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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 2, 4 octobre 2019, n° 18-15072

PARIS

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Bibl (SARL)

Défendeur :

Rautureau Apple Shoes (SASU)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Gaber

Conseillers :

Mmes Lehmann, Barutel

Avocats :

Mes Vives Albertini, Bouzidi Fabre, Andreani

TGI Paris, du 23 mars 2018

23 mars 2018

I. PARTIES, FAITS, PROCÉDURE

La société Bibl est immatriculée au Registre du Commerce et des Sociétés de Paris sous le numéro 390594745 et a pour président M. H Y et pour enseigne " Cadence Plus ". Elle indique avoir pour objet la création et la commercialisation de chaussures pour femme. Elle aurait été, à l'origine, revendeur de grandes marques et aurait progressivement exploité les créations de sa directrice générale Mme G Y, mère de l'actuel gérant. Elle précise que ses produits ont d'abord été distribués au sein de magasins multimarques, puis par une boutique ouverte en 2010 à Paris ainsi qu'au moyen du site marchand www. patriciablanchet. com.

La société Bibl et Mme Patricia Blanchet sont co titulaires de la marque française verbale " G Y " enregistrée auprès de l'INPI le 14 novembre 2012 sous le numéro 3960962 en classe 25 pour des vêtements, chaussures et chapellerie.

Cette marque a également fait l'objet d'un dépôt européen le 22 juin 2017 enregistré le 23 octobre 2017 sous le numéro 16905861 pour désigner divers produits et notamment en classe 25 les vêtements, chaussures et chapellerie.

La société Rautureau est immatriculée au Registre du Commerce et des Sociétés de Paris sous le numéro 390594745 et a pour président la société New Deal. Elle indique être active sur le marché des chaussures et commercialiser des chaussures sous les marques telles que C D, Jean Baptiste Rautureau, No Name, X et I.

La société Bibl revendique être titulaire des droits d'auteurs sur une bottine basse référencée E.

Découvrant l'offre à la vente sous la marque I d'une bottine référencée F reprenant selon elle l'ensemble des caractéristiques de sa chaussure E, la société Bibl a, le 31 mars 2016, fait adresser par son conseil à la société Rautureau une lettre de mise en demeure l'enjoignant de cesser toute commercialisation du produit F Boots, de lui transmettre les éléments relatifs à l'exploitation de cette chaussure et de lui présenter une offre d'indemnisation assurant la réparation de son préjudice.

Par courrier daté du 11 avril 2016, la société Rautureau a répondu qu'elle s'engageait à retirer du marché l'article en cause tout en contestant l'atteinte alléguée aux droits de la société Bibl, et en refusant dès lors de produire les éléments réclamés ainsi que la présentation d'une offre indemnitaire.

La société Bibl a réitéré sans succès ses demandes le 19 avril 2016 et a suivant acte d'huissier délivré le 28 septembre 2016, fait assigner la société Rautureau devant le tribunal de grande instance de Paris en contrefaçon de droits d'auteur et actes de concurrence déloyale, aux fins de solliciter des mesures réparatrices et d'interdiction.

Le jugement contradictoire déféré a déclaré irrecevables, faute de titularité des droits d'auteur sur la chaussure E, les demandes présentées par la société Bibl à ce titre, l'a déboutée de ses demandes au titre de la concurrence déloyale et parasitaire, l'a condamnée aux dépens et à verser à la société Rautureau une somme de 6 000 euros en application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile.

Sur la demande de rejet des débats de certaines pièces

La société Rautureau demande que soient écartées des débats les pièces n° 25.12, 25.17, 25.19, 25.21, 29.6, 29.7, 29.8, 30.1, 30.2 communiquées par la société Bibl qui sont des courriels échangés entre Madame G Y et son avocat, couverts par le secret professionnel en vertu du règlement intérieur national des Avocats.

Si la correspondance entre un avocat et son client revêt un caractère confidentiel au terme du Règlement intérieur national de l'ordre des avocats, la cour constate que les pièces susvisées sont des mails de transfert de Mme G Y à l'avocat de la société Bibl alors que celle-ci n'est pas tenue au secret professionnel et que les pièces ont pour objet non pas le mail de transfert mais le mail transféré à des tiers.

La cour observe cependant que plusieurs de ces mails sont en espagnol et ne sont pas traduits en français qui est la langue de la procédure et ne pourront, sauf pour ceux qui sont cités et, à cette occasion, traduits dans les conclusions de la société Bibl, être utilement appréciés par la cour.

