CA Paris, Pôle 1 ch. 7, 1 mars 2019, n° 19/02396
PARIS
Ordonnance
PARTIES
Demandeur :
Société de Participation pour la Distribution (SPD) , Société d'Achat et de Gestion (SARL) , Société d'Etude et de Gestion Commerciale (SAS), Société Commerciale de Tahiti (Sté), Société Commerciale de Auae (Sté), Société Commerciale de Mahina (Sté), Société Commerciale de Paofai (Sté), Société Commerciale de Heiri (Sté), Société Commerciale Taravao (Sté), Société Commerciale de Raiatea (Sté), Société Toa Moorea (Sté), Société Easy Market Faa'a (Sté), Société Commerciale de Prince Hinoi (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Lapasset
Avocat :
Me Baechlin
Par lettre reçue le 1er février 2019, la SCP Jeanne Baechlin a déposé une requête aux fins de renvoi de l'affaire 16/0009F devant la cour d'appel de Paris, pour cause de suspicion légitime à l'encontre de l'Autorité polynésienne de la concurrence, pour le compte des sociétés du pôle distribution du groupe Wane constitué des sociétés suivantes :
1) LA SOCIETE DE PARTICIPATION POUR LA DISTRIBUTION,
2) LA SOCIETE D'ACHAT ET DE GESTION,
3) LA SOCIETE D’ETUDE ET DE GESTION COMMERCIALE,
4) LA SOCIETE COMMERCIALE DE TAHITI,
5) LA SOCIETE COMMERCIALE DE AUAE,
6) LA SOCIETE COMMERCIALE DE MAHINA,
7) LA SOCIETE COMMERCIALE DE PAOFAI,
8) LA SOCIETE COMMERCIALE DE HEIRI,
9) LA SOCIETE COMMERCIALE DE TARAVAO,
10) SOCIETE COMMERCIALE DE RAIATEA,
11) LA SOCIETE TOA MOOREA,
12) LA SOCIETE EASY MARKET FAA’A,
13) LA SOCIETE COMMERCIALE DE PRINCE HINOI.
A l'appui de sa demande, le requérant fait valoir qu'en l'état du parti pris défavorable du président de l'Autorité polynésienne de la concurrence à l'égard des sociétés mises en cause et de son immixtion dans l'instruction du dossier, il peut légitimement suspecter du défaut d'impartialité de celui-ci dans le cadre de l'affaire en cours et que ce défaut d'impartialité rejaillit nécessairement sur l'ensemble des membres du collège compte tenu de l'influence inhérente à la fonction de président, lequel a proposé la nomination de chacun des membres.
Il expose que :
- bien que s'agissant d'une autorité administrative indépendante, le Conseil d'Etat juge depuis l'arrêt Didier du 3 décembre 1999 (req. n° 207434) que les règles issues de l'article 6§1 de la CESDH trouvent à s'appliquer devant une autorité administrative indépendante appelée à décider du bien-fondé d'une accusation en matière pénale ou d'une contestation sur des droits et obligations de caractère civil ;
- que le défaut d'impartialité au sens de l'article 6§1 de la CESDH peut fonder une demande de renvoi pour suspicion légitime (CE 29 juillet 1998, Lacolle, req. n° 192931);
- que la procédure générale de renvoi pour suspicion légitime trouve à s'appliquer devant l'Autorité polynésienne de la concurrence ;
- qu'en application de l'article 342 alinéa 1er du CPC, la demande de renvoi est faite devant une autre juridiction de même nature ;
- qu'à défaut d'une autre juridiction, le Conseil d'Etat a admis que le renvoi puisse s'opérer vers la juridiction supérieure en l'absence de juridiction de même niveau (CE 18 juin 2010, Selafa Biopaj, req. n° 326950 à propose de la chambre de discipline de l'ordre des pharmaciens) et la Cour de cassation a retenu une solution similaire à propos du conseil de l'ordre des avocats de Paris (Civ 1re, 7 nov. 2000, n° 97-21.883);
- sur le fond, que le président de l'Autorité polynésienne de la concurrence en délivrant ès qualités une attestation à un ancien dirigeant du groupe Wane en litige avec son ancien employeur dans le cadre d'un litige prud'homal a manqué à son devoir d'impartialité ;
- qu'en effet, dans cette attestation, le président reconnaît qu'il a discuté du dossier au cours de l'instruction avec l'une des parties, qu'il est en contact avec les services d'instruction du dossier et qu'il en est régulièrement informé avec la circonstance aggravante qu'il émet un jugement sur le caractère robuste de l'instruction menée contre le groupe Wane, alors qu'il devait être neutre et impartial par rapport aux griefs formulés lors de l'instruction ;
- qu'enfin, son influence et son autorité hiérarchique sur l'ensemble des magistrats, renforcés par la faiblesse des effectifs, font peser un doute sur l'impartialité de tout le collège, rendant l'Autorité polynésienne de la concurrence inapte à poursuivre la procédure.
