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Décisions

TA Paris, sect. 4 1re ch., 29 juillet 2019, n° 1710118-4-1

PARIS

Jugement

PARTIES

Demandeur :

Région Ile-de-France

Défendeur :

Bouygues Bâtiment Ile-de-France (SAS), Brézillon (SAS), SPIE SCGPM (SA), Bouygues (SA), SPIE Operations (SAS), Eiffage Construction (SAS), Dumez Construction (SAS), Gespace France (SA), Vinci Construction (SAS), CBC (SAS), Fougerolle (SAS), Nord France Boutonnat (SARL), SICRA-VCF of Rehabilities IDF (Sasu), SPGI (SARL), Nautin, Bonnaud, Durand, Jacquety, Boulay, Piaud, Bonnetain, Leleu, Massé, Pendaries, Sananès

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Heu

Rapporteur :

Mme Hamdi

Avocat général :

M. Rohmer

Conseiller :

M. Dubois

Avocats :

Mes Kneusé, Delabrière, Robillot, Mokhtar, Otto, Ventejou, Normand-Bodard, Vogel, Cholet, Lapp, Gaudemet, Delabrière, Greiner, Pantaloni, Roumens, Glaser, des Cars, Goossens, Kuperman, Bensimhon, Selnet, Cabanes

TA Paris n° 1710118-4-1

29 juillet 2019

LE TRIBUNAL : - Vu la procédure suivante :

Par une requête et un mémoire, enregistrés les 21 juin 2017, 19 avril 2018 et 11 juin 2019, la région Ile-de-France, représentée par Mes Robillot et Mokhtar, demande au tribunal :

1°) de condamner in solidum :

- la société par actions simplifiée (SAS) Bouygues Bâtiment Ile-de-France,

- la SAS Brézillon, venant aux droits de la société Entreprise de travaux publics André et Max Brézillon,

- la société anonyme (SA) SPIE SCGPM,

- la SA Bouygues,

- la SAS SPIE Operations, venant aux droits de la société SPIE SA,

- la SAS Eiffage Construction,

- la SAS Dumez Construction,

- la SA Gespace France,

- la SAS Vinci Construction,

- la SAS Compagnie Générale de Bâtiment et de Construction CBC,

- la SAS Fougerolle,

- la société à responsabilité limitée (SARL) Nord France Boutonnat,

- la société par actions simplifiée à associé unique (SASU) SICRA-VCF of Rehabilities IDF, venant aux droits de la Société Industrielle de Constructions Rapides (SICRA),

- la SARL Société de participations et de gestions immobilières - SPGI,

- M. Léon Nautin,

- M. Jacques Bonnaud,

- M. Jacques Durand,

- M. Xavier Jacquety,

- M. Bruno Boulay,

- Mme Danièle Piaud,

- M. Patrick Bonnetain,

- M. Patrick Leleu,

- M. François Massé,

- M. Gérard Pendaries,

- M. Gilbert Sananès

à lui verser la somme de 3 430 214,12 euros, assortie des intérêts au taux légal à compter du 7 juillet 1997, ainsi que la capitalisation de ces intérêts, en réparation du préjudice matériel qu'elle aurait subi du fait des ententes anticoncurrentielles nouées à l'occasion de la passation du lycée Jules Ferry et Georges Cormier situé à Coulommiers et résultant de la différence entre les termes du marché public effectivement conclu et ceux auxquels il aurait dû l'être dans des conditions normales de concurrence ;

2°) d'ordonner, si besoin, une expertise avant dire droit afin de déterminer le montant du préjudice qu'elle a subi ;

3°) de mettre à la charge in solidum de la SAS Bouygues Bâtiment Ile-de-France, la SAS Brézillon, la SA SPIE SCGPM, la SA Bouygues, la SAS SPIE Operations, la SAS Eiffage Construction, la SAS Dumez Construction, la SA Gespace France, la SAS Vinci Construction, la SAS Compagnie Générale de Bâtiment et de Construction CBC, la SAS Fougerolle, la SARL Nord France Boutonnat, la SASU SICRA, la SARL SPGI, ainsi que M. Léon Nautin, M. Jacques Bonnaud, M. Jacques Durand, M. Xavier Jacquety, M. Bruno Boulay, Mme Danièle Piaud, M. Patrick Bonnetain, M. Patrick Leleu, M. François Massé, M. Gérard Pendaries et M. Gilbert Sananès, la somme de 5 000 euros chacun au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

La région Ile-de-France soutient que :

- son action n'est pas prescrite ;

- elle est fondée à engager la responsabilité des défendeurs, dès lors qu'ils ont été sanctionnés, s'agissant des personnes physiques par la juridiction pénale et s'agissant des personnes morales par le Conseil de la concurrence pour des faits d'entente anticoncurrentielle ; le dommage qu'elle a subi est né de la conjonction des actions de chacune des parties défenderesses et de la réunion de leurs fautes ;

- elle a subi un préjudice réel en concluant des marchés à des conditions financières plus onéreuses que celles auxquelles elle aurait normalement dû souscrire dans des conditions normales de concurrence ;

- la production des pièces demandées n'est pas utile et serait difficile à brève échéance compte du volume que ces documents représentent.

