CA Paris, Pôle 5 ch. 5, 12 septembre 2019, n° 17-00236
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Transports Coureau (SA), Coureau Transports Affrètements (SARL)
Défendeur :
Terrena (SCAC)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Birolleau
Avocats :
Mes Coudert, Pasquier, Dubreil
FAITS ET PROCÉDURE :
La société Transports Coureau et la société Coureau Transports Affrètements (ci-après société CTA) ont pour activité le transport routier de marchandises et l'organisation de ces transports par affrètements.
Elles entretiennent une relation d'affaires avec la société Terrena, coopérative agricole issue d'une fusion entre les coopératives Cana et Caval, pour laquelle elles effectuent des transports d'aliments (aliments pour animaux et céréales) et de carburant.
Par lettre du 30 mars 2010, la société Transports Coureau s'est plainte auprès de la société Terrena d'une réduction d'activité en volume et des tarifs pratiqués.
Par lettre recommandée avec demande d'avis de réception en date du 19 juillet 2012, les sociétés Coureau ont, par l'intermédiaire de leur conseil, dénoncé une rupture brutale des relations commerciales établies au sens de l'article L. 442-6-I, 5° du Code de commerce en raison de la réduction très importante du volume d'activité.
Aucun accord n'ayant pu intervenir entre les parties, les sociétés Transports Coureau et CTA, ont, par acte en date du 1er mars 2013, assigné la société Terrena devant le tribunal de commerce de Rennes, aux fins d'obtenir la réparation de leur préjudice au titre d'une rupture brutale des relations commerciales établies sur le fondement de l'article L. 442-6-I, 5° du Code de commerce.
Par jugement en date du 23 janvier 2014, le tribunal de commerce de Rennes s'est déclaré compétent. Un contredit a été formé à l'encontre de cette décision et a été rejeté par un arrêt de la cour d'appel de Paris en date du 9 octobre 2014.
Par jugement du 15 décembre 2016, le tribunal de commerce de Rennes a :
- débouté les demanderesses de l'ensemble de leurs demandes, fins et conclusions,
- condamné la société les Transports Coureau et la société CTA in solidum à payer à la société Terrena la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,
- condamné les sociétés les Transports Coureau et CTA aux entiers dépens,
- débouté les parties du surplus de leurs demandes.
Les sociétés Transports Coureau et CTA ont interjeté appel de cette décision le 29 décembre 2016.
Prétentions et moyens des parties :
Dans leurs dernières conclusions du 30 mars 2018, les sociétés Transports Coureau et CTA demandent à la cour de :
- réformer en toutes ses dispositions le jugement du tribunal de commerce de Rennes du 15 décembre 2016,
- condamner la société Terrena à payer à la société Transports Coureau la somme de 1 882 320,46 euros de dommages et intérêts pour rupture brutale de relations commerciales établies en application de l'article L. 442-6-I-5° du Code de commerce,
- condamner la société Terrena à payer à la société Couteau Transports Affrètements la somme de 1 145 859,98 euros à titre de dommages et intérêts pour rupture brutale de relations commerciales établies en application de l'article L. 442-6-I-5° du Code de commerce,
- dire et juger que les condamnations à intervenir porteront intérêt au taux légal à compter du 19 juillet 2012,
- ordonner la capitalisation des intérêts échus en application de l'article 1343-2 du Code civil,
- condamner la société Terrena à leur payer la somme de 8 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile,
- condamner la société Terrena aux entiers dépens.