L'Autorité polynésienne de la concurrence en la personne de son président a fait connaître ses observations par note du 18 février 2019 reçue le même jour.
M. Jacques Mérot expose que l'Autorité a connu plusieurs dossiers relevant de ses différentes missions dans lesquels le groupe Wane est intervenu devant elle : création d'un magasin de commerce de détail pour laquelle elle s'est déclarée incompétente et, en matière de contrôle de concentration, autorisation de trois opérations concernant le groupe Wane ;
Que l'attestation, réalisée à titre personnel, fournie à Monsieur Truffier Blanc n'a pas été faite à l'encontre du groupe Wane mais uniquement afin d'attester du professionnalisme de son directeur général ;
Que les décisions combinées du Conseil d'Etat du 3 décembre 1999 Didier et du 29 juillet 1998 Lacolle ne démontrent en aucun cas que la procédure générale de renvoi pour suspicion légitime trouve à s'appliquer pour une autorité administrative indépendante (AAI) polynésienne. La juridiction administrative ne fait que démontrer dans le premier arrêt que dans certains cas la méconnaissance du principe d'impartialité peut entacher de vice la procédure d'une autorité et dans le second arrêt que la procédure générale de renvoi pour suspicion légitime s'applique aux juridictions ;
Que la procédure générale de renvoi pour suspicion légitime vise l'hypothèse dans laquelle ce ne sont pas seulement un ou plusieurs membres, mais l'ensemble des membres de la juridiction, qui sont suspects de partialité et que le demandeur à l'acte de renvoi doit démontrer la partialité de l'ensemble de la juridiction et donc de l'ensemble de ses membres, non d'un seul ou plusieurs d'entre eux ;
Que la procédure de renvoi pour cause de suspicion légitime n'est pas prévue pour les Autorités administratives indépendantes de Polynésie française. Le parquet général près la cour d'appel de Paris a transmis un avis favorable à la requête en suspicion légitime et renvoi de l'affaire à une autre formation de la cour d'appel de Paris.
SUR CE,
Considérant les motifs de la requête à laquelle il est expressément renvoyé ;
Considérant d'une part que le pouvoir spécial délivré à la SCP Jeanne Baechlin pour ester en justice dans le cadre de cette procédure n'a pas été signé par le gérant de la société commerciale de Raiatea ; que la requête en ce qu'elle est présentée pour le compte de cette société est donc irrecevable ;
L'Autorité polynésienne de la concurrence a été saisie de l'affaire enregistrée sous le n° 16/0009F initiée le 5 avril 2016 par l'Union des importateurs de Polynésie française (UIPF) et quatre de ses membres contre des pratiques prétendument abusives mises en œuvre par la Société d'Achat et de Gestion appartenant au groupe Wane ;
La Société d'Achat et de Gestion agit comme centrale de référencement pour les sociétés exploitant des magasins de commerce de détail en Polynésie française sous les enseignes Carrefour, Champion et Easy Market ;
Les sociétés mises en cause ont pris connaissance dans les pièces communiquées dans le cadre d'une procédure prud'homale d'une attestation délivrée par le président de l'Autorité polynésienne de la concurrence en faveur d'un ancien cadre dirigeant du pôle distribution du groupe Wane ;
Elles exposent que le président n'ayant pas répondu aux demandes d'explications et de mesures à prendre compte tenu de cette preuve de partialité, elles sont contraintes de demander le renvoi de la procédure pour cause de suspicion légitime devant la cour d'appel de Paris.
- Sur l'absence de dispositions spécifiques :
L'Autorité polynésienne de la concurrence (APC), autorité administrative indépendante instaurée par la Polynésie française, a été créée par la loi du pays n° 2015-2 du 23 février 2015 conformément à l'article 30-1 de la loi organique n° 2004-192 du 27 février 2004 portant statut d'autonomie de la Polynésie française ;
Le principe d'impartialité, principe général du droit, s'impose à toute autorité administrative, et notamment aux autorités administratives indépendantes (CE, 14 juin 1991, Association Radio-solidarité, nos 107365 et autres, Rec.).
