CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 3 juillet 2019, n° 17-22808
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Specialized Europe BV (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Bedouet
Conseillers :
Mmes Comte, Schaller
FAITS ET PROCÉDURE
La société Specialized Europe BV a pour activité principale le soutien en Europe d'activité de vente des importateurs et des filiales en lien avec les produits de marque Specialized en fournissant le soutien marketing dans son intégralité et également l'importation et la vente de vélos et d'autres articles de sport sous la marque Specialized Benelux.
La société Entreprise X exerce sous l'enseigne Véloland et a pour activité principale le commerce d'articles de sport en magasin spécialisé et en ligne.
Les sociétés Entreprise X et Specialized Europe BV ont entretenu des relations commerciales dans le cadre desquelles la société Entreprise X était le revendeur agréé de la société Specialized Europe BV.
Par courrier du 16 avril 2015, la société Specialized Europe BV a signifié à la société Entreprise X, la fin de leurs relations commerciales au 30 juin 2015.
Par acte du 26 avril 2016, la société Entreprise X a assigné la société Specialized Europe BV devant le tribunal de commerce de Nancy pour rupture brutale des relations commerciales établies.
Par jugement du 30 juin 2017, le tribunal de commerce de Nancy a :
- déclaré la société Entreprise X mal fondée en sa demande de voir condamner la société Specialized Europe BV à la poursuite des livraisons et renouveler le contrat de distribution les liant,
- l'en a déboutée,
- déclaré la société Entreprise X fondée en sa demande à titre de dommages intérêts pour rupture abusive des relations commerciales,
- condamné la société Specialized Europe BV à payer à la société Entreprise X la somme de 18 208 euros correspondant au préavis manquant,
- condamné la société Entreprise X à payer à la société Specialized Europe BV la somme de 20 307,83 euros au titre des factures impayées outre les intérêts et pénalités de retard dus en application des dispositions de l'article L. 441-6 du Code de commerce à compter du 25 janvier 2016,
- dit n'y avoir lieu à application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile,
- ordonné l'exécution provisoire du présent jugement,
- condamné la société Specialized Europe BV aux dépens du présent jugement.
La société Specialized Europe BV a formé appel devant la présente cour par déclaration au greffe du 12 décembre 2017.
La clôture a été ordonnée le 14 mai 2019.
Vu les conclusions du 12 juin 2018 par lesquelles la société Specialized Europe BV invite la cour, au visa des articles 122 du Code de procédure civile et 1101 et suivants, 1103, 1104 et anciens, 1134, 1147 du Code civil, L. 441-6 et L. 442-6 du Code de commerce à :
À titre principal :
- infirmer le jugement entrepris en ce qu'il a :
* déclaré la société Entreprise X fondée en sa demande à titre de dommages intérêts pour rupture abusive des relations commerciales,
* condamné la société Specialized Europe BV à payer à la société Entreprise X la somme de 18 208 euros correspondant au préavis manquant,
Et statuant à nouveau,
- juger que :
* elle n'a pas commis de faute en rompant les relations commerciales avec la société Entreprise X,
* la société Entreprise X est infondée en sa demande formée au titre de la rupture abusive des relations et l'en débouter,
* la société Entreprise X ne démontre aucune perte de marge brute et aucun préjudice né d'une prétendue rupture abusive des relations et la débouter de toutes ses demandes en réparation formées à ce titre,
À titre subsidiaire :
- réformer le jugement entrepris en ce qu'il l'a condamnée à payer à la société Entreprise X la somme de 18 208 euros correspondant au préavis manquant,
Et statuant à nouveau,
- juger que :
* le montant de l'indemnité réparatrice allouée à la société Entreprise X à titre de dommages-intérêts pour rupture abusive des relations commerciales établies ne saurait excéder la somme de 3 641 euros correspondant au préavis d'un mois et demi manquant,
En tout état de cause :
- confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a :
* déclaré la société Entreprise X mal fondée en sa demande de la voir condamner à la poursuite des livraisons et à renouveler le contrat de distribution les liant et la débouter de ce chef et la débouter de sa demande formée en appel à ce titre,
