CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 19 juin 2019, n° 16-16831
PARIS
Arrêt
PARTIES
Défendeur :
BETC (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Bedouet
Conseillers :
Mmes Comte, Schaller
FAITS ET PROCÉDURE
Mme X est une graphiste indépendante. Elle est, à ce titre, affiliée à la Maison des artistes (organisme agréé par l'État pour la gestion des assurances sociales des artistes auteurs).
La société BETC, appartenant au groupe Havas, a pour objet la réalisation de la communication et la publicité de diverses entreprises.
C'est dans le cadre de ces activités que Mme X et la société BETC ont noué des relations contractuelles à compter de mai 2009. Ces relations avaient notamment pour objet la réalisation par Mme X de scenarii publicitaires et de tournages pour la société Reckitt Benckiser, cliente de la société BETC. La société BETC adressait des bons de commande à Mme X pour la réalisation de prestations diverses.
Cette relation contractuelle a pris fin au mois d'août 2010, la société BETC n'adressant plus de commande à Mme X.
Mme X a saisi le conseil des prud'hommes de Paris afin que les relations professionnelles qui l'unissaient à la société BETC soient qualifiées de contrat de travail et ainsi obtenir des dommages et intérêts du fait de son licenciement irrégulier.
Par jugement du 18 juillet 2013, le conseil des prud'hommes de Paris s'est déclaré incompétent au motif que Madame de La M. ne rapportait pas la preuve de la réalité de son lien de subordination. La cour d'appel de Paris, par décision du 13 mars 2014, a rejeté le contredit formé par la demanderesse.
Les parties ont été renvoyées devant le tribunal de grande instance de Paris pour qu'il soit jugé au fond du litige.
Mme X a demandé au tribunal de condamner la société BETC à l'indemniser sur le fondement de la rupture brutale des relations commerciales établies et du déséquilibre significatif présent dans le contrat qui l'unissait à la société BETC.
Par jugement du 4 janvier 2016, le tribunal de grande instance de Paris a :
- débouté Mme X de l'ensemble de ses demandes,
- condamné Mme X au paiement de la somme de 2 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile,
- condamné Mme X aux dépens.
Mme X a formé appel devant la présente cour par déclaration au greffe du 1er aout 2016.
La clôture a été ordonnée le 16 avril 2019.
Vu les conclusions du 7 février 2019 par lesquelles Mme X, appelante, invite la cour, au visa des articles L. 442-6, I, 2° et 5° et L. 442-6, III alinéa 3 du Code de commerce, 1382, 1134 et 1184 du Code civil, à :
- infirmer en toutes ses dispositions le jugement du tribunal de grande instance de Paris du 4 janvier 2016,
Statuant à nouveau,
- condamner la société BETC à lui payer la somme de 14 400 euros en réparation de l'absence de préavis notifié et respecté par la société BETC,
- condamner la société BETC à lui payer la somme de 36 000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice né d'un déséquilibre significatif auquel la société BETC l'a soumise pendant toute la durée de la relation contractuelle ayant lié les parties,
- condamner la société BETC à lui payer la somme de 5 000 euros au titre du caractère abusif de la rupture par BETC des relations entre les parties,
- condamner la société BETC à lui payer la somme de 6 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile
- condamner la société BETC en tous les dépens de première instance et d'appel,
- dire que la société G.-K. pourra en recouvrer en application de l'article 699 du Code de procédure civile,
- rejeter toute demande plus ample ou contraire.
Vu les conclusions du 19 mars 2019 par lesquelles la société BETC demande à la cour, au visa des articles L. 442-6, I, 2° et 5° du Code de commerce et 700 du Code de procédure civile, de :
À titre principal :
- confirmer le jugement rendu par le tribunal de grande instance de Paris du 4 janvier 2016,
- dire et constater que Mme X et elle n'étaient pas liées par des relations commerciales établies,
En conséquence :
- débouter Mme X de l'ensemble de ses demandes,
À titre subsidiaire, si par extraordinaire la cour d'appel de Paris jugeait que les relations commerciales entre les parties étaient " établies " au sens de l'article L. 442-6, I, 5° du Code du commerce, il y aurait lieu de :
- limiter sa condamnation à la somme de 4 800 euros à titre de dommages-intérêts pour défaut de notification d'un préavis,
- débouter Mme X de ses demandes relatives au prétendu déséquilibre significatif, au caractère abusif de la rupture et à la mesure d'astreinte portant sur l'affichage et la publication de la décision à venir,
- débouter Mme X de ses demandes au titre de l'article 700 du Code de procédure civile et visant à obtenir l'exécution provisoire du jugement à intervenir,
En tout état de cause,
- condamner Mme X à lui verser la somme de 2 500 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens ;
SUR CE, LA COUR,
La cour se réfère, pour un plus ample exposé des faits, de la procédure, des moyens échangés et des prétentions des parties, à la décision déférée et aux dernières conclusions échangées en appel.
