CA Paris, Pôle 5 ch. 2, 14 juin 2019, n° 17-14673
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Mille (SAS)
Défendeur :
Tiger Grip (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Gaber
Conseillers :
Mmes Lehmann, Barutel
Avocats :
Mes Moret, Guilbot, Schmitt, Junca
Vu le jugement contradictoire du 5 mai 2017 rendu par le tribunal de grande instance de Paris,
Vu l'appel interjeté le 20 juillet 2017 par la société Mille,
Vu les dernières conclusions remises au greffe et notifiées, par voie électronique, le 27 février 2019, de la société Mille, appelante,
Vu les dernières conclusions remises au greffe, et notifiées par voie électronique, le 26 mars 2019, de la société Tiger Grip, intimée et incidemment appelante,
Vu l'ordonnance de clôture du 28 mars 2019,
SUR CE, LA COUR,
Il est expressément renvoyé, pour un exposé complet des faits de la cause et de la procédure, à la décision entreprise et aux écritures précédemment visées des parties.
Il sera simplement rappelé que la société Mille, société française anciennement dénommée Gaston Mille, conçoit, fabrique et commercialise des chaussures de sécurité en France et dans le monde entier.
Elle est titulaire du brevet européen n° EP 2 425 731 (EP 731) intitulé " sur chaussure de sécurité ", déposé le 3 septembre 2010 et délivré le 20 août 2014. Elle commercialise cette sur chaussure sous la marque Millenium Pied Protect.
La société Tiger Grip se présente également comme une société française spécialisée dans la conception, la fabrication et la vente de sur chaussures de sécurité.
Indiquant avoir découvert en novembre 2010 que la société Tiger Grip vendait une sur chaussure A reproduisant selon elle certaines des revendications du brevet EP 731, après mise en demeure et procès-verbal de constat en date du 19 novembre 2014 sur le site internet tigergrip.com, la société
Mille a été autorisée par ordonnance présidentielle du 16 février 2015 à faire procéder à une saisie contrefaçon effectuée le 25 mars 2015 dans les locaux de la société Tiger Grip à Toulouse.
Par acte en date du 10 avril 2015, la société Mille a fait assigner la société Tiger Grip devant le tribunal de grande instance de Paris en contrefaçon des revendications 1, 2, 3 et 12 de son brevet EP 731.
Par jugement du 5 mai 2017, dont appel, le tribunal a essentiellement rejeté les demandes de la société Mille en contrefaçon du brevet EP 731, ainsi que les demandes reconventionnelles en concurrence déloyale et procédure abusive formées par la société Tiger Grip.
Présentation du brevet
Le brevet EP 731 dont la société Mille est titulaire est intitulé " Sur chaussure de sécurité ". Il concerne " une sur chaussure de protection, réutilisable, et ajustable directement aux chaussures de ville avec une très grande facilité " [0001]. Elle permet " aux visiteurs de ne pas se déchausser lors des visites d'usines ou de passages occasionnels dans des zones à risques. Le pied n'étant pas en contact avec là sur chaussure, il n'y a pas non plus de nécessité de nettoyage après utilisation " [0008].
La sur chaussure de sécurité est déjà connue de l'art antérieur et notamment du brevet européen EP 2 064 964 dont la société Mille est également propriétaire. La description explique cependant qu'elle n'est pas facile à fabriquer parce qu'elle comporte de nombreuses pièces qu'il faut assembler selon une procédure très particulière [0005]. En outre, la chaussure est en cuir ou en textile, ce qui ne protège pas le pied ou, à tout le moins, le protège mal des agressions chimiques.
L'invention se propose de " faciliter la marche, et accroître encore la sécurité d'emploi et, également, la sécurité à la fois contre les agressions chimiques de produits présents au sol et contre les glissades " [0007]. En outre, elle " allie facilité de fabrication et facilité d'usage ". [0010]
La sur chaussure revendiquée est constituée de deux pièces séparées indépendantes [0016], une partie avant creuse, qui présente une semelle, et une bride arrière [0014, 0015], ces parties étant en plastique élastomère ou thermoplastique, avec des moyens de liaison entre la partie avant et la bride permettant un mouvement relatif et rotatif entre elles [0010].
Le brevet comprend 9 figures et notamment deux vues de profil, l'une en position normale, l'autre représentée la bride arrière basculée vers le haut, une vue de dessus, une vue de la partie arrière de la bride à l'endroit du talon, une vue de dessous, le détail de la fixation latérale articulable entre la partie avant et la bride arrière, et un schéma de la coque de renforcement.