Pour autant et sous cette réserve, il n'y a pas lieu à rejet des débats les pièces numérotées 25.12, 25.17, 25.19, 25.21, 29.6, 29.7, 29.8, 30.1, 30.2 de la société Bibl.

La société Rautureau demande encore le rejet des pièces numérotées 25-1 à 25.11 et 25.13 à 25-16, 29.1 à 29.5 communiquées par la société Bibl qui sont des courriels dont les contenus, selon elle, semblent avoir été modifiés du fait de l'absence " d'objet " dans la cartouche de l'envoi et la succession de " messages transférés " qui révèle une " composition volontaire " et non authentique.

Il n'y a cependant pas lieu sur ce motif, à le supposer avéré, d'écarter à ce stade ces pièces des débats dont la pertinence et la valeur probante seront appréciées, si nécessaire, par la cour.

La société Rautureau demande également à la cour d'écarter des débats la pièce n° 33 de la société Bibl communiquée le 17 juin 2019, constitué d'un procès-verbal de constat d'huissier de justice relatif aux mails échangés entre la société Bibl et les sociétés Diseno Mogoblan, société Estilli et Sarenza, établi le jour même.

La clôture fixée deux jours plus tard laissait à la société Rautureau le temps de réagir alors que les éléments constatés n'étaient pas nouveaux au débat des parties, s'agissant de mails déjà communiqués mais dont la véracité avait été contestée.

Cette pièce sera dès lors aussi maintenue aux débats.

Sur la titularité au titre du droit d'auteur revendiquée par la société Bibl

La société Bibl revendique à titre principal la présomption prétorienne de titularité au profit de la personne morale s'agissant de la B E dont elle dit qu'elle a été créée, en juillet 2010, par Mme G Y. Elle sollicite à titre subsidiaire la reconnaissance d'une cession tacite des droits d'auteur opérée à son profit par la créatrice.

La société Rautureau demande la confirmation du jugement qui n'a pas reconnu de droit à la société Bibl.

En l'absence de revendication du ou des auteurs, l'exploitation non équivoque d'une œuvre par une personne morale sous son nom fait présumer, à l'égard des tiers recherchés pour contrefaçon, que cette personne est titulaire sur l'œuvre, qu'elle soit collective ou non, du droit de propriété incorporelle de l'auteur, sans qu'il soit nécessaire d'exiger de celle-ci de rapporter la preuve d'un processus créatif ou d'une cession des droits à son profit.

Pour bénéficier de cette présomption, il appartient à la personne morale d'identifier l'œuvre qu'elle revendique et d'établir que les caractéristiques de l'œuvre revendiquée sont identiques à celle dont la preuve de commercialisation sous son nom est rapportée.

La société Bibl caractérise, en cause d'appel, la B E sur laquelle elle revendique des droits d'auteur comme :

1) bottines basses (low boots), pour femmes, en cuir suédé

2) présentant un talon haut de 6 cm, en lamellé cuir

3) fermées par une fermeture éclair sur la partie intérieure de la chaussure, ton sur ton, cachée par deux rabats en cuir de 8 mm de largeur, cousue légèrement en biais

4) caractérisée par la présence de franges découpées en lamelles de cuir réunies en bouquet, les unes alignées à côté des autres, sur la partie latérale extérieure du pied ; ces franges sont :

- colorées,

- en cuir,

- composées de plusieurs lamelles, de taille homogène,

- attachées, les unes à côté des autres sur un plan horizontal,

- superposées sur 3 rangées, décalées verticalement, la première rangée étant seule entièrement visible, cachant la deuxième et la troisième, ne laissant apparaître pour ces dernières que l'extrémité de leurs lamelles de cuir,

- disposées à environ 2 cm du bord supérieur de la bottine,

- taillées en triangle (selon la forme d'une lame d'épée), à leur extrémité,

- la première rangée de franges est de la même couleur que la bottine.

