraient pas être reprises par la société mère sur le fondement de la législation suédoise relative à l'imposition des fusions qualifiées, dès lors que la condition exigeant que cette filiale soit assujettie à l'impôt en Suède n'est pas remplie. La déduction ne pourrait pas davantage être accordée au titre des dispositions sur les dégrèvements de groupe, car ces dispositions ne concernent pas un cas de figure tel que celui envisagé par Memira.
14 La commission du droit fiscal a admis qu'une telle situation engendrerait une restriction à la liberté d'établissement, mais a estimé que, conformément à la jurisprudence issue de l'arrêt du 13 décembre 2005, Marks & Spencer (C 446/03, ci-après " l'arrêt Marks & Spencer ", EU:C:2005:763), cette restriction peut être justifiée sous réserve que le principe de proportionnalité soit respecté et, partant, que les pertes en cause ne relèvent pas de l'une des situations visées au point 55 de cet arrêt, où les pertes sont dites " définitives ".
15 S'appuyant sur la jurisprudence de la Cour, la commission du droit fiscal a estimé que, pour déterminer si les pertes en question sont définitives, il convenait de prendre en compte le traitement applicable à ces pertes en vertu de la législation de l'État de la filiale. Elle a, à cet égard, relevé que le droit allemand ne prévoit aucune possibilité d'utiliser les pertes dans le cas d'une fusion avec une autre entreprise assujettie à l'impôt en Allemagne et en a déduit que les pertes ne devaient pas être considérées comme définitives.
16 Trois membres de la commission du droit fiscal ont, par une opinion dissidente, fait au contraire valoir que les pertes de la filiale allemande de Memira devaient être considérées comme étant définitives, dans la mesure où il n'existe, au sein de Memira, aucune entreprise allemande ni aucune entreprise disposant d'un établissement stable en Allemagne avec qui la filiale pourrait être fusionnée. Dès lors, le fait que le droit allemand exclut le transfert des pertes dans le cas d'une fusion avec une autre entreprise assujettie à l'impôt en Allemagne ne serait pas pertinent pour écarter le caractère définitif des pertes de la filiale.
17 Le rescrit de la commission du droit fiscal a été contesté devant le Högsta förvaltningsdomstolen (Cour suprême administrative, Suède) tant par l'administration fiscale que par Memira.
18 Cette juridiction considère que la jurisprudence de la Cour, en particulier l'arrêt du 21 février 2013, A (C 123/11, EU:C:2013:84), ne précise pas si, pour apprécier le caractère définitif des pertes d'une filiale, il convient de tenir compte des possibilités offertes par la réglementation de l'État de résidence de la filiale à d'autres entités juridiques de prendre en compte ces pertes et, dans l'affirmative, comment cette réglementation doit être prise en considération.
19 Dans ces conditions, le Högsta förvaltningsdomstolen (Cour suprême administrative) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
" 1) Aux fins d'apprécier si une perte subie par une filiale établie dans un autre État membre présente un caractère définitif au sens, notamment, de [l'arrêt du 21 février 2013, A (C 123/11, EU:C:2013:84),] - si bien que la société mère pourrait déduire la perte en vertu de l'article 49 TFUE -, convient-il de tenir compte des restrictions, prévues par la réglementation de l'État de la filiale, à la possibilité pour une entité autre que celle ayant subi elle-même la perte de déduire cette dernière ?
2) S'il convient de tenir compte d'une restriction telle que celles qui sont visées dans la première question, faut-il prendre en considération le point de savoir si, dans le cas d'espèce, il existe effectivement, dans l'État de la filiale, une quelconque autre entité qui aurait pu déduire les pertes si une telle déduction y avait été autorisée ? "
Sur les questions préjudicielles
20 Il y a lieu, à titre liminaire, de rappeler que, aux points 43 à 51 de l'arrêt Marks & Spencer, la Cour a jugé qu'une restriction à la liberté d'établissement tenant à une limitation au droit d'une société de déduire les pertes d'une filiale étrangère, alors que cette déductibilité est accordée pour une filiale résidente, est justifiée par la nécessité de préserver la répartition équilibrée des pouvoirs d'imposition entre les États membres et de faire obstacle aux risques de double emploi des pertes ainsi que d'évasion fiscale.
21 Au point 55 dudit arrêt, la Cour a toutefois précisé que, même s'il s'agit d'une restriction en principe justifiée, il n'en reste pas moins disproportionné pour l'État de résidence de la société mère d'exclure la possibilité pour celle-ci de prendre fiscalement en compte à son niveau des pertes d'une filiale non-résidente, alors qualifiées de définitives, dans une situation où :
- la filiale non-résidente a épuisé les possibilités de prise en compte des pertes qui existent dans son État de résidence au titre de l'exercice fiscal concerné par la demande de dégrèvement ainsi que des exercices fiscaux antérieurs, le cas échéant au moyen d'un transfert de ces pertes à un tiers ou de l'imputation desdites pertes sur des bénéfices réalisés par la filiale au cours d'exercices antérieurs, et
- il n'existe pas de possibilité pour que les pertes de la filiale étrangère puissent être prises en compte dans son État de résidence au titre des exercices futurs soit par elle-même, soit par un tiers, notamment en cas de cession de la filiale à celui-ci.
Sur la première question
22 Par sa première question, la juridiction de renvoi souhaite, en substance, savoir quelle pertinence il convient d'accorder, dans l'appréciation du caractère définitif des pertes d'une filiale non-résidente, au sens du point 55 de l'arrêt Marks & Spencer, à la circonstance que l'État membre dont relève la filiale ne permet pas de transférer des pertes d'une société à un autre assujetti en cas de fusion, alors qu'un tel transfert est prévu par l'État membre dont relève la société mère en cas de fusion entre sociétés résidentes.