La cour observe que seules sont invoquées dans la présente instance d'appel les revendications 1 et 3.
Sur la contrefaçon du brevet
La société Mille soutient que si les caractéristiques du préambule de la revendication 1 ne sont pas susceptibles d'être protégées en ce qu'elles étaient connues de l'art antérieur, elles constituent cependant le support de l'invention de sorte que le jugement a considéré à tort qu'il n'y avait pas lieu d'examiner lesdites caractéristiques. Elle détaille ensuite chacun des éléments du préambule de la revendication 1 reproduits par la chaussure A incriminée.
Concernant la partie caractérisant de la revendication 1, la société Mille, qui la divise en trois éléments dénommés (f), (g) et (h), soutient que la caractéristique (f), qui divulgue une coque pouvant couvrir soit intégralement soit partiellement l'avant de la semelle sans précision sur le degré de profondeur ni sur la limite de son étendue, est reproduite, que la caractéristique (g) est également reproduite par équivalence compte tenu de l'identité de fonction et de résultat, tout comme la caractéristique (h), la sur chaussure A présentant à l'arrière une partie chanfreinée sur toute sa largeur de sorte que la semelle s'affine en épaisseur.
La société Tiger Grip soutient que :
- il ne peut y avoir contrefaçon des caractéristiques du préambule de la revendication qui relèvent des moyens couramment utilisés dans l'état de la technique pour réaliser des sur chaussures depuis des décennies ;
- la coque de la sur chaussure Z vient s'encastrer dans une rainure en bordure de l'avant de la semelle sans s'étendre, de sorte qu'il s'agit d'un simple appui périphérique qui ne reproduit pas la caractéristique (f) de la revendication 1 ;
- la sur chaussure A est totalement dépourvue de " zone de la partie avant qui remonte sur le cou de pied " prévue par la caractéristique (g) en ce que la coque recouvre uniquement les orteils ;
- la fonction d'adhésion entre la semelle et la partie avant est connue dans l'art antérieur de sorte que la reproduction de la caractéristique (g) par équivalence doit être rejetée ;
- la semelle sous la partie avant de la sur chaussure A ne s'affine pas en épaisseur à l'arrière, mais s'arrête brutalement par une découpe abrupte et non affinée de sorte que la caractéristique (h) n'est pas reproduite.
En application de l'article L. 613-2 alinéa 1 du Code de la propriété intellectuelle, qui a repris l'article 69 de la convention de Munich sur le brevet européen (CBE), l'étendue de la protection conférée par le brevet est déterminée par les revendications, la description et les dessins servant toutefois à interpréter les revendications.
La cour rappelle en outre que si le préambule de la revendication est le support de la partie caractérisant de la revendication et que les moyens pour lesquels la protection est revendiquée s'appliquent au produit décrit dans le préambule, l'atteinte au droit exclusif du breveté est constituée, non par la reproduction d'éléments du préambule, mais par celle des moyens revendiqués dans la partie caractérisant.
La revendication 1 du brevet litigieux, qui renvoie aux figures dont les différents éléments sont numérotés, est libellée de la façon suivante : " Sur chaussure (1) de sécurité pour la protection d'un pied portant une chaussure lors de déplacements occasionnels dans des zones à risque, la sur chaussure (1) comprenant :
- une partie avant creuse (3) ouverte à l'arrière pour qu'y soit engagée la chaussure et présentant une semelle (31), et
- une bride arrière (7) apte à passer derrière le talon (50) de la chaussure, la bride arrière (7) étant structurellement dissociée de la partie avant (3) et liée à elle par des moyens (8) de liaison,
La partie avant (3) étant en plastique moulé, élastomère ou thermoplastique, et renforcée à son bout par une coque (18) plus rigide que ladite matière plastique, ladite coque (18) remontant vers le bas du cou du pied, les moyens (8) de liaison :
- étant pour partie prévus sur la partie avant où ils sont alors situés sur une partie latérale (33a) de celle-ci qui remonte latéralement depuis la semelle,
- et comprenant chacun au moins un orifice traversant un bout de la bride arrière (7) et/ou la partie latérale (33a) de la partie avant (3),
La sur chaussure étant caractérisée en ce que :
- la coque (18) s'étend dans l'avant de la semelle (31) de la partie avant (3), et
- la semelle (31) de la partie avant (3) s'étend vers l'arrière jusque sensiblement au droit du sommet (13a) d'une zone (13) de la partie avant (3) qui remonte sur le cou de pied, et s'affine en épaisseur à l'arrière ".