En application de l'article 954 alinéa 2 du Code de procédure civile, la cour ne statue que sur les prétentions énoncées au dispositif des conclusions.
Sur la rupture brutale des relations commerciales établies
Mme X soutient qu'elle a entretenu une relation commerciale établie pendant 17 mois, pour avoir travaillé pour la société BETC au sein d'une équipe dédiée à un " grand compte " et non dans le cadre de missions ponctuelles rémunérées de manière identique et forfaitaire à hauteur de 2 400 euros mensuels. Elle relève qu'elle avait donc une croyance en la pérennité de sa relation avec la société BETC, les commandes ayant duré dix-sept mois sans interruption. Elle explique que même si aucun contrat ne la liait à la société BETC, elle avait toutes les raisons légitimes de considérer qu'il s'agissait d'une relation commerciale à durée indéterminée et, à tout le moins, que cette relation se poursuivrait autant que la relation commerciale liant l'agence de publicité avec le groupe Reckitt Benckiser. Elle explique n'avoir bénéficié d'aucun préavis. Elle indique qu'elle était en état de dépendance économique à l'égard de la société BETC, pour s'être vu imposer par elle une exclusivité totale à son égard.
La société BETC réplique que la relation commerciale qui la liait à Mme X ne peut revêtir un caractère établi aux motifs que cette relation était instable et n'avait pas vocation à perdurer, aucun contrat-cadre n'ayant été signé, aucune prévision de chiffres d'affaires n'ayant été faite, les commandes n'ayant duré que 16 mois, que la relation revêtait un caractère aléatoire et incertain, sollicitant le client final pour chaque nouvelle commande, proposant à Mme X de travailler sur le projet en lui indiquant les délais fixés par le client, ce qu'elle pouvait refuser. Elle conteste le caractère exclusif de sa relation avec Mme X et soutient que, durant leur relation contractuelle, cette dernière avait travaillé en parallèle pour l'Opéra de Paris. La société BETC conteste ainsi avoir imposé à l'appelante une disponibilité totale.
Aux termes de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce :
" Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers de rompre unilatéralement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels.
Les dispositions qui précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure ".
Une relation commerciale " établie " présente un caractère " suivi, stable et habituel " et permet raisonnablement d'anticiper pour l'avenir une certaine continuité du flux d'affaires entre les partenaires commerciaux, ce qui implique, notamment qu'elle ne soit pas entachée par des incidents susceptibles de remettre en cause sa stabilité, voire sa régularité.
Il est constant que la première commande de la société BETC auprès de Mme X date du 11 mai 2009 et que 16 commandes ont été passées en 16 mois jusqu'au mois d'août 2010 inclus à celle-ci par la première, correspondant à une prestation mensuelle de 2 400 euros.
Or, une relation de 16 mois ne peut être qualifiée de stable et habituelle, Mme X ne pouvant anticiper une poursuite de la relation, compte-tenu de l'ancienneté insuffisante de la relation commerciale, celle-ci étant par ailleurs dépendante des choix du client final de la société BETC alors qu'aucune perspective de poursuite de la relation pour l'avenir ne lui avait été donnée par la société BETC.
Dans ces conditions, la relation commerciale entre la société BETC et Mme X ne peut pas être qualifiée d'établie. Il y a donc lieu de débouter Mme X de ses demandes.
Il y a lieu de confirmer le jugement sur ce point.
Sur le déséquilibre significatif
Mme X soutient que ses relations contractuelles avec la société BETC étaient empreintes d'un déséquilibre significatif, notamment au motif que les clauses prévoyaient le prix de la prestation, les modalités juridiques de la collaboration, les délais de paiement des prestations, l'imposition unilatérale des prix des prestations fournies, l'impossibilité de négociation des conditions contractuelles et l'imposition d'une disponibilité très importante. A ce titre, Mme X affirme que les bons de commande de la société BETC mentionnaient un paiement à " 90 jours le 10 fin de mois à la date de réception de la facture " et que par l'acceptation de " cette commande le fournisseur accepte sans restriction ni réserves toutes les clauses et conditions imprimées, dactylographiées ou manuscrites figurant sur le présent bon ". Mme X en déduit que de telles clauses tendent à introduire un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties.