Par des mémoires en défense, enregistrés les 18 janvier, 18 avril et 20 juillet 2018, la SAS Eiffage Construction, représentée par Mes Cholet et Selinsky, conclut au rejet de la requête et à la mise à la charge de la région Île-de-France de la somme de 20 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative. Elle demande au tribunal d'enjoindre à la région Ile-de-France de produire la délibération par laquelle a été décidé le lancement des appels d'offre et a été fixé le budget global et pour chacun des marchés litigieux :

- le plan de l'appel d'offres ;

- les spécifications techniques détaillées des lots ;

- le dossier de consultation des entreprises ;

- l'estimation de la maîtrise d'œuvre ;

- les dossiers de candidature et de remise des offres des entreprises avec toutes leurs annexes ;

- les rapports d'analyse des candidatures et des offres par la maîtrise d'œuvre ou éventuellement par les services juridiques et technique de la région et/ou par le mandataire ou l'assistant à la maîtrise d'ouvrage ;

- les rapports de la commission d'appel d'offres au premier et second tour en cas d'offre infructueuse ;

- l'avis d'information édicté pour le passage à des marchés négociés à la suite de l'appel d'offres infructueux ;

- l'estimation de la maîtrise d'œuvre au stade des négociations ;

- les rapports établis par les services juridiques et techniques de la région et/ou par les maîtres d'œuvre, mandataires ou assistants à la maîtrise d'ouvrage, dans le cadre des négociations et les éventuels comptes rendus de réunions de négociation ;

- les plannings d'exécution, opération par opération ;

- le décompte général définitif.

Elle soutient que :

A titre principal,

- l'action de la région Ile-de-France est prescrite ;

A titre subsidiaire,

- la requête est mal fondée ; le dommage invoqué n'a pas été causé uniquement par l'entente anticoncurrentielle mais de multiples fautes pénales réalisées également par des personnes non mises en cause et de la négligence de la région dans l'exercice de ses attributions ; la faute à l'origine du dommage n'est pas établie à son encontre en ce qui concerne l'ensemble des 88 marchés ; elle n'a pas participé à l'entente ; la réparation du dommage allégué imputable, d'une part, aux petites et moyennes entreprises ayant participé à l'entente et, d'autre part, aux élus et cadres de la région ne peut lui être demandée ;

- la région Ile-de-France, qui a maîtrisé le prix auquel les marchés ont été conclus, ne justifie d'aucun préjudice ;

- l'action de la région Ile-de-France méconnaît l'article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales, dès lors qu'elle ne dispose pas du même dossier et des mêmes pièces que la région et donc des mêmes moyens pour faire valoir sa défense.

Par des mémoires en défense, enregistrés les 27 février, 18 avril et 19 juillet 2018, la SAS Fougerolle, représentée par Me Pantaloni, conclut au rejet de la requête et à la mise à la charge de la région Ile-de-France de la somme de 10 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative. Elle demande également au tribunal d'enjoindre à la région Ile-de-France de produire l'intégralité du dossier pénal et pour chacun des marchés litigieux :

- l'avis d'appel public à la concurrence ;

- le règlement de la consultation ;

- le dossier de consultation des entreprises ;

- les budgets votés par le conseil régional au titre de la rénovation et la reconstruction du patrimoine immobilier scolaire ;

- l'estimation de la maîtrise d'œuvre ;

- le procès-verbal de la commission d'appel d'offres afférent à la sélection des candidatures ;

- l'analyse des candidatures par la maîtrise d'œuvre ;

- le procès-verbal de la commission d'appels d'offres afférent à l'examen des offres ;

- le rapport afférent aux éventuelles négociations ;

- l'acte d'engagement de l'entreprise attributaire ;

- le décompte général définitif ;

- les éventuelles décisions de justice afférentes au marché.

La SAS Fougerolle soutient que :

A titre principal,

- l'action de la région Ile-de-France est prescrite ;

A titre subsidiaire,

- la région Ile-de-France a elle-même mis en œuvre l'entente ; elle ne justifie d'aucun préjudice et sa demande d'expertise n'est pas fondée.

Par des mémoires en défense, enregistrés les 27 mars et 17 avril 2018, M. Gérard Pendaries, représenté dans le dernier état de ses écritures par Me Greiner, conclut au rejet de la requête et à la mise à la charge de la région Ile-de-France de la somme de 7 500 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative. Il demande également au tribunal d'enjoindre à la région Ile-de-France de produire :

- l'avis d'appel public à la concurrence ;

- le règlement de la consultation ;

- le dossier de consultation des entreprises ;

- les budgets votés par le conseil régional au titre de la rénovation et la reconstruction du patrimoine immobilier scolaire ;

- l'estimation de la maîtrise d'œuvre ;

- le procès-verbal de la commission d'appel d'offres afférent à la sélection des candidatures ;

- l'analyse des candidatures par la maîtrise d'œuvre ;

- le procès-verbal de la commission d'appels d'offres afférent à l'examen des offres ;

- le rapport afférent aux éventuelles négociations ;

- l'acte d'engagement de l'entreprise attributaire ;

- le décompte général définitif ;

- les éventuelles décisions de justice afférentes au marché.

M. Pendaries soutient que :

A titre principal,

- la créance de la région Ile-de-France est prescrite ;

A titre subsidiaire,

- la région Ile-de-France, qui a initié et organisé l'entente anticoncurrentielle, a commis une faute qui est de nature à l'exonérer de sa responsabilité ;

- la région Ile-de-France ne justifie d'aucun préjudice indemnisable.

Par des mémoires en défense, enregistrés les 11 avril 2018 et 6 juin 2019, la société de participations et de gestions immobilières-SPGI, représentée par Mes Glaser et Yvonnet conclut au rejet de la requête et à la mise à la charge de la région Ile-de-France de la somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative.

La société SPGI soutient que :

- à titre principal, la requête est irrecevable, dès lors que le contentieux n'est pas lié ; les conclusions indemnitaires sont mal dirigées dès lors que les marchés d'assistance à maîtrise d'ouvrage conclues par la société Patrimoine Ingénierie SA avec la région Ile-de-France ne lui ont pas été transférés, malgré la fusion-absorption réalisée le 29 juillet 1995, faute d'autorisation préalable accordée par la région pour un tel transfert ; ces marchés ont été repris par la société anonyme Patrimoine Ingénierie France par un avenant conclu avec la région le 29 novembre 1995 ;

- à titre subsidiaire, l'action de la région Ile-de-France est prescrite et mal fondée, dès lors qu'elle n'a commis aucun fait de nature à engager sa responsabilité et la région ne justifie d'aucun préjudice.