Il n'est contesté ni que les éléments du préambule de la revendication susvisée (partie avant creuse, semelle, bride arrière, moyens de liaison entre les parties avant et arrière) appartiennent à l'art antérieur et ne bénéficient à ce titre d'aucune protection, ni que ces caractéristiques sont également présentes sur la chaussure A incriminée. C'est donc à juste titre que les premiers juges ont concentré leur examen et leur motivation sur la partie caractérisant de la revendication.
La cour observe que la partie caractérisant de la revendication 1 comprend plusieurs composantes présentées par les parties selon les lettres (f), (g) et (h), et rappelle que si l'une desdites composantes fait défaut dans le produit incriminé, la contrefaçon de la revendication n'est pas caractérisée.
Pour prétendre que la revendication 1 est contrefaite, la société Mille soutient que la caractéristique (g) définie comme " la semelle de la partie avant s'étend vers l'arrière jusque sensiblement au droit du sommet d'une zone de la partie avant qui remonte sur le cou de pied ", est reproduite par équivalent en ce que la chaussure incriminée, bien que de forme différente, exerce une fonction identique pour parvenir au même résultat.
Il n'est donc pas contesté que la forme de la semelle incriminée, qui, ainsi que l'a relevé à juste titre le tribunal, ne comprend pas de zone qui remonte sur le cou de pied, est différente de celle du brevet revendiqué qui couvre une semelle s'étendant jusqu'au droit d'une zone de la partie avant qui remonte sur le cou de pied.
La société Mille prétend que c'est la fonction de cette caractéristique (g) qui est reproduite, et définit ladite fonction comme celle ayant pour but de fixer une limite à la taille de la semelle de la sur chaussure afin que celle-ci puisse correspondre à une demie semelle, cette taille particulière lui conférant un effet technique à savoir maintenir une solidarité avec la semelle de la chaussure que la sur chaussure protège, et éviter ainsi un effet " claquette ".
La cour rappelle cependant que la contrefaçon d'un moyen sous une forme différente est répréhensible à condition que le brevet couvre la fonction, et non uniquement la forme du moyen, et que ladite fonction ne soit pas déjà connue de l'état antérieur.
En l'espèce, la partie descriptive du brevet EP 731 énonce que la sur chaussure brevetée doit faciliter la marche et accroître encore la sécurité, sans préciser que l'inconvénient de l'art antérieur est un effet " claquette " lors de la marche, ni revendiquer un effet technique de maintien d'une solidarité entre la semelle de la chaussure et celle de la sur chaussure, cette fonction n'étant pas davantage mentionnée dans la revendication elle-même qui se borne à couvrir une forme, à savoir une semelle s'étendant vers l'arrière jusque sensiblement au droit du sommet d'une zone de la partie avant qui remonte sur le cou de pied, mais pas une fonction.
En outre à supposer que la fonction susvisée de fixer une limite à la taille de la semelle de la sur chaussure ayant pour effet de maintenir une solidarité avec la semelle de la chaussure soit couverte par le brevet, elle était déjà connue de l'art antérieur ainsi qu'il résulte, d'une part, de la partie descriptive du brevet litigieux qui mentionne le brevet EP 2064964 relatif à une sur chaussure de sécurité, lequel décrit " un avant pied (...) recouvrant un embout' "ce qui signifie que la semelle dudit avant pied s'arrêtait à l'avant du pied et ne couvrait donc pas toute la longueur du pied, d'autre part, du brevet 71 35491 déposé le 1er octobre 1971, relatif à un dispositif de protection contre les blessures au pied, dont la semelle, ainsi qu'il résulte de la figure jointe au brevet, s'arrête avant le talon, ces deux antériorités divulguant en conséquence une fonction de limitation de la taille de la semelle de la sur chaussure.