23 La Cour est ainsi appelée à préciser si une situation telle que celle envisagée par Memira est au nombre de celles, mentionnées par la Cour au point 55, second tiret, de l'arrêt Marks & Spencer, dans lesquelles il n'existe pas de possibilité de prise en compte des pertes de la filiale étrangère dans son État de résidence au titre des exercices futurs.
24 Or, il suffit, à cet égard, de rappeler que les motifs retenus par la Cour au point 55, second tiret, de l'arrêt Marks & Spencer ont expressément envisagé que l'impossibilité conditionnant le caractère définitif des pertes puisse se rapporter à leur prise en compte au titre des exercices futurs par un tiers, notamment en cas de cession de la filiale à celui-ci.
25 Dans une situation telle que celle envisagée par Memira, et quand bien même toutes les autres impossibilités mentionnées au point 55 de l'arrêt Marks & Spencer, seraient établies, des pertes ne sauraient pour autant être qualifiées de définitives s'il reste possible de les faire valoir économiquement en les transférant à un tiers.
26 En effet, ainsi que l'a relevé Mme l'avocate générale aux points 65 à 70 de ses conclusions, il ne peut être d'emblée exclu qu'un tiers puisse prendre en compte fiscalement les pertes de la filiale dans l'État de résidence de cette dernière, par exemple à la suite d'une cession de celle-ci pour un prix intégrant la valeur de l'avantage fiscal que représente la déductibilité des pertes pour le futur (voir, en ce sens, arrêt du 21 février 2013, A, C-123/11, EU:C:2013:84, points 52 et suivants, ainsi que arrêt de ce jour, Holmen, C-608/17, point 38).
27 Par conséquent, dans une situation telle que celle envisagée par Memira, à défaut pour cette dernière de démontrer que la possibilité mentionnée au point précédent est exclue, la seule circonstance que le droit de l'État de résidence de la filiale ne permet pas le transfert de pertes en cas de fusion n'est pas, en elle-même, suffisante pour regarder les pertes de la filiale comme étant définitives.
28 Il convient, par suite, de répondre à la première question que, aux fins de l'appréciation du caractère définitif des pertes d'une filiale non-résidente, au sens du point 55 de l'arrêt Marks & Spencer, la circonstance que l'État membre dont relève la filiale ne permet pas de transférer des pertes d'une société à un autre assujetti en cas de fusion, alors qu'un tel transfert est prévu par l'État membre dont relève la société mère en cas de fusion entre sociétés résidentes, n'est pas déterminante, à moins que la société mère ne démontre qu'il lui est impossible de valoriser ces pertes en faisant en sorte, notamment au moyen d'une cession, qu'elles soient fiscalement prises en compte par un tiers au titre d'exercices futurs.
Sur la seconde question
29 Par sa seconde question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si, dans l'hypothèse où la circonstance mentionnée dans la première question deviendrait pertinente, il convient de tenir compte du fait qu'il n'existe alors, dans l'État de résidence de la filiale, aucune autre entité qui aurait pu déduire les pertes dans le cadre d'une fusion si une déduction y avait été autorisée.
30 À cet égard, et ainsi qu'il a été dit dans le cadre de la réponse à la première question, les restrictions au transfert de pertes par fusion découlant de la législation de l'État de résidence de la filiale ne sont pas déterminantes tant que l'impossibilité de faire prendre en compte les pertes par un tiers, notamment après une cession dont le prix intégrerait leur valeur fiscale, n'a pas été établie par la société mère.
31 Si une telle preuve est apportée, et que les autres conditions mentionnées au point 55 de l'arrêt Marks & Spencer, sont par ailleurs réunies, les autorités fiscales sont tenues de considérer que les pertes d'une filiale non-résidente sont définitives et qu'il est, par conséquent, disproportionné de ne pas permettre à la société mère de les prendre en compte à son niveau.
32 Dans cette perspective, est sans incidence, pour apprécier le caractère définitif de pertes, l'existence ou non, dans l'État de résidence de la filiale déficitaire, d'autres entités qui auraient pu se voir transférer des pertes de la filiale par la voie d'une fusion si une telle possibilité avait été offerte.
33 Il convient, par conséquent, de répondre à la seconde question que, dans l'hypothèse où la circonstance mentionnée dans la première question deviendrait pertinente, est indifférent le fait qu'il n'existe alors, dans l'État de résidence de la filiale, aucune autre entité qui aurait pu déduire ces pertes en cas de fusion si une telle déduction avait été autorisée.
Sur les dépens
34 La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (première chambre) dit pour droit :
1) Aux fins de l'appréciation du caractère définitif des pertes d'une filiale non-résidente, au sens du point 55 de l'arrêt du 13 décembre 2005, Marks & Spencer (C 446/03, EU:C:2005:763), la circonstance que l'État membre dont relève la filiale ne permet pas de transférer des pertes d'une société à un autre assujetti en cas de fusion, alors qu'un tel transfert est prévu par l'État membre dont relève la société mère en cas de fusion entre sociétés résidentes, n'est pas déterminante, à moins que la société mère ne démontre qu'il lui est impossible de valoriser ces pertes en faisant en sorte, notamment au moyen d'une cession, qu'elles soient fiscalement prises en compte par un tiers au titre d'exercices futurs.
2) Dans l'hypothèse où la circonstance mentionnée dans la première question deviendrait pertinente, est indifférent le fait qu'il n'existe alors, dans l'État de résidence de la filiale, aucune autre entité qui aurait pu déduire les pertes en cas de fusion si une telle déduction avait été autorisée.