Par un mémoire en défense, enregistré le 17 avril 2018, la SAS SPIE Operations, anciennement dénommée SPIE SA, représentée par Me Normand-Bodard, conclut, à titre principal, à sa mise hors de cause et, à titre subsidiaire, au rejet de la requête et à la mise à la charge de la région Ile-de-France de la somme de 10 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative.

La société SPIE Operations soutient que :

- à titre principal, la requête de la région Ile-de-France est mal dirigée, dès lors qu'elle ne se trouve pas aux droits des sociétés SPIE Construction et SPIE Citra ; c'est la société SPIE Batignolles qui est aux droits de ces deux sociétés ;

- à titre subsidiaire, elle s'associe aux moyens développés par les autres défendeurs.

Par un mémoire en défense, enregistré le 17 avril 2018, les SAS Vinci Construction et Dumez Construction (venant aux droits de la société Campenon Bernard, de la société GTM Bâtiment et Travaux publics et de la société Dumez Ile-de-France) représentées par Me Lapp, concluent au rejet de la requête et à la mise à la charge de la région Île-de-France de la somme de 10 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative.

Elles soutiennent que :

A titre principal,

- la requête est irrecevable faute de liaison du contentieux en méconnaissance de l'article R. 421-1 du Code de justice administrative ; l'application différenciée de l'obligation de décision préalable romprait l'égalité entre l'administration et les personnes privées et violerait le principe d'égalité d'accès à la justice et l'égalité des armes protégés par les articles 14 et 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales ;

- l'action de la région Ile-de-France est prescrite ; en modifiant le point de départ du délai de prescription de son action selon le juge qu'elle se choisit, la région Ile-de-France viole le principe dit de l'estoppel, principe selon lequel une partie ne saurait se contredire au détriment d'une autre partie ; la région ne peut se prévaloir d'une interruption de prescription dès lors que les assignations devant le juge judiciaire n'ont pas été faites de bonne foi et sont constitutives d'un détournement de procédure ;

A titre subsidiaire,

- par sa requête, la région se contente de diviser artificiellement son action, sans distinguer les intervenants à l'encontre de qui elle dirige sa demande et leur rôle, ni communiquer aucun élément nécessaire à la détermination de son préjudice ; la région ne met ni les défendeurs en mesure de pouvoir préparer utilement leur défense, ni le tribunal en mesure d'appréhender l'affaire ;

- la région ne peut se prévaloir de fautes commises à leur encontre ; en effet, MM. Jacquety, Durand, Bonnaud et Boulay n'ont été condamnés que pour certains marchés spécifiques ; la société Campenon Bernard, aux droits de laquelle vient la société Vinci Construction, a été mise hors de cause par la cour d'appel le 3 juillet 2008 ; le marché des lycées Jules Ferry et Georges Cornier n'a pas été attribué à une société aux droits de laquelle vient la société Dumez Construction, aucune faute ne saurait lui être imputée ;

- la région ne justifie d'aucun préjudice, ni le lien de causalité entre les ententes et l'existence d'un préjudice ; la région, initiatrice et animatrice de l'entente, a en connaissance de cause accepté les prix proposés à l'issue des négociations ; la région a accepté le paiement des annuités alors qu'elle avait connaissance de l'entente ; la région a participé à la réalisation de son propre dommage.

Par un mémoire en défense, enregistré le 17 avril 2018, M. Gilbert Sananès, représenté par Mes Cabanes et Kneusé, conclut, à titre principal, au rejet de la requête et à la mise à la charge de la région Ile-de-France de la somme de 1 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative. Il demande également au tribunal, à titre subsidiaire, d'enjoindre à la région Ile-de-France de produire :

- l'évaluation préalable opérée par la région Ile-de-France afin de comparer les différentes procédures de mise en concurrence envisageables et la ou les décision(s) de la région optant pour le marché d'entreprise de travaux publics (METP) ;

- le dossier de consultation ;

- l'évaluation prévisionnelle du marché ;

- le rapport d'analyse des offres ;

- les procès-verbaux de la commission d'appel d'offres ;

- les échanges avec les candidats en cours de consultation ;

- l'acte d'engagement du marché ;

- les avenants et transactions éventuelles survenues en cours d'exécution du marché ;

- le décompte général et définitif du marché.

Il soutient que :

A titre principal,

- l'action de la région Ile-de-France est prescrite ;

A titre subsidiaire,

- la région Ile-de-France a participé à la réalisation de son préjudice en organisant elle-même l'entente anticoncurrentielle ;

- la région Ile-de-France ne démontre l'existence d'aucun préjudice ;

- il n'a tiré aucun profit de l'entente reprochée ; l'éventuel surprix n'a été versé ni au crédit de la SA Patrimoine Ingénierie ni a fortiori au sien.

Par un mémoire en défense, enregistré le 17 avril 2018, la SA SPIE Batignolles Ile-de-France, anciennement dénommée SPIE SCGPM, représentée par Me Normand-Bodard, conclut au rejet de la requête et à la mise à la charge de la région Ile-de-France de la somme de 10 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative et s'associe aux conclusions tendant à ce qu'il soit ordonné la production de pièces présentées par les sociétés Eiffage Construction et Fougerolle.

La société SPIE Batignolles Ile-de-France soutient que :

- à titre principal, l'action de la région Ile-de-France est prescrite ;

- à titre subsidiaire, la région ne justifie pas, en se prévalant de la décision du Conseil de la concurrence, de l'existence d'une faute qu'elle aurait commise ; elle ne justifie pas davantage de l'existence d'un préjudice réel et certain tant dans son principe que dans son quantum ; 27 des METP, qui n'ont pas été exclus de la base de calcul du préjudice, ont été attribués par la région à des petites et moyennes entreprises indépendantes qui n'ont fait l'objet d'aucune poursuite ; le comportement fautif de la région, qui a eu une action déterminante dans les pratiques litigieuses en créant le cadre d'une répartition organisée des marchés et en faisant pression sur les entreprises à l'aide de son mandataire, est exonératoire de responsabilité ; la mesure d'expertise sollicitée par la région ne peut avoir pour effet de suppléer sa carence à apporter la preuve de son préjudice.