* déclaré la société Entreprise X mal fondée en sa demande au paiement de la somme de 100 000 euros au titre du préjudice d'image et la débouter de sa demande formée en appel à ce titre,
* condamné la société Entreprise X à lui payer la somme de 20 307,83 euros au titre des factures impayées outre les intérêts et pénalités de retard dus en application des dispositions de l'article L. 441-6 du Code de commerce à compter du 25 janvier 2016,
- débouter la société Entreprise X de sa demande à la voir condamner à lui payer la somme de 188 154,50 euros HT à titre de dommages-intérêts, ainsi que de toutes ses autres demandes, fins et conclusions contraires aux présentes,
- infirmer le jugement en ce qu'il a exclu l'application de l'article 700 du Code de procédure civile et statuant à nouveau, de condamner la société Entreprise X à lui payer la somme de 11 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,
- condamner la société Entreprise X aux entiers dépens de première instance et d'appel dont distraction au profit de Maître Y en application des dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile ;
Vu les conclusions du 12 septembre 2018 par lesquelles la société Entreprise X demande à la cour, au visa des articles L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, 1360 du Code civil et 700 du Code de procédure civile, de :
- infirmer partiellement le jugement rendu le 30 juin 2017 par le tribunal de commerce de Nancy
À titre principal :
- constater que les relations commerciales entre la société Specialized Europe BV et elle duraient depuis 27 ans,
- condamner la société Specialized Europe BV à la poursuite des livraisons de son ex-partenaire et à renouveler le contrat de distribution la liant à la société Entreprise X,
- la condamner au paiement de la somme de 100 000 euros au titre du préjudice d'image subi par la société Entreprise X,
- débouter la société Specialized Europe BV de toutes ses demandes, fins et conclusions,
- condamner la société Specialized Europe BV à lui verser la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,
- condamner la société Specialized Europe BV aux entiers dépens de première instance et d'appel dont distraction pour ceux le concernant au profit de Maître H... E... dans les conditions de l'article 699 du Code de procédure civile,
À titre subsidiaire :
- condamner la société Specialized Europe BV à lui payer la somme 188 154, 50 euros HT au titre des dommages et intérêts,
En tout état de cause :
- débouter la société Specialized Europe BV de l'ensemble de ses demandes fins et conclusions,
- condamner la société Specialized Europe BV à verser au requérant la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,
- condamner la société Specialized Europe BV aux entiers dépens de première instance et d'appel dont distraction pour ceux le concernant au profit de Maître Z dans les conditions de l'article 699 du Code de procédure civile ;
SUR CE, LA COUR,
La cour se réfère, pour un plus ample exposé des faits, de la procédure, des moyens échangés et des prétentions des parties, à la décision déférée et aux dernières conclusions échangées en appel.
En application de l'article 954 alinéa 2 du Code de procédure civile, la cour ne statue que sur les prétentions énoncées au dispositif des conclusions.
Sur la rupture brutale des relations commerciales établies
La société Specialized Europe BV fait valoir qu'elle a signé un premier contrat avec M. X au mois d'octobre 2006 puis que des contrats de distribution non exclusifs, d'une durée limitée à un an chacun, et non tacitement reconductibles, ont été signés entre les parties à compter de 2008. Elle explique que la société Entreprise X a manqué à son obligation de loyauté et à ses obligations contractuelles entraînant l'instabilité et la dégradation de la relation commerciale entre elles. Elle en déduit que leur relation commerciale ne revêt pas de caractère établi. Elle indique également que la rupture n'est pas brutale, ayant accordé à la société Entreprise X deux mois et demi de préavis. Elle conteste que la société Entreprise X était en état de dépendance économique ou encore qu'elle aurait distribué ses produits sous marque de distributeur pour soutenir que la durée du préavis à respecter devrait être doublée. Elle soutient aussi que la rupture était fondée en raison des fautes commises par la société Entreprise X dans l'exécution des contrats les liant.