A l'appui de leurs demandes, les sociétés Transports Coureau et CTA (ci-après les sociétés Coureau) invoquent les dispositions de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce. Elles prétendent que malgré le caractère civil de l'activité de la société Terrena, la relation d'affaires entretenue est néanmoins commerciale au sens des dispositions précitées dès lors qu'elle consiste en la fourniture d'un produit ou d'une prestation. Elles font valoir ensuite que la relation entre les parties présente un caractère stable depuis 44 ans. La société Transports Coureau, créée en 1991, explique avoir repris en location-gérance le fonds de commerce de l'entreprise individuelle Coureau Jean-Claude et que cette entreprise a développé une relation d'affaires avec la société coopérative agricole Cana à comter de 1965. Les sociétés appelantes ajoutent que la relation d'affaires s'est poursuivie à la suite de leur création en 1991 et qu'elle s'est maintenue avec la société Terrena après la fusion intervenue entre les coopératives Cana et Caval. Elle se prévalent d'une rupture brutale partielle des relations commerciales à compter de 2009 imputable à la société Terrena. Elles précisent en effet que la société intimée a réduit le volume d'activité confié de 51,2 % pour la société Transports Coureau entre 2009 et 2011 et de 33,9 % pour la société pour la société CTA sur la même période de sorte que leur chiffre d'affaires a subi une réduction importante et qu'elles ont finalement cessé toute activité en 2012. Elles démentent les allégations de la société Terrena qui explique la baisse du chiffre d'affaires par une uniformisation des tarifs à laquelle elles auraient consenti. Elles dénient encore les explications données par la société intimée qui prétend que la réduction du chiffre d'affaires est liée à une réduction de ses propres commandes. Elles relèvent à cet égard que le chiffre d'affaires de la société Terrena a augmenté entre 2009 et 2010. Elles ajoutent qu'à supposer démontrées les difficultés économiques de la société Terrena, elles ne concernaient que la filière porcine. Or elles relèvent que cette filière ne constituait qu'une fraction des prestations de transport confiées et que la baisse d'activité a concerné toutes les prestations. Elles affirment en outre que la société Terrena a poursuivi son activité de manière habituelle avec d'autres transporteurs concurrents. Elles démentent tout refus de leur part de desservir des sites autres que le site d'Ancenis. Elles affirment enfin que les difficultés économiques alléguées ne constituaient en tout état de cause nullement un cas de force majeure dispensant la société Terrena du respect d'un préavis.
Les sociétés appelantes soutiennent, qu'au vu de l'ancienneté des relations, des investissements spécifiques engagés pour le transport d'aliments en vrac et de la relation de dépendance économique puisqu'elles réalisaient respectivement 99,3 % et 77,9 % de leur chiffre d'affaires avec la société Terrena, elles auraient dû bénéficier d'un délai de préavis d'une durée de 24 mois. Elles réfutent sur ce point l'argumentation de la société Terrena tendant à affirmer que la relation était soumise au contrat-type applicable aux transports routiers de marchandises exécutés par des sous-traitants, lequel prévoit une durée de préavis maximale de 3 mois, et font valoir que les prestations des sociétés appelantes ne s'inscrivent pas dans le cadre d'une opération de sous-traitance, faute pour la société intimée de présenter la qualité d'opérateur de transport contractuellement chargé de l'exécution d'opérations de transports. Elles revendiquent l'application d'un taux de marge brute de 76,31 % pour la société Transports Coureau et de 77,59 % pour la société CTA.
Dans ses dernières conclusions du 21 février 2019, la société Terrena demande à la cour de :
- confirmer purement et simplement le jugement du 15 décembre 2016,
En conséquence,
- débouter les appelantes de l'ensemble de leurs demandes, fins et conclusions comme étant irrecevables et mal fondées,
Y ajoutant,
- condamner in solidum les sociétés CTA et Transports Coureau à lui payer la somme de 8.000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,
- condamner solidairement les sociétés CTA et Transports Coureau aux entiers dépens dont distraction au profit de Maître Lisa Pasquier, avocat au Barreau de Paris en application de l'article 699 du Code de procédure civile.
En défense, la société Terrena fait valoir que l'action des sociétés Coureau ne répond pas aux conditions de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, à supposer qu'il soit applicable. Elle affirme tout d'abord que les sociétés Coureau, créées en 1991, ne justifient pas de la durée des relations de 44 ans qu'elles allèguent. Elle ajoute que les sociétés appelantes n'établissent pas l'existence d'un flux d'affaires stable depuis 44 ans. Elle soutient qu'en tout état de cause, le délai de préavis applicable est de trois mois en vertu du contrat-type applicable en matière de sous-traitance de transport.