La société BETC conteste l'existence d'un tel déséquilibre significatif. Selon elle, Mme X n'a jamais émis la moindre remarque ou critique sur le montant des prestations qui lui étaient commandées : ni lorsqu'elle recevait une commande, ni à l'issue des relations commerciales, ni à aucun moment au cours de la procédure prud'homale. Concernant les modalités juridiques de la collaboration, elle fait valoir qu'en tant qu'artiste-auteur indépendant, Mme X avait l'obligation de cotiser au régime de sécurité sociale de la Maison des artistes. Elle souligne que le délai légal de règlement des factures commence à courir non pas à compter de la date où la commande est passée mais à compter de la date d'exécution de la prestation demandée. Dans ce cadre, elle considère que le fait que les conditions générales d'achats de la société BETC mentionnent le paiement des factures à " 90 jours le 10 fin de mois de la date de réception de la facture " ne contrevient pas aux dispositions légales précitées.
L'article L. 442-6, I, 2° du Code de commerce, qui doit s'interpréter strictement, vise le fait de " soumettre un partenaire commercial à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties ".
Les deux éléments constitutifs de cette pratique restrictive de concurrence sont, en premier lieu, la soumission ou la tentative de soumission et, en second lieu, l'existence d'obligations créant un déséquilibre significatif. L'élément de soumission ou de tentative de soumission de la pratique de déséquilibre significatif implique la démonstration de l'absence de négociation effective, l'usage de menaces ou de mesures de rétorsion visant à forcer l'acceptation impliquant cette absence de négociation effective. L'existence d'obligations créant un déséquilibre significatif peut notamment se déduire d'une absence totale de réciprocité ou de contrepartie à une obligation, ou encore d'une disproportion importante entre les obligations respectives des parties.
En l'espèce, il ne ressort d'aucun élément du dossier que, comme le relève à juste titre la société BETC, Mme X a contesté les conditions commerciales insérées dans les bons de commandes de la société BETC, de sorte qu'elle ne démontre pas que cette dernière l'ait soumise pendant les 16 mois de relations commerciales à accepter ses conditions commerciales.
La première condition n'étant pas réunie, il y a lieu de débouter Mme X de sa demande de ce chef.
Il y a lieu de confirmer le jugement sur ce point.
Sur la rupture abusive par la société BETC
Mme X fait valoir que la déloyauté de la société BETC qui, à partir du mois d'août 2010, est restée silencieuse et s'est abstenue de lui répondre, engage sa responsabilité civile délictuelle et subsidiairement contractuelle, au regard du préjudice moral causé par la rupture. Elle relève que les circonstances de la rupture lui ont causé un préjudice moral.
La société BETC réplique que Mme X ne peut demander, sur le fondement des dispositions de l'article 1382 du Code civil, réparation d'un dommage se rattachant à l'inexécution d'un engagement contractuel. Elle relève qu'elle ne justifie d'aucun préjudice distinct de celui déjà invoqué en réparation de la brutalité de la rupture.
La mise en œuvre de la responsabilité pour rupture abusive de la relation commerciale ne peut être sollicitée que sur le fondement de la responsabilité contractuelle et non sur celui de la responsabilité délictuelle comme le relève justement la société BETC.
En effet, la succession de commandes d'un montant similaire pour des prestations mensuelles de même nature entre deux parties caractérise un lien contractuel entre elles, même si aucun contrat-cadre formel n'est signé, de sorte que tant l'arrêt des commandes et la réparation du préjudice, que l'arrêt des bons de commande aurait causé, relève de la nature contractuelle.
C'est donc sur le fondement contractuel, invoqué à titre subsidiaire, que la demande de Mme X sera examinée par la cour.
En l'espèce, le silence de la société BETC, pour ne pas avoir averti Mme X de ce qu'elle allait cesser de lui commander des prestations alors qu'elle lui confiait des missions depuis 16 mois est déloyal : cette déloyauté à l'égard de Mme X est fautive et lui a causé un préjudice moral qu'il y a lieu de fixer à la somme de 2 500 euros.
Il y a donc lieu de condamner la société BETC à verser à Mme X la somme de 2 500 euros.
Il y a lieu d'infirmer le jugement en ce qu'il a débouté Mme X de ce chef.
Sur les dépens et l'application de l'article 700 du Code de procédure civile
Le sens du présent arrêt conduit à infirmer le jugement déféré sur le sort des dépens et des frais irrépétibles.
La société BETC doit être condamnée aux dépens de première instance et d'appel, qui pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile, ainsi qu'à payer à Mme X la somme de 6 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile.
Le sens du présent arrêt conduit à rejeter la demande par application de l'article 700 du Code de procédure civile formulée par la société BETC.
Par ces motifs : LA COUR, Confirme le jugement sauf en ce qu'il a débouté Mme X de sa demande pour rupture abusive ; L'infirmant sur ce point ; Statuant à nouveau ; Condamne la société BETC à verser à Mme X la somme de 2 500 euros ; Y ajoutant ; Condamne la société BETC aux dépens de première instance et d'appel, qui pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile, ainsi qu'à payer à Mme X la somme de 6 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile ; Rejette toute autre demande.