Par un mémoire en défense, enregistré le 17 avril 2018, M. François Massé, représenté par Me Selnet, conclut au rejet de la requête et à la mise à la charge de la région Ile-de-France de la somme de 10 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative.

Il soutient que :

- l'action de la région Ile-de-France est prescrite ;

- l'action de la région Ile-de-France est irrecevable par l'effet de l'autorité de la chose jugée, dès lors qu'elle s'est désistée de sa demande de réparation au titre du préjudice matériel devant le juge pénal ; la requête est présentée en violation de la règle " una via electa non datur recursus ad alteram ", de son obligation de concentration des moyens et enfin du principe " non bis in idem ", dès lors qu'il a été jugé définitivement par les juridictions pénales au titre notamment de l'action indemnitaire de la région ;

- la région Ile-de-France est à l'origine de l'entente anticoncurrentielle et n'a mis en œuvre aucune mesure propre à faire cesser son dommage ;

- la région ne rapporte pas la preuve d'un préjudice ;

- il s'associe aux moyens développés par les sociétés Eiffage Construction et Fougerolle.

Par des mémoires en défense, enregistrés les 18 avril et 23 juillet 2018, la SA Bouygues, représentée par Mes Vogel et de Abreu, conclut au rejet de la requête et à la mise à la charge de la région Ile-de-France de la somme de 15 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative et, à titre subsidiaire, d'ordonner à la région Ile-de-France de produire l'ensemble des documents qu'elle détient sur le déroulement de la procédure d'appel d'offres et l'exécution des marchés d'entreprise de travaux publics (METP) de réhabilitation de lycées et notamment :

- les dossiers de consultation,

- les procès-verbaux d'ouverture des prix,

- les estimations de la région,

- les offres déposées par les candidats,

- les rapports d'analyse des offres,

- les actes ou rapports détaillant les éventuelles négociations menées par la région,

- les actes mentionnant le choix de l'attributaire et les motifs des choix,

- les avenants au marché,

- les éventuelles décisions de justice afférentes au marché.

Elle soutient que :

A titre principal,

- l'action de la région Ile-de-France est prescrite ;

- la requête porte atteinte au droit à un procès équitable et au principe de l'égalité des armes protégés par l'article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales ;

A titre subsidiaire,

- l'action la région Ile-de-France est mal fondée ; le comportement fautif de la région, qui a elle-même faussé la concurrence, a été déterminant dans la réalisation du dommage allégué ;

- la région Ile-de-France n'établit aucun préjudice ; elle ne peut demander à chaque coauteur que la réparation de la fraction du dommage correspondant à la part de responsabilité personnellement encourue par chacun d'eux ;

- la demande d'expertise n'est pas fondée ;

- la région Ile-de-France n'est pas fondée à demander le paiement d'intérêts de retard compte tenu de son inertie et de ses errements de stratégie procédurale.

Par des mémoires en défense, enregistrés les 18 avril et 18 juillet 2018, la SA Bouygues Bâtiment Ile-de-France, venant aux droits de la société Olin, et la SA Brézillon, venant aux droits de la société Entreprise de Travaux publics André et Max Brézillon, représentées par Me Otto, concluent au rejet de la requête et à la mise à la charge de la région Ile-de-France de la somme de 10 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative et s'associent aux conclusions tendant à ce qu'il soit ordonné la production de pièces présentées par les sociétés Eiffage Construction et Fougerolle et par M. Pendaries.

Elles soutiennent que :

A titre principal,

- l'action de la région Ile-de-France est prescrite ; la prescription fixée par l'arrêt de la cour d'appel de Paris au 9 octobre 1996 s'impose au juge administratif ; la région était au courant de l'entente dès le 17 septembre 1991, date de remise des candidatures pour le marché du lycée Jules Ferry et Georges Cormier ;

A titre subsidiaire,

- la région Ile-de-France ne rapporte pas la preuve que les conditions nécessaires à l'engagement de leur responsabilité sont réunies et notamment la preuve d'une faute imputable aux personnes dont elle entend engager la responsabilité et ne justifie pas du lien de causalité entre les fautes reprochées et le surcoût qu'elle prétend avoir supporté ; elles n'ont remis aucune offre pour le marché litigieux ;

- il n'appartient pas au tribunal de suppléer la carence de la région Ile-de-France en désignant un expert.

Par un mémoire en défense, enregistré le 18 avril 2018, M. Jacques Bonnaud, M. Jacques Durand, M. Bruno Boulay et M. Xavier Jacquety, représentés par Me Goossens, concluent au rejet de la requête et à la mise à la mise à la charge de la région Ile-de-France de la somme de 10 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative et s'associent aux conclusions tendant à ce qu'il soit ordonné la production de pièces présentées par les sociétés Eiffage Construction et Fougerolles et par M. Pendaries.

Ils soutiennent que :

A titre principal,

- la requête est irrecevable faute de demande indemnitaire préalable conformément à l'article R. 421-1 du Code de justice administrative ; l'application différenciée de l'obligation de décision préalable romprait l'égalité entre l'administration et les personnes privées et violerait les principes d'égalité d'accès à la justice et l'égalité des armes protégés par les articles 14 et 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales ;

- l'action de la région Ile-de-France est prescrite ; en modifiant le point de départ du délai de prescription de son action selon le juge qu'elle se choisit, la région Ile-de-France viole le principe dit de l'estoppel, principe selon lequel une partie ne saurait se contredire au détriment d'une autre partie ; la région ne peut se prévaloir d'une interruption de prescription dès lors que les assignations devant le juge judiciaire n'ont pas été faites de bonne foi et sont constitutives d'un détournement de procédure ;