La société Entreprise X réplique que le 1er juillet 2007, elle a signé un contrat de distribution avec la société Specialized Europe BV, au terme duquel cette dernière lui concédait la distribution en France de ses produits, pour une durée initiale d'un an qui s'est explicitement renouvelée, depuis 7 années, sans aucune interruption. Elle explique que M. X était depuis 1988 revendeur des produits Specialized, sous d'autres enseignes, de sorte que la relation commerciale a débuté il y a 27 ans. Elle relève que le contrat de 2014 se réfère implicitement aux relations antérieures entre elles, de sorte que les parties avaient clairement entendu se situer dans la continuation des relations antérieures de sorte qu'il y avait eu totale continuité dans les relations commerciales établies depuis le contrat de distribution de 2007. Elle allègue que le délai de préavis qui lui a été accordé était insuffisant, notamment au regard de la difficulté d'obtenir pour des commandes techniquement et économiquement équivalentes à celles résultant de ses relations avec la société Specialized Europe BV, étant dans ces conditions en situation de dépendance économique.
Aux termes de l'article L 442-6, I, 5° du Code de commerce :
" Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers de rompre unilatéralement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels. Les dispositions qui précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure ".
Les parties s'opposent sur le caractère établi de leur relation commerciale et sur sa durée, mais aussi sur les fautes commises par la société Entreprise X, le caractère brutal de la rupture et le préjudice subi par celle-ci.
Sur la durée de la relation commerciale établie
Une relation commerciale " établie " présente un caractère " suivi, stable et habituel " et permet raisonnablement d'anticiper pour l'avenir une certaine continuité du flux d'affaires entre les partenaires commerciaux, ce qui implique, notamment qu'elle ne soit pas entachée par des incidents susceptibles de remettre en cause sa stabilité, voire sa régularité.
La société Entreprise X ne produit de contrats signés avec la société Specialized Europe BV qu'à compter de l'année 2007 et ne communique aucune autre pièce pouvant établir un flux d'affaires entre les parties avant cette date, de sorte qu'il ne peut être utilement invoqué une durée de relation commerciale de 27 années.
En outre, la renégociation annuelle des tarifs, même difficile entre les parties, ne s'oppose pas à la qualification de relations commerciales établies, dès lors qu'elle s'inscrit dans une volonté de continuité de celles-ci, démontrée par la persistance d'un flux régulier d'affaires. En effet, le flux d'affaires n'ayant jamais cessé depuis 2007 entre les parties, la société Entreprise X pouvait raisonnablement anticiper pour l'avenir une certaine continuité du flux d'affaires avec la société Specialized Europe BV.
Dans ces conditions, la relation commerciale entre les parties est établie depuis 2007.
Sur les fautes de la société Entreprise X
La société Specialized Europe BV a accordé au moment de la rupture à la société Entreprise X un préavis, de sorte qu'elle ne peut invoquer aujourd'hui ces fautes pour justifier la rupture de leur relation commerciale, ces fautes, à les supposer établies, ne pouvant revêtir dans ces conditions le caractère de gravité suffisante exigé par le texte visé supra.
Sur la brutalité de la rupture
Il ressort de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce que la brutalité de la rupture résulte de l'absence de préavis écrit ou de l'insuffisance de la durée de ce préavis au regard des relations commerciales antérieures. L'évaluation de la durée du préavis à accorder est fonction de toutes les circonstances de nature à influer son appréciation au moment de la notification de la rupture, notamment de l'ancienneté des relations, du volume d'affaires réalisé avec l'auteur de la rupture, du secteur concerné, de l'état de dépendance économique de la victime, des dépenses non récupérables dédiées à la relation et du temps nécessaire pour retrouver un partenaire sur le marché de rang équivalent.
Les produits de commercialisés la société Specialized Europe BV par la société Entreprise X étaient vendus sous la marque Specialized par celle-ci, de sorte qu'elle ne peut soutenir avoir commercialisé des produits sous marque de distributeur.