La cour constate, comme elle y est invitée par la société Rautureau, que cette description diffère de celle qui avait été donnée en première instance telle que citée par le jugement par :

- au point 3) : une fermeture par zip en première instance devenue fermeture éclair,

- au point 4) : des franges qui en première instance étaient décrites comme " un bouquet de franges en forme d'éventail sur la partie latérale extérieure du pied, colorées, superposées en trois rangées, disposées à environ 2 cm du bord supérieur de la bottine, taillées en triangle (selon la forme d'une lame d'épée) " qui deviennent en appel des " franges découpées en lamelles de cuir réunies en bouquet, les unes alignées à côté des autres, sur la partie latérale extérieure du pied ; ces franges sont colorées, en cuir, composées de plusieurs lamelles, de taille homogène, attachées, les unes à côté des autres sur un plan horizontal, superposées sur 3 rangées, décalées verticalement, la première rangée étant seule entièrement visible, cachant la deuxième et la troisième, ne laissant apparaître pour ces dernières que l'extrémité de leurs lamelles de cuir, disposées à environ 2 cm du bord supérieur de la bottine, taillées en triangle (selon la forme d'une lame d'épée), à leur extrémité ".

C'est à juste titre que le tribunal a jugé que le dépôt Fidealis effectué au nom de la société Bibl, le 8 juillet 2010 (pièce Bibl 16), d'une bottine basse dénommée E ne permettait pas de s'assurer de l'identité de cette bottine avec celle revendiquée à la présente procédure par la société Bibl.

Pour autant la bottine revendiquée est parfaitement caractérisée par la production physique du pied gauche de la bottine (pièce Bibl 12) et de sa reproduction dans les écritures comme suit :

La société Bibl produit également des extraits de pages Facebook au nom de G Y comportant des photographies de chaussures " E rouge ", " E rose " " E bleu marine " avec la mention " collection automne hiver 2011/2012 " et des messages postés en juin et octobre 2011 ou février 2012 montrant les bottines en différentes couleurs (pièce Bibl 5-1) ainsi extraits de A montrant les chaussures revendiquées et suscitant des commentaires datés de novembre 2011 (pièces Bibl 9-1 à 9-15).

Pour autant si les éléments ci-dessus mentionnés permettent l'identification de la bottine revendiquée par la société Bibl, ils n'établissent pas la preuve de la commercialisation non équivoque sous son nom car le nom de la société Bibl n'apparait pas, seul celui de G Y étant mentionné.

La société Bibl expose d'ailleurs que pour la fabrication et la distribution de ses " modèles ", elle a fait appel à la société Diseno Magoblan dont elle était l'agent commercial. Elle reconnaît qu'elle était amenée à passer commande à la société Diseno Magoblan qui fabriquait, livrait et facturait les " modèles " G Y et notamment le modèle E puis lui reversait une commission de 15 %.

Elle indique avoir expérimenté le développement de sa gamme de modèles G Y avec son fabricant de l'époque, la société Diseno Magoblan.

La société Diseno Magoblan ayant été placée en redressement judiciaire le 15 juillet 2013, la société Bibl aurait mis fin à son contrat d'agent et entreprit de faire fabriquer les collections G Y et notamment la B E par un nouveau partenaire fabricant, la société Estilleti (pièce Bibl 15).

Elle précise que celui-ci était informé de ce que les " modèles de la marque G Y " appartenaient à sa " créatrice " (pièces Bibl 23).

Ces éléments ne justifient pas d'une commercialisation non équivoque sous le nom de la société Bibl mais tout au plus d'une reconnaissance de la seule société espagnole qui distribuait les bottines d'une création G Z

La cour constate en outre qu'aucune facture ni catalogue émis par la société Bibl ne sont produits aux débats justifiant de la commercialisation par celle-ci des bottines litigieuses, que la marque française G Y appartient en copropriété à Mme Y et à la société Bibl et n'a été déposée qu'en novembre 2012, et que les différentes correspondances, les pages Facebook et les A faisant état des bottines se réfèrent à Mme G Y et non à la société Bibl.

Dès lors le jugement mérite confirmation en ce qu'il a jugé qu'il ne peut être retenu au profit de la société Bibl une commercialisation non équivoque sous son nom de la B E.

Subsidiairement, en cause d'appel, la société Bibl fait valoir qu'il y aurait eu cession tacite de l'œuvre entre la créatrice, Mme G Y et la société Bibl.

Pour justifier de la cession, elle produit une attestation rédigée postérieurement au jugement entrepris, le 4 septembre 2018, par laquelle Mme G Y affirme avoir créé la B E et écrit :

" Je considère avoir cédé l'intégralité de mes droits sur cette B E à ma société BIBL, et ce dès sa création comme pour tous mes modèles qui sont exclusivement exploités par celle-ci et ce depuis la création de la marque G Y(r) en 2009. "

Pour autant cette seule affirmation tardive est en contradiction avec de nombreuses pièces versées aux débats qui montrent que Mme Y est intervenue sous son nom pour assurer les relations commerciales afin de commercialiser des chaussures sous son nom et ce sans lien affirmé avec la société Bibl, et alors que contrairement à ce qu'écrit Mme Y la marque éponyme n'a pas été déposée en 2009 mais seulement le 14 novembre 2012.