A titre subsidiaire,

- par sa requête, la région se contente de diviser artificiellement son action, sans distinguer les intervenants à l'encontre de qui elle dirige sa demande et leur rôle, ni communiquer aucun élément nécessaire à la détermination de son préjudice ; la région ne met pas les défendeurs en mesure de pouvoir préparer utilement leur défense et n'est pas fondée à réclamer une expertise pour pallier sa carence dans l'administration de la preuve ;

- la région ne peut se prévaloir de fautes commises à son encontre ; M. Boulay n'a pas été condamné pour le marché en cause ; la région ne rapporte pas la preuve de l'existence de fautes personnelles qui seraient imputables à chacun des défendeurs ;

- la région ne justifie d'aucun préjudice, ni le lien de causalité entre les ententes et l'existence d'un préjudice ; la région, initiatrice et animatrice de l'entente, a en connaissance de cause accepté les prix proposés à l'issue des négociations ; la région a accepté le paiement des annuités alors qu'elle avait connaissance de l'entente ; la région a participé à la réalisation de son propre dommage.

Par un mémoire en défense, enregistré le 19 avril 2018, la SAS Compagnie Générale de Bâtiment et de Construction (CBC) et M. Patrick Bonnetain, représentés par Me Delabrière, concluent au rejet de la requête et à la mise à la charge de la région Ile-de-France de la somme de 50 000 euros, pour chacun, au titre de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative.

Ils soutiennent que :

- l'action de la région Ile-de-France est prescrite ;

- la requête de la région Ile-de-France a été présentée en violation des principes d'égalité des armes et du contradictoire, dès lors qu'elle n'a pas versé au débat les éléments permettant de débattre contradictoirement de sa demande ;

- la région Ile-de-France ne justifie d'aucun préjudice ;

- la région Ile-de-France a participé à la réalisation du préjudice qu'elle allègue, dès lors qu'elle a initié et organisé l'entente anticoncurrentielle.

Par des mémoires en défense, enregistrés les 19 avril et 24 juillet 2018, la SA Gespace France, représentée par Mes Gaudemet et Dizier, conclut au rejet de la requête et à la mise à la mise à la charge de la région Ile-de-France de la somme de 10 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative, ainsi que les éventuels frais d'expertise.

Elle soutient que :

- la requête est irrecevable faute pour la région Ile-de-France de justifier d'un intérêt légitime à agir, dès lors qu'elle est à l'origine de la situation irrégulière dont elle sollicite la réparation ;

- l'action de la région Ile-de-France est prescrite ;

- la région Ile-de-France ne justifie d'aucune faute individuelle seule susceptible d'engager sa responsabilité, d'aucun préjudice et d'aucun lien de causalité avec le préjudice allégué ;

- compte tenu de la gravité de la faute de la région dans la réalisation de son dommage, elle ne peut se prévaloir d'aucun droit à réparation.

Par un mémoire en défense, enregistré le 19 avril 2018, la SASU VCF of Rehabilities IDF, venant aux droits de la Société Industrielle de Constructions Rapides (SICRA), représentée par Me Roumens, conclut au rejet de la requête et à la mise à la charge de la région Île-de-France de la somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative.

La SASU VCF of Rehabilities IDF soutient que :

A titre principal,

- l'action de la région Ile-de-France est prescrite ;

A titre subsidiaire,

- la requête porte atteinte aux principes de sécurité juridique, de concentration des moyens et du droit à être jugé dans un délai raisonnable.

- la requête est mal dirigée en ce qui concerne les onze personnes physiques, qui ne peuvent répondre de leurs actes que devant la juridiction correctionnelle ;

- la région Ile-de-France a elle-même commis des fautes en initiant et organisant, soit directement soit par l'intermédiaire de ses mandataires, l'ensemble du système d'entente ;

- le lien de causalité entre les fautes qu'aurait commises la société SICRA et le préjudice allégué n'est pas établi ; les fautes commises par les défendeurs, en acceptant le système d'entente, n'ont pas eu d'incidence sur les prix, dès lors que la région, parfaitement informée, a accepté en toute connaissance les prix ;

- la région ne fournit aucun élément sérieux pour établir son préjudice ni pour réaliser une expertise.

Par un mémoire en défense, enregistré le 19 avril 2018, la SARL Nord France Boutonnat (NFB), représentée par Me Delabrière, conclut au rejet de la requête et à la mise à la mise à la charge de la région Ile-de-France de la somme de 50 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative.

Elle soutient que :

- l'action de la région Ile-de-France est prescrite ;

- la région Ile-de-France méconnaît les principes de l'égalité des armes et du contradictoire protégés par l'article 6-1 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales, dès lors qu'elle ne la met pas en mesure de préparer sa cause, ni de disposer des éléments de preuve, ni de répondre à ses arguments ;

- il appartient à la région Ile-de-France de verser au débat les éléments nécessaires à l'appréciation du tribunal ;

- la région Ile-de-France ne justifie d'aucun préjudice ; la région est à l'origine du système qui a permis l'entente.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- la directive 2014/104/UE du 26 novembre 2014 ;

- le Code civil ;

- le Code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme Hamdi,

- les conclusions M. Rohmer, rapporteur public,

- les observations de Mes Robillot et Mokhtar, représentant la région Ile-de-France,

- les observations de Me Otto, représentant les SA Bouygues Bâtiment Ile-de-France et la SA Brézillon,

- les observations de Me Ventejou, se substituant à Me Normand-Bodard, représentant la SA SPIE Batignolles Ile-de-France et la SAS SPIE Operations,

- les observations de Me Vogel, représentant la SA Bouygues,

- les observations de Me Cholet, représentant la SAS Eiffage Construction,

- les observations de Me Lapp, représentant la SAS Vinci Construction et la SAS Dumez Construction,

- les observations de Me Gaudemet, représentant la SA Gespace France,

- les observations de Me Delabrière, représentant la SAS Compagnie Générale de Bâtiment et de Construction (CBC), M. Patrick Bonnetain et la SARL Nord France Boutonnat,

- les observations de Me Greiner, représentant M. Pendaries et se substituant à Me Pantaloni, représentant la SAS Fougerolle,

- les observations de Me Roumens, représentant la SASU VCF of Rehabilities IDF,

- les observations de Me Glaser, représentant la société de participations et de gestions immobilières-SPGI,

- les observations de Me des Cars, se substituant à Me Goossens, représentant MM. Bonnaud, Durand, Boulay et Jacquety,

- les observations de Me Kuperman, représentant M. Leleu,

- les observations de Me Bensimhon, représentant Mme Piaud,

- les observations de Me Selnet, représentant M. Massé,

- les observations de Me Cabanes, représentant M. Sananès.