En outre, la société Entreprise X ne démontre ni être en état de dépendance économique ni, ensuite, l'impossibilité pour elle de trouver un produit équivalent sur le marché, alors qu'aucune clause d'exclusivité ne liait les parties.
Enfin, la société Entreprise X ne démontre pas quelle part avait la société Specialized Europe BV dans son chiffre d'affaires total.
Les dispositions contractuelles des années 2008 à 2012 quant à la durée du préavis sont inopérantes en l'espèce, s'agissant de déterminer si la rupture a été brutale au regard des dispositions du texte précité.
La société Entreprise X indique, sans apporter aucune pièce justificative comptable, que son chiffre d'affaires avec la société Specialized Europe BV était de 259 289 751 euros TTC en 2012/2013, de 531 580 euros TTC en 2013/2014, avec 296.773,42 euros d'achats et de 421.207 euros TTC en 2014/2015 avec 248 260,11 euros d'achats, alors que la société Specialized Europe BV communique les chiffres d'affaires HT, 232 241 euros en 2012, 275 641 euros en 2013 et 302 025 euros en 2014. Il y a donc lieu de prendre en compte les chiffres communiqués par la société Specialized Europe BV.
Eu égard à l'ensemble de ces éléments, seuls soumis à l'appréciation de la cour, de la durée de la relation commerciale établie de 7 années et demi au moment de la rupture et du temps nécessaire pour que la société Entreprise X puisse se réorganiser et redéployer son activité, il apparaît que le délai de préavis de deux mois et demi est suffisant.
En conséquence, il y a lieu de rejeter toutes les demandes formées par la société Entreprise X.
Le jugement doit donc être infirmé sur ce point en ce qu'il a condamné la société Specialized Europe BV à payer à la société Entreprise X la somme de 18 208 euros correspondant au préavis manquant.
Sur les comptes entre les parties
La société Specialized Europe BV explique que la société Entreprise X lui est redevable de la somme de 20 307,83 euros au titre des factures impayées.
La société Entreprise X ne s'explique pas sur ce point.
Si, en application des dispositions de l'article L. 110-3 du Code de commerce, la preuve est libre en matière commerciale, il n'en demeure pas moins que la seule production de factures est insuffisante pour justifier de l'obligation à paiement de la partie à laquelle on les oppose.
La société Specialized Europe BV communique le tableau des factures restées impayées par la société Entreprise X, en tenant compte des sommes déjà versées par celle-ci, ainsi que les factures et bon de livraisons signés par la société Entreprise X correspondant, de sorte qu'elle établit sa créance à l'égard de celle-ci.
Il y a donc lieu de confirmer le jugement sur ce point en ce qu'il a condamné la société Entreprise X à payer à la société Specialized Europe BV la somme de 20 307,83 euros au titre des factures impayées outre les intérêts et pénalités de retard dus en application des dispositions de l'article L. 441-6 du Code de commerce à compter du 25 janvier 2016.
Sur les dépens et l'application de l'article 700 du Code de procédure civile
Le sens du présent arrêt conduit à infirmer le jugement déféré sur le sort des dépens et des frais irrépétibles.
La société Entreprise X doit être condamnée aux dépens de première instance et d'appel, qui pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile, ainsi qu'à payer à la société Specialized Europe BV la somme de 11 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile.
Le sens du présent arrêt conduit à rejeter la demande par application de l'article 700 du Code de procédure civile formulée par la société Entreprise X.
Par ces motifs LA COUR, Infirme le jugement sauf en ce qu'il a condamné la société Entreprise X à payer à la société Specialized Europe BV la somme de 20 307,83 euros au titre des factures impayées outre les intérêts et pénalités de retard dus en application des dispositions de l'article L. 441-6 du Code de commerce à compter du 25 janvier 2016 ; Statuant à nouveau ; Déboute la société Entreprise X de l'ensemble de ses demandes au titre de la rupture brutale des relations commerciales établies ; Y ajoutant ; Condamne la société Entreprise X aux dépens de première instance et d'appel, qui pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile, ainsi qu'à payer à la société Specialized Europe BV la somme de 11 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile ; Rejette toute autre demande.