Les articles LP. 610-3 et LP. 610-4 du Code de la concurrence figurant en annexe à la loi du pays n° 2015-2 du 23 février 2015 relative à la concurrence disposent notamment que : " III. - Tout membre de l'Autorité doit informer le président des intérêts qu'il détient ou vient d'acquérir et des fonctions qu'il exerce dans une activité économique. Aucun membre de l'Autorité ne peut délibérer dans une affaire où il a un intérêt ou s'il représente ou a représenté une des parties intéressées. IV. - (...) Ils sont soumis aux règles d'incompatibilités prévues pour les emplois publics. V. - Un arrêté pris en conseil des ministres sur proposition de l'Autorité détermine les devoirs et obligations des membres du collège destinés à préserver la dignité et l'impartialité de leurs fonctions ainsi qu'à prévenir les conflits d'intérêts, et notamment : 1° Les règles de déontologie qui leur sont applicables, ainsi qu'aux agents des services de l'Autorité; 2° Le devoir de réserve dans l'expression publique sur les questions susceptibles d'être étudiées par l'Autorité ; 3° Les autres activités incompatibles avec leurs fonctions ; 4° La protection du secret des délibérations et des travaux de l'Autorité. " Et que : " (...) Est déclaré démissionnaire d'office par le Président de la Polynésie française, sur proposition du collège, tout membre de l'Autorité qui se trouverait dans une des situations suivantes : (...) 4° S'il méconnaît les obligations résultant des III à V de l'article LP. 610-3. "
Considérant que l'article A. 610-2-1. du même Code dispose que : " Les membres de l'Autorité, y compris le président, exercent leurs fonctions avec dignité, probité et intégrité et veillent à prévenir ou à faire cesser immédiatement tout conflit d'intérêts, au sens de la loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique. "
Par décision du 13 janvier 2016 a été adoptée la charte de déontologie de l'Autorité polynésienne de la concurrence ; par ailleurs, un arrêté n° 107CM du 23 janvier 2019 a approuvé le règlement intérieur ;
Aucun de ces textes ne prévoit donc pour l'Autorité polynésienne de la concurrence une procédure spécifique de récusation ou de demande de renvoi pour cause de suspicion légitime ;
- Sur la procédure de récusation applicable en Polynésie française
En application de l'article 13, alinéa 1er, de la loi organique qui énonce que " les autorités de la Polynésie française sont compétentes dans toutes les matières qui ne sont pas dévolues à l'Etat par l'article 14 ", la procédure civile relève de la compétence de la Polynésie française et aux termes de la délibération n° 2001-200 APF du 4 décembre 2001, l'Assemblée de la Polynésie française a adopté un " Code de procédure civile de la Polynésie française " dont les dispositions sont entrées en vigueur le 1er mars 2002;
Ce Code comprend les dispositions suivantes qui prévoient une procédure de récusation :
"Art. 199 : Le juge qui suppose en sa personne une cause de récusation et estime en conscience devoir s'abstenir se fait remplacer par un autre juge que désigne le président de la juridiction à laquelle il appartient.
Art. 200 : La récusation d'un juge n'est admise que pour les causes déterminées par la loi. Sauf dispositions particulières à certaines juridictions, la récusation d'un juge peut être demandée :
1° Si lui-même ou son conjoint a un intérêt personnel à la contestation ;
2° Si lui-même ou son conjoint est créancier, débiteur, héritier présomptif ou donataire de l'une des parties ;
3° Si lui-même ou son conjoint est parent ou allié de l'une des parties ou de son conjoint jusqu'au quatrième degré inclusivement ;
4° S'il y a eu ou s'il y a procès entre lui ou son conjoint et l'une des parties ou son conjoint ;
5° S'il a précédemment connu de l'affaire comme juge, membre de la commission de conciliation obligatoire en matière foncière ou comme arbitre ou s'il a conseillé l'une des parties ;
6° Si le juge ou son conjoint est chargé d'administrer les biens de l'une des parties ;
7° S'il existe un lien de subordination entre le juge ou son conjoint et l'une des parties ou son conjoint ;
8° S'il y a amitié ou inimitié notoire entre le juge et l'une des parties.
Art. 201 : Les causes de récusation relatives aux juges sont applicables au représentant du ministère public lorsqu'il est partie-jointe, mais non pas lorsqu'il est partie-principale, auquel cas il n'est pas récusable.
Art. 202 : La récusation doit être faite avant la mise en délibéré, à moins que les causes de la récusation ne soient survenues postérieurement.
Art. 203 : La récusation est proposée par une requête déposée au greffe, qui en contient les moyens, et qui est aussitôt transmise au premier président de la cour d'appel.