Si les dispositions de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce devaient être déclarées applicables, la société Terrena dément toute rupture des relations qui se sont poursuivies jusqu'en 2012, date à laquelle les sociétés appelantes ont choisi de cesser leur activité. En outre, la société intimée dénie toute imputabilité de la rupture. Elle explique qu'au cours de l'été 2008, à la suite de la rupture de ses relations avec la société Arca, union de coopératives agricoles dont elle était adhérente, elle perdu 164 de ses 348 adhérents qui ont décidé de s'approvisionner auprès de la société issue de la fusion entre la société Arca et la société Cooperl. Elle précise qu'il en est résulté une baisse de ses commandes d'aliments dans la filière porcine de 46,5 % entre 2008 et 2009, constitutive d'un cas de force majeure. Elle ajoute qu'elle a néanmoins tenté de compenser cette baisse en augmentant les livraisons de produits céréaliers confiées aux sociétés appelantes. Elle soutient que les sociétés Coureau ont refusé de procéder à des chargements au premier tour à partir d'autres sites que celui d'Ancenis. Elle dénie toute baisse des tarifs imposée en soulignant que les tarifs pratiqués ont été acceptés par les sociétés Coureau. Elle ajoute que les sociétés Coureau se sont volontairement placées dans une situation de dépendance économique à son égard et qu'elles ne sauraient en tirer argument à l'appui de leur demande de dommages et intérêts. Elle conteste en tout état de cause le taux de marge dont se prévalent les sociétés Coureau.
Conformément à l'article 455 du Code de procédure civile, il est renvoyé aux écritures susvisées pour l'exposé complet des prétentions respectives des parties et de leurs moyens.
L'ordonnance de clôture est intervenue le 7 mars 2019.
MOTIFS :
Sur l'application de l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce
L'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce dans sa rédaction applicable au litige dispose qu'engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels.
Cet article ne s'applique pas dans le cadre des relations commerciales de transports publics routiers de marchandises exécutés par des sous-traitants, lorsque le contrat-type qui prévoit la durée des préavis de rupture, institué par la loi 82-1153 du 30 décembre 1982 d'orientation des transports intérieurs régit, faute de dispositions contractuelles, les rapports du sous-traitant et de l'opérateur de transport.
En l'espèce, en l'absence de relations de transports publics routiers de marchandises exécutés par un sous-traitant, le contrat type susvisé ne saurait recevoir application. Dès lors, les dispositions de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce sont applicables.
Sur l'existence d'une relation commerciale établie
Dès lors qu'il est établi que les sociétés Coureau ont effectué des prestations de transport de marchandises au profit de la société Terrena, la relation entre lesdites sociétés doit être qualifiée de commerciale au sens de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce.
Il ressort par ailleurs d'une attestation de M. X, salarié de l'entreprise Coureau entre 1962 et 1983, que des transports de marchandises réguliers ont été effectués pour cette entreprise au profit de la Cana à compter de 1965. En outre, dans un courrier du 30 mars 2010, la société Transports Coureau fait état d'une ancienneté de relations de 40 ans et le courrier en réponse du 10 mai 2010 de la société Terrena reconnaît l'ancienneté desdites relations et ne dément pas les 40 années invoquées. Enfin il est établi que la société Transports Coureau a repris le fonds de commerce de l'entreprise Coureau et que la société Terrena est issue de la fusion entre les sociétés Cana et Caval. Dans ces conditions, la société Transports Coureau, bien que créée en 1991, justifie d'une ancienneté de relations commerciales avec la société Terrena depuis 1962.
La relation commerciale, pour être établie au sens des dispositions précitées, doit présenter un caractère suivi, stable et habituel. Le critère de la stabilité s'entend de la stabilité prévisible, de sorte que la victime de la rupture devait pouvoir raisonnablement anticiper pour l'avenir une certaine continuité du flux d'affaires avec son partenaire commercial.