Il s'ensuit que la caractéristique (g) de la revendication 1 n'est pas reproduite littéralement dans sa forme, et que la contrefaçon par équivalent de cette caractéristique n'est pas davantage démontrée, la fonction alléguée n'étant pas en tant que telle couverte par le brevet, ou, en tout état de cause, déjà connue de l'art antérieur. Dans la mesure où l'une des caractéristiques de la revendication 1 du brevet n'est pas contrefaite, le moyen tiré de ce que les autres caractéristiques seraient reproduites est inopérant. La contrefaçon de la revendication 1 n'est dès lors pas constituée. Le jugement entrepris sera donc confirmé sur ce point.
La revendication 3 couvre une : " Sur chaussure selon l'une des caractéristiques précédentes, caractérisée en ce que la semelle est striée et est pourvue de plots, échelonnés longitudinalement ".
La revendication 3 comprenant les caractéristiques de la revendication 1 qui n'est pas reproduite, elle n'est donc pas davantage contrefaite. Le jugement sera également confirmé de ce chef.
Sur l'appel incident au titre de la concurrence déloyale et de la procédure abusive
L'intimée soutient que la société Mille n'a cessé d'exercer des pressions sur elle, par l'intermédiaire de son conseil en propriété industrielle pour qu'elle abandonne l'exploitation de la sur chaussure A sans révéler les éléments de la protection invoquée, et qu'elle s'est prévalue d'un monopole très étendu auprès des distributeurs en présentant la chaussure A comme une contrefaçon. Elle ajoute que la sur chaussure commercialisée par la société Mille ne satisfait pas aux tests de résistance aux chocs prescrits par la norme EN 12 568 de juillet 2010 ainsi qu'elle a pu le faire constater par des essais effectués par le groupe CTC, expert en contrôle de sécurité dans la chaussure, et ce, alors que les publicités de la société Mille prétendent qu'elles sont conformes à ladite norme, l'ensemble de ces éléments étant constitutifs d'actes de concurrence déloyale.
La société Mille, qui produit les essais de certification et de qualification réalisés sur les embouts de la sur chaussure " Millenium pied protect " qu'elle commercialise, conteste le fait que les tests effectués par la société Tiger Grip permettent de conclure à la non-conformité de ladite sur chaussure.
La cour observe que si la lettre adressée le 3 janvier 2011 à la société Tiger Grip par le conseil en propriété industrielle de la société Mille évoquant les similitudes entre les sur chaussures en présence aurait pu expressément citer le brevet que la société Mille considérait possiblement contrefait, cette omission dans un courrier aux fins de règlement amiable, adressé plus de quatre ans avant les opérations de saisie contrefaçon et l'assignation introductive, n'est ni déloyale ni fautive, la société Tiger Grip ne justifiant au demeurant d'aucun préjudice du chef de ladite lettre.
En outre, le courrier du 1er mars 2011 (pièce 26 de l'intimée) adressé par la société Mille à ses distributeurs, clients, et partenaires, qui invoque un 'concept de sur chaussure breveté depuis 10 ans' en référence au brevet EP 2064964 visé dans le préambule du brevet litigieux dont il n'est pas contesté que la société Mille est titulaire, présente les avantages du nouveau design de la sur chaussure " Millenium Pied Protect " et invite à passer commande dès que possible, n'est pas davantage constitutif d'un dénigrement, ni d'aucune forme d'acte déloyal, la société Tiger Grip ni aucun de ses produits n'étant pas même mentionnés.
Enfin, le simple " test de résistance aux chocs " que la société Tiger Grip a fait diligenter sur la sur chaussure de la société Mille, de manière non contradictoire et sans indication sur la méthodologie suivie, ainsi que l'ont relevé à juste titre les premiers juges, ne peut suffire à démontrer, que la publicité de la société Mille invoquant la conformité de ses sur chaussures avec les normes de sécurité requises, serait déloyale, et ce d'autant que la société Mille a versé aux débats les rapports d'essais qu'elle a fait réaliser par un organisme certifié, lesquels concluent à la conformité desdites sur chaussures aux exigences des normes en vigueur. La société Tiger Grip sera donc déboutée de sa demande sur le fondement de la concurrence déloyale.
Elle ne démontre pas davantage le caractère abusif de la procédure, la société Mille ayant pu se méprendre sur l'étendue de ses droits. Le jugement entrepris sera donc confirmé de ces chefs.
Par ces motifs Confirme la décision entreprise en toutes ses dispositions, Condamne la société Mille aux dépens qui pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile, et vu l'article 700 dudit Code, la condamne à verser à la société Tiger Grip pour les frais irrépétibles d'appel une somme complémentaire de 30 000 euros.