Une note en délibéré, présentée pour la région Ile-de-France, a été enregistrée le 8 juillet 2019.

Considérant ce qui suit :

1. A la suite de la loi de décentralisation du 22 janvier 1983, modifiée par la loi du 25 janvier 1985 transférant aux régions la gestion, l'entretien et la construction des lycées, le conseil régional d'Ile-de-France (CRIF) a, dès le 1er janvier 1986, lancé un vaste programme de rénovation et de reconstruction de son patrimoine immobilier scolaire et conclu, pour ce faire, entre 1988 et 1997, 241 marchés publics (dont 101 marchés de travaux publics, 59 marchés de conception-rénovation et 81 marchés de grosses réparations) pour un coût global de 23,3 milliards de francs. Informé de faits pouvant être qualifiés pénalement de favoritisme et d'ententes anticoncurrentielles commis à l'occasion de la passation de ces marchés, le procureur de la République de Paris a ordonné, le 11 décembre 1996, une enquête préliminaire, à la suite de laquelle une information judiciaire a été ouverte le 3 juin 1997. Aux termes de l'ordonnance de renvoi du juge d'instruction du 11 février 2004, il a été reproché aux responsables des entreprises de travaux publics attributaires des marchés, aux représentants du conseil régional d'Ile-de-France, maître d'ouvrage, aux trésoriers et mandataires des principaux partis politiques siégeant au conseil régional d'Ile-de-France, ainsi qu'à des élus et personnalités politiques, d'avoir participé à un dispositif frauduleux de grande ampleur, conçu dès 1987, consistant, pour l'exécutif régional et ses représentants, à favoriser l'entente entre les entreprises filiales des grands groupes de travaux publics en vue d'une répartition " équitable " entre elles des marchés des lycées d'Ile-de-France, et à exiger, en contrepartie, des entreprises qu'elles financent les partis politiques représentés au conseil régional (et dont les membres siégeaient notamment à la commission d'appel d'offres), par le partage d'un pourcentage de 2 % prélevé sur le montant hors taxe des marchés passés avec le conseil régional d'Ile-de-France.

2. Par un arrêt du 27 février 2007, devenu définitif, la cour d'appel de Paris a confirmé la condamnation prononcée par le tribunal correctionnel de Paris, par un jugement du 26 octobre 2005, de plusieurs préposés d'entreprises attributaires des marchés, dont M. Bonnaud, en sa qualité de directeur général adjoint de la société GTM, M. Bonnetain, en sa qualité de directeur général de la société CBC Ile-de-France, M. Boulay, directeur général de la société Dumez IDF, M. Durand, directeur commercial de la société GTM, M. Jacquety, en sa qualité de directeur d'agence de la société GTM, M. Leleu, en sa qualité de directeur général de la société Bouygues Bâtiment, M. Massé, en sa qualité de directeur régional de la société Fougerolle, M. Nautin, en sa qualité de directeur commercial de la société Nord France, M. Pendaries, en sa qualité de directeur commercial régional et de directeur d'agence de la société SAEP, Mme Piaud en sa qualité de directrice commerciale de la société SCGPM/SPIE et M. Sananès, en sa qualité de directeur général de la société Patrimoine Ingénierie, ainsi que quelques élus et personnalités politiques, dont le président du conseil régional d'Ile-de-France, tous reconnus coupables notamment de participation personnelle et déterminante à une entente anticoncurrentielle sur les marchés d'entreprise de travaux publics et condamné les intéressés à verser à la région Ile-de-France, partie civile, la somme de 100 000 euros à titre de réparation de son préjudice moral.

3. Parallèlement à la procédure pénale, le Conseil de la concurrence, devenu l'Autorité de la concurrence, qui s'était saisi d'office le 11 juillet 1996, de faits portant sur 90 marchés d'entreprise de travaux publics (METP), qui avaient été simultanément instruits par le juge d'instruction, lequel lui avait transmis des éléments du dossier, a sanctionné, par une décision du 9 mai 2007, confirmée par la cour d'appel de Paris par un arrêt du 3 juillet 2008, devenu définitif, le système d'entente générale mis en place par les entreprises attributaires des marchés en cause, permettant la répartition des marchés entre elles et le financement des partis politiques dont le système avait été mis en place à cette occasion, retenant l'implication personnelle, pour l'attribution de ces marchés, en violation de l'article L. 420-1 du Code de commerce, des sociétés Bouygues SA, Bouygues Bâtiments Ile-de-France SA, Gespace France SA, Entreprise de Travaux publics André et Max Brézillon, Compagnie Générale de Bâtiment et de Construction (CBC) SA, Société Industrielle de Constructions Rapides (SICRA) SNC, Fougerolle SAS, Dumez Construction SNC, Spie-SCGPM, Vinci Construction, Eiffage Construction, Spie SA anciennement Amec SA, Nord France Boutonnat SARL et SPGI et a infligé à chacune d'elle des sanctions pécuniaires, à l'exception des sociétés Dumez Construction SNC et SPGI.