En l'espèce, il résulte des pièces versées aux débats que la société Transports Coureau réalisait un flux d'affaires avec la société Terrena de 1 080 442 euros en 2006, 1 139 228 euros en 2007, de 1 239 338 euros en 2008 et que la société CTA réalisait un flux d'affaires avec la société Terrena de 677 293 euros en 2006, 691 961 euros en 2007, de 738 407 euros en 2008.
Il existait donc un flux d'affaires constant, continu et croissant entre lesdites sociétés de sorte que la relation peut être qualifiée d'établie.
Il est également démontré que le chiffre d'affaires réalisé entre la société Transports Coureau et la société Terrena s'est élevé à 784 220 euros en 2009 et que le chiffre d'affaires réalisé entre la société Transports Coureau et la société Terrena s'est élevé à 556 964 euros en 2009, soit des baisses respectives de 36,41 % et de 24,57 %.
Toutefois pour que la responsabilité prévue à l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce puisse être engagée, la rupture, comme étant le fait générateur de responsabilité, doit procéder d'une volonté unilatérale de son auteur.
Ainsi ladite responsabilité n'est pas engagée lorsque la crise d'un secteur d'activité est à l'origine des modifications apportées à la relation commerciale établie.
En l'espèce, il résulte de pièces produites par la société Terrena certifiées par son commissaire aux comptes que celle-ci a subi une réduction de 46,5 % du volume d'aliments pour porc transporté entre 2008 et 2009 et que le tonnage facturé étant passé de 172 701 en 2008 à 92 387 en 2009.
Ainsi la baisse des commandes passées par la société Terrena auprès des sociétés Coureau n'a fait que répercuter la diminution des propres commandes reçues de ses adhérents à la suite de la fusion entre la société Arca et la société Cooperl comme il ressort des coupures de presse produites aux débats. La réduction des commandes ne peut donc être imputée à faute à la société Terrena d'autant plus que celle-ci démontre avoir manifesté de poursuivre les relations commerciales en augmentant le volume des transports d'autres marchandises aux sociétés Coureau. Il n'est nullement démontré, comme le prétendent les sociétés Coureau, que la société Terrena aurait attribué à d'autres transporteurs les transports auparavant confiés aux sociétés Coureau.
S'agissant du préjudice consécutif à la brutalité de la rupture, celui-ci est constitué du gain manqué pendant la période d'insuffisance du préavis et s'évalue donc en considération de la marge brute escomptée durant cette période, le dit préavis devant préalablement être estimé et fixé, étant précisé que la dépendance économique du partenaire victime de la rupture à l'égard de l'auteur de la rupture est un critère d'allongement de sa durée.
En conséquence, c'est à juste titre que les premiers juges ont rejeté les demandes d'indemnisation des sociétés Coureau. Le jugement entrepris sera donc confirmé de ce chef.
Sur les dépens et l'article 700 du Code de procédure civile
Les sociétés Coureau succombent à l'instance d'appel et en supporteront les entiers dépens qui pourront être recouvrés par Me Lisa Pasquier, avocat au Barreau de Paris, selon les modalités de l'article 699 du Code de procédure civile. Le jugement entrepris sera donc confirmé au titre des condamnations aux dépens et sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile. En outre, les sociétés Coureau seront condamnées in solidum à régler à la société Terrena une somme de 5 000 euros au titre des frais irrépétibles exposés en appel. La demande sur ce point des sociétés appelantes sera rejetée.
Par ces motifs LA COUR, Statuant publiquement, par arrêt contradictoire en dernier ressort, Confirme le jugement du tribunal de commerce de Rennes du 15 décembre 2016 en toutes ses dispositions ; Y ajoutant, Condamne in solidum les sociétés Coureau à régler à la société Terrena une somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ; Condamne les sociétés Coureau aux dépens de l'instance d'appel qui pourront être recouvrés par Me Lisa Pasquier, avocat au Barreau de Paris, selon les modalités de l'article 699 du Code de procédure civile ; Déboute les parties de leurs autres demandes.