Dès lors, la société Bibl n'apporte pas à suffisance la preuve de la cession à son profit du droit d'auteur sur la B E.

Le jugement sera en conséquence confirmé en ce qu'il a déclaré irrecevable pour défaut de titularité l'action en contrefaçon engagée par la société Bibl à l'encontre de la société Rautureau.

Les discussions sur l'originalité de la bottine et sur l'existence d'une contrefaçon par la commercialisation de la bottine F de la société Rautureau sont dès lors sans objet.

Sur la concurrence déloyale et parasitaire

La concurrence déloyale doit être appréciée au regard du principe de la liberté du commerce qui implique qu'un signe ou un produit qui ne fait pas l'objet de droits de propriété intellectuelle, puisse être librement reproduit, sous certaines conditions tenant à l'absence de faute par la création d'un risque de confusion dans l'esprit de la clientèle sur l'origine du produit, circonstance attentatoire à l'exercice paisible et loyal du commerce.

Le parasitisme est constitué lorsqu'une personne physique ou morale, à titre lucratif et de façon injustifiée, copie une valeur économique d'autrui, individualisée et procurant un avantage concurrentiel, fruit d'un savoir-faire, d'un travail intellectuel et d'investissements.

La société Bibl soutient que la B E constitue l'un des " modèles " emblématique de sa marque G Y et que la reprise quasi servile de l'ensemble de ses caractéristiques et notamment des franges, ne doit rien au hasard mais relève de la volonté fautive de la défenderesse de tirer profit de la renommée et du succès de cette bottine.

Elle précise que les franges du " modèle E " sont très caractéristiques et différentes des pompons habituellement utilisés dans le domaine de la chaussure et affirme que la bottine F en propose une copie quasi servile fautive.

Elle énonce que le risque de confusion entre les deux bottines E et F est réel, cette dernière pouvant être perçue comme une déclinaison de la première.

Cependant, la cour constate en comparant la B E et la bottine F, toutes deux produites aux débats, qu'elles ne se ressemblent que sur des caractéristiques banales de bottines basses.

E F

Franges MESRODA Franges F

En effet :

- la B E a un aspect chaussure de ville habillée avec un talon droit alors que F a un talon biseauté et un aspect santiag,

- le haut de la bottine au niveau de la cheville de E a une forme arrondie sans surpiqûre contrairement à celle de F,

- les franges de la B E a une forme arrondie sans surpiqûre contrairement à celle de la bottine F,

- les franges de E sont constituées d'un ensemble de 3 pompons composés chacun de 10 bandes indépendantes cousues entre elles par une bande de 1 cm créant ainsi un volume et indépendants les uns des autres cousus en trois endroits différents, distants d'un centimètre, sur la partie extérieure de la bottine alors que les franges de F sont constituées de trois pattes de longueurs différentes découpées à un tiers environ, toutes attachées au même endroit, ne donnant aucun effet de volume.

La cour au vu de ces éléments constate qu'il ne peut y avoir confusion, ni même association, entre ces deux bottines et qu'il ne peut pas plus être considéré qu'il y ait eu copie de la valeur économique de la B E.

Le jugement sera confirmé en ce qu'il n'a pas retenu de concurrence déloyale ou parasitaire.

Sur la procédure abusive

L'exercice d'une action en justice constitue par principe un droit et ne dégénère en abus pouvant donner naissance à une dette de dommages et intérêts que dans le cas de malice, de mauvaise foi ou d'erreur équipollente au dol.

Le jugement sera confirmé en ce qu'il n'a pas retenu abusive l'action de la société Bibl, de même que ne l'est pas la poursuite de la procédure en appel.

Par ces motifs Rejette les demandes de rejet de pièces communiquées, Confirme le jugement en toutes ses dispositions, Rejette toutes autres demandes des parties contraires à la motivation, Condamne la société Bibl aux dépens d'appel avec distraction au profit de Me Nadia Bouzidi Fabre conformément à l'article 699 du Code de procédure civile et, vu l'article 700 dudit Code, la condamne à payer à ce titre à la société Rautureau Apple Shoes une somme de 6 000 euros pour les frais irrépétibles d'appel.