4. Par exploits d'huissier en date des 7, 8, 9, 10, 13, 14 et 15 octobre 2008, la région Ile-de-France a engagé une action, en référé-provision, en vue d'obtenir réparation de son préjudice matériel, contre la SAS Bouygues Bâtiment Ile-de-France, la SAS Brezillon, la SA SPIE SCGPM, la SA Bouygues, la SAS SPIE Operations, la SAS Eiffage Construction, la SAS Dumez Construction, la SA Gespace France, la SAS Vinci Construction, la SAS Compagnie Générale de Bâtiment et de Construction CBC, la SAS Fougerolle, la SARL Nord France Boutonnat, la SASU SICRA, la SARL SPGI, ainsi que M. Léon Nautin, M. Jacques Bonnaud, M. Jacques Durand, M. Xavier Jacquety, M. Bruno Boulay, Mme Danièle Piaud, M. Patrick Bonnetain, M. Patrick Leleu, M. François Massé, M. Gérard Pendaries et M. Gilbert Sananès, qui a été rejetée par un jugement du juge des référés auprès du tribunal de grande instance de Paris en date du 15 janvier 2009. La région a ensuite saisi le tribunal de grande instance de Paris, par assignations délivrées les 9, 10, 11, 17, 18 et 22 février 2010, d'une demande tendant à la condamnation des mêmes défendeurs à lui verser in solidum, dans le dernier état de ses écritures, la somme de 232 134 173,40 euros outre les intérêts au taux légal à compter du 7 juillet 1997, en réparation du même préjudice que lui auraient causé les ententes illicites nouées à l'occasion du programme de rénovation des lycées. Par un jugement du 17 décembre 2013, le tribunal de grande instance de Paris a déclaré prescrite l'action en indemnisation formée par la région et a déclaré irrecevables ses demandes en indemnisation formées contre l'ensemble des défendeurs. Par un arrêt du 24 juin 2015, la cour d'appel de Paris, saisie par la région, a rejeté le déclinatoire de compétence formée devant elle par le préfet de la région Ile-de-France, préfet de Paris, par un arrêté du 6 octobre 2014 et s'est déclarée compétente pour connaître du litige. Par une décision du 16 novembre 2015, le Tribunal des conflits a confirmé l'arrêté de conflit élevé par le préfet, par un arrêté du 8 juillet 2015, et déclaré nuls et non avenus la procédure engagée par la région devant le tribunal de grande instance, le jugement de cette juridiction du 17 décembre 2013, de même que la procédure engagée devant la cour d'appel de Paris et l'arrêt de cette cour du 24 juin 2015. Par la présente requête, la région Ile-de-France demande la condamnation in solidum des mêmes défendeurs à lui verser la somme de 3 430 214,12 euros, assortie des intérêts au taux légal à compter du 7 juillet 1997, ainsi que la capitalisation de ces intérêts, en réparation du préjudice matériel que lui auraient causé les ententes illicites nouées par les défendeurs à l'occasion de la passation du marché de rénovation du lycée Jules Ferry et Georges Cormier situé à Coulommiers.

Sur la prescription :

5. Aux termes de l'article 2270-1 du Code civil, en vigueur jusqu'au 19 juin 2008 : " Les actions en responsabilité civile extracontractuelle se prescrivent par dix ans à compter de la manifestation du dommage ou de son aggravation ". Aux termes de l'article 2244 du Code civil, en vigueur jusqu'au 19 juin 2008 : " Une citation en justice, même en référé, un commandement ou une saisie, signifiés à celui qu'on veut empêcher de prescrire, interrompent la prescription ainsi que les délais pour agir ". Selon l'article 2246 du Code civil, dans sa version en vigueur jusqu'au 19 juin 2008 : " La citation en justice, donnée même devant un juge incompétent, interrompt la prescription ". L'effet interruptif de la prescription résultant d'une action en justice se prolonge jusqu'à ce qu'une décision mette définitivement fin à l'instance.

6. Il résulte de l'instruction, et notamment de l'arrêt rendu par la cour d'appel de Paris le 27 février 2007, que des irrégularités susceptibles de recevoir une qualification pénale, commises à l'occasion de la passation des marchés litigieux, ont été portées à la connaissance du procureur de la République par des courriers des 9 octobre et 4 novembre 1996 par trois élus du conseil régional d'Ile-de-France, appartenant au mouvement politique " les Verts ". A ces courriers était jointe une note rédigée le 11 mars 1996 par la vice-présidente du conseil régional d'Ile-de-France et présidente de la commission des marchés depuis le mois de novembre 1994 à l'attention du président de la région, dans laquelle l'intéressée dénonçait la situation de quasi monopole de la société Patrimoine Ingénierie, dirigée par M. Sananès, sur les marchés d'assistance à maîtrise d'ouvrage (AMO) et les recommandations, voire les pressions, dont elle avait été l'objet de la part de certains membres de la région pour que les marchés d'AMO soient attribués à ce bureau d'études. Cette société a été attributaire de 170 des 214 marchés d'AMO conclus par la région entre 1988 et 1995, pour un montant de 320 millions de francs. Le commissaire du gouvernement près la chambre régionale des comptes d'Ile-de-France avait lui-même, par des lettres des 17 décembre 1996 et 11 avril 1997, également informé le procureur de la République des faits pouvant être qualifiés pénalement de favoritisme et d'ententes anticoncurrentielles révélés à l'occasion de l'examen des dépenses d'investissement engagées par la région Ile-de-France entre 1990 et 1995, pour la construction ou la rénovation de ses lycées. L'enquête préliminaire ordonnée le 11 décembre 1996, par le procureur de la République, ayant confirmé les suspicions d'entente et de favoritisme, une information judiciaire a été ouverte le 3 juin 1997, notamment des chefs de favoritisme, entente et recel.