Celui-ci, après conclusions écrites du ministère public et observations écrites du juge récusé, décide par ordonnance si le juge récusé doit ou non s'abstenir.
Art. 204 : Celui dont la récusation a été rejetée sera condamné à une amende maximale de 200 000 francs, sans préjudice s'il y a lieu de l'action du juge en réparation, auquel cas ce dernier ne peut connaître de l'affaire. "
Par ailleurs est applicable en Polynésie française l'article L. 662-2 du Code de commerce qui dispose que :
" Lorsque les intérêts en présence le justifient, la cour d'appel peut décider de renvoyer l'affaire devant une autre juridiction, compétente dans le ressort de la cour, ou devant une juridiction mentionnée à l'article L. 721-8 pour connaître du mandat ad hoc, de la procédure de conciliation ou des procédures de sauvegarde, de redressement judiciaire ou de liquidation judiciaire, dans des conditions fixées par décret. La Cour de cassation, saisie dans les mêmes conditions, peut renvoyer l'affaire devant une juridiction du ressort d'une autre cour d'appel ou une juridiction mentionnée à l'article L. 721-8. La décision de renvoi par laquelle une juridiction a été désignée pour connaître d'un mandat ad hoc ou d'une procédure de conciliation auquel le débiteur a recouru emporte prorogation de compétence au profit de la même juridiction pour connaître d'une procédure de sauvegarde, de redressement judiciaire ou de liquidation judiciaire qui pourrait directement s'en suivre. "
Cependant, l'Autorité polynésienne de la concurrence n'est pas une juridiction et la procédure de " générale " de récusation prévue par ces textes ne lui est pas applicable ;
- Sur l'application de l'article 6 § 1 de la CESDH par le premier président de la cour d'appel de Paris :
Le décret n° 2018-880 du 11 octobre 2018 pris pour l'application des articles 10 et 11 de l'ordonnance n° 2017-157 du 9 février 2017 relatifs aux recours contre les décisions de l'autorité polynésienne de la concurrence prévoit en son article 2 que les recours contre les décisions de l'autorité polynésienne de la concurrence sont portés devant la cour d'appel de Paris dans le délai d'un mois suivant leur notification.
Les sociétés requérantes soutiennent qu'il appartient donc à la cour d'appel de Paris de statuer sur leur demande au regard de l'article 6§1 de la CESDH et évoquer l'affaire et saisissent à cette fin le premier président de la cour d'appel compétent en application des articles 341 et suivants du Code de procédure civile ;
Il est établi que le principe d'impartialité trouve à s'appliquer aux organes des autorités de régulation économique dotés de pouvoirs de sanction dans la lignée de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH, 3 décembre 2002, Lilly c. France, n° 53892/00, à propos du Conseil de la concurrence ; CEDH, 27 août 2002, Didier c. France, n° 58188/00, à propos du Conseil des marchés financiers).
Le Conseil d'Etat l'a appliqué à propos des décisions du Conseil des marchés financiers siégeant en matière disciplinaire (CE, Assemblée, 3 décembre 1999, D., n° 207434, Rec.) et de la commission des sanctions de l'Autorité des marchés financiers (CE, 4 février 2005, Société GSD gestions et Gautier, n° 269001, Rec.).
Mais si le Conseil d'Etat fait application de l'article 6§1 de la CESDH aux autorités administratives indépendantes, sa jurisprudence ne permet pas pour autant au premier président de la cour d'appel de Paris d'appliquer la procédure de renvoi pour suspicion légitime à l'Autorité polynésienne de la concurrence ;
Ainsi, les décisions du Conseil d'Etat du 3 décembre 1999, Didier, et du 29 juillet 1998, Lacolle, énoncent respectivement que la méconnaissance du principe d'impartialité peut entacher de vice la procédure d'une autorité et que la procédure générale de renvoi pour suspicion légitime s'applique aux juridictions ;
Dans le même sens le Conseil d'Etat a notamment déduit de ce principe d'impartialité qu'il incombe aux membres de telles autorités de s'abstenir de toute prise de position publique de nature à en compromettre le respect (CE, Section, 30 décembre 2010, Société Métropole Télévision (M6), n° 338273, Rec.) et de nature à entacher d'irrégularité la délibération du Conseil à laquelle il avait participé (CE, 11 juillet 2012, SARL Media Place Partners, n° 351159, T.).
En conséquence, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur le fond, la requête sera déclarée irrecevable.
Par ces motifs : Disons la présente requête irrecevable.