7. Compte tenu des éléments ainsi rappelés et étant précisé que l'entente a cessé à la fin du premier semestre 1996, la région Ile-de-France, alors même qu'elle ne s'est constituée partie civile que le 7 juillet 1997, dans le cadre de l'information judiciaire et que la décision définitive rendue dans le cadre de la procédure devant le Conseil de la concurrence, qui s'était saisi d'office, par une décision du 11 juillet 1996, n'a été rendue que le 3 juillet 2008, ne peut être raisonnablement regardée comme ayant pu ignorer ni les comportements constituant l'entente anticoncurrentielle dont elle demande l'indemnisation, ni le fait que cette infraction lui a causé un préjudice, ni l'identité des personnes morales et physiques ayant participé à cette entente à compter du 9 octobre 1996, date qui a été retenue par la cour d'appel de Paris dans son arrêt définitif du 27 février 2007, comme la date à laquelle les faits d'entente anticoncurrentielle ont été révélés et que la requérante a, au demeurant, elle-même retenue comme point de départ de la prescription dans son assignation des défendeurs devant le tribunal de grande instance les 9, 10, 11, 17, 18 et 22 février 2010.

8. D'une part, si à l'occasion de sa constitution de partie civile le 7 juillet 1997 dans l'instance pénale engagée contre les défendeurs personnes physiques, la région Ile-de-France a envisagé de demander la réparation de son préjudice matériel, il résulte de l'instruction, et notamment de ses conclusions présentées devant le tribunal correctionnel versées au débat, qu'elle s'est désistée de cette demande, préférant la présenter ultérieurement devant la juridiction civile. Un tel désistement, qui n'était ainsi pas motivé par l'incompétence du tribunal saisi, a eu pour effet de priver cette demande d'effet interruptif. En outre, la demande présentée par la région devant le même tribunal en réparation de son préjudice moral, ayant un objet distinct de celle tendant à la réparation de son préjudice matériel présenté dans la présente instance, ne peut avoir eu pour effet d'interrompre le délai de prescription. D'autre part, ne peuvent davantage avoir un tel effet interruptif ni l'action engagée par la région Ile-de-France, devant le juge des référés près le tribunal de grande instance de Paris, par exploits d'huissier les 7, 8, 9, 10, 13, 14 et 15 octobre 2008, dates auxquelles le délai de prescription de dix ans était expiré, ni, à plus forte raison, les assignations délivrées les 9, 10, 11, 17, 18 et 22 février 2010 par lesquelles la région a saisi le tribunal de grande instance pour obtenir la condamnation in solidum des défendeurs à réparer le préjudice subi du fait de l'entente illicite nouée à l'occasion du programme de rénovation des lycées. Enfin, ni la saisine ni la procédure suivie devant le Conseil de la concurrence, qui ne peut être considérée comme une action en justice au sens de l'article 2244 du Code civil, dans sa version en vigueur jusqu'au 19 juin 2008, ne peuvent davantage être regardées comme ayant eu un tel effet. Par suite, les défendeurs, personnes physiques et personnes morales, sont fondés à soutenir qu'à la date à laquelle la région Ile-de-France a saisi le présent tribunal, son action était prescrite.

9. Il résulte de ce qui précède, sans qu'il soit besoin ni d'examiner la recevabilité de la requête, ni d'ordonner l'expertise sollicitée par la requérante, ni d'ordonner à celle-ci de produire les différents documents réclamés par certains des défendeurs, que les conclusions présentées par la région Ile-de-France tendant à la condamnation des défendeurs à l'indemniser du préjudice matériel qu'elle estime avoir subi du fait de l'entente anticoncurrentielle à laquelle ils ont participé doivent être rejetées. Par voie de conséquence, les conclusions présentées par la région Ile-de-France sur le fondement de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative doivent également être rejetées.

10. Dans les circonstances de l'espèce, il n'y a pas lieu de faire droit aux conclusions de la SAS Eiffage Construction, la SAS Fougerolle, la société SPGI, la SASU VCF of Rehabilities IDF, la SAS Vinci Construction, la SAS Dumez Construction, la SAS SPIE Opérations, la SA SPIE Batignolles Ile-de-France, la SAS Compagnie Générale de Bâtiment et de Construction, la SA Bouygues, la SA Bouygues Bâtiment Ile-de-France, la SA Brézillon, la SA Gespace France, la SARL Nord France Boutonnat, M. Sananès, M. Massé, M. Bonnetain, M. Bonnaud, M. Durand, M. Boulay, M. Jacquety, Mme Piaud et M. Leleu, présentées sur le fondement de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative.

DECIDE :

Article 1er : La requête de la région Ile-de-France est rejetée.

Article 2 : Les conclusions présentées par la SAS Eiffage Construction, la SAS Fougerolle, la société SPGI, la SASU VCF of Rehabilities IDF, la SAS Vinci Construction, la SAS Dumez Construction, la SAS SPIE Opérations, la SA SPIE Batignolles Ile-de-France, la SAS Compagnie Générale de Bâtiment et de Construction, la SA Bouygues, la SA Bouygues Bâtiment Ile-de-France, la SA Brézillon, la SA Gespace France, la SARL Nord France Boutonnat, M. Sananès, M. Massé, M. Bonnetain, M. Bonnaud, M. Durand, M. Boulay, M. Jacquety, Mme Piaud et M. Leleu, présentées sur le fondement de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative, sont rejetées.

Article 3 : Le présent jugement sera notifié à la région Ile-de-France, à la SAS Eiffage Construction, à la SAS Fougerolle, à la société SPGI, à la SASU VCF of Rehabilities IDF, à la SAS Vinci Construction, à la SAS Dumez Construction, à la SAS SPIE Opérations, à la SA SPIE Batignolles Ile-de-France, à la SAS Compagnie Générale de Bâtiment et de Construction, à la SA Bouygues, à la SA Bouygues Bâtiment Ile-de-France, à la SA Brézillon, à la SA Gespace France, à la SARL Nord France Boutonnat, à M. Léon Nautin, à M. Jacques Bonnaud, à M. Jacques Durand, à M. Xavier Jacquety, à M. Bruno Boulay, à Mme Danièle Piaud, à M. Patrick Bonnetain, à M. Patrick Leleu, à M. François Massé, à M. Gérard Pendaries et à M. Gilbert Sananès.