CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 2 octobre 2019, n° 17-04523
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Compagnie Libournaise de Distribution de Crus (SAS), Mandon (ès qual.)
Défendeur :
Château Citran Medoc (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Dallery
Conseillers :
Mme Bodard Hermant, M. Gilles
Avocats :
Mes Boccon Gibod, Magret, Sordet, Wojas, Joly
FAITS ET PROCÉDURE
La société Château Citran Médoc (CCM) a pour activité la production de vins, qu'elle a notamment commercialisés par l'intermédiaire de la Compagnie Libournaise de Distribution de Crus (CLDC), négociante.
Cette dernière a fait opposition par lettre recommandée avec accusé de réception du 18 mai 2015 à l'ordonnance, rendue par le président du tribunal de commerce de Libourne le 20 avril 2015, lui enjoignant de payer à la société CCM la somme principale de 285 408,53 euros à titre de factures impayées.
L'affaire a été renvoyée au visa de l'article 1408 du Code de procédure civile devant le tribunal de commerce de Bordeaux qui, par jugement contradictoire et en premier ressort du 27 juin 2016, a :
- dit l'opposition recevable,
- condamné la société CLDC à payer à la société CCM la somme de 285 408,53 euros (deux cent quatre-vingt-cinq ille quatre cent huit euros et cinquante-trois centimes) outre les intérêts au taux légal à compter du 5 février 2015,
- ordonné la capitalisation des intérêts à compter de l'année suivant le présent jugement,
- débouté la société CLDC de sa demande fondée sur l'article L. 442-6 I 5° [ancien] du Code de commerce,
Et de ses autres demandes,
- condamné la société CLDC à payer à la société CCM une indemnité de procédure de 2 000 euros (deux mille euros) ainsi qu'aux dépens,
- ordonné l'exécution provisoire du jugement.
La société Compagnie Libournaise de Distribution de Crus (CLDC) est appelante de ce jugement devant la présente cour suivant déclaration du 1er mars 2017.
Par jugement du 1er août 2016, le tribunal de commerce de Libourne a ouvert une procédure de redressement judiciaire de la société CLDC et désigné la Selarl Christophe Mandon, en qualité de mandataire judiciaire de celle-ci.
Par conclusions transmises par RPVA le 11 juin 2019, la société CLDC et ce mandataire judiciaire, ès qualités demandent à la cour de :
- déclarer recevable et bien fondé son appel ;
- déclarer recevable et bien fondé l'intervention volontaire de la Selarl Christophe Mandon.
- réformer le jugement entrepris en toutes ses dispositions ;
Vu les dispositions de l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce et 1134, 1135, 1147 et 1382 du Code civil,
- dire brusque et abusive la résiliation par la société CCM de leurs relations commerciales ;
- dire que la société CCM s'est livrée à des manœuvres déloyales en l'évinçant de son partenariat avec le Groupe Intermarché, faisant preuve de parasitisme.
- dire que la société CCM aurait dû respecter un délai de 24 mois de préavis dans la rupture de ses relations commerciales avec elle ;
- condamner la société CCM à lui payer une somme de 348 850 euros ;
- fixer la créance de la société CCM à son passif à une somme limitée à 285 408,53 euros.
- condamner la société CCM à lui payer une indemnité de procédure de 10 000 euros et aux dépens distraits conformément à l'article 699 du Code de procédure civile ;
- débouter la société CCM de ses demandes.
Ils soutiennent que :
- la société CCM, à la faveur de l'arrivée en juillet 2014 de M. X, nouveau dirigeant remplaçant son frère Y, a conçu un stratagème pour l'étrangler financièrement, consistant à remettre en cause à compter du 30 octobre 2014 un accord historique de règlement des factures à 6 ou 8 mois, ce qui va lui permettre :
* de refuser d'honorer la commande passée par la société CLDC, destinée à Intermarché, prétexte pris du non-paiement de factures à échéances alors qu'elle vient de recevoir deux paiements pour un total de l'ordre de 540 000 euros,
* et de l'évincer ensuite de la distribution des deux références " Chateau Citran " et " Moulin de Citran " du Château Citran qu'elle assurait depuis de nombreuses années auprès d'Intermarché, au profit de la propre société de négoce de la société CCM, la société Descas que dirige également son nouveau dirigeant,
- ce travail de déréférencement reconnu par M. Y et ce détournement de clientèle s'analyse en une rupture brutale et sans préavis par modification substantielle des conditions générales et habituelles de vente et en du parasitisme qui justifient ses demandes indemnitaires,
- ce n'est qu'à compter du comportement frauduleux de la société CCM qu'elle a refusé d'honorer ses factures.
La société Château Citran Médoc (CCM), intimée, par conclusions transmises par RPVA le 19 juin 2019 demande à la cour de :
Vu les articles L. 442-6 et D. 441-3 du Code de commerce,
Vu les articles 1134, 1315 et 1382 du Code civil,
A titre principal :
- confirmer en toutes ses dispositions le jugement entrepris ;
- dire que la rupture des relations commerciales est imputable à la société CLDC car elle n'a pas exécuté ses obligations en ne réglant les factures à leur échéance ;
- dire que la société CLDC ne démontre pas qu'elle même aurait modifié les conditions contractuelles de règlement ;
- dire que la société CLDC ne justifie pas d'un prétendu détournement de clientèle qui pourrait lui être imputable ;
En conséquence,
- débouter la société CLDC et Maître Mandon, es qualité, de leurs demandes;
A titre subsidiaire, si par impossible la cour devait considérer que les fautes qui lui sont reprochées sont avérées :
- dire que la société CLDC ne démontre pas que les préjudices soient justifiés ni dans leur principe, ni dans leur quantum et qu'elle ne prouve pas le lien de causalité entre la prétendue faute et les préjudices invoqués ;
En conséquence,
- débouter la société CLDC et Maître Mandon, ès qualités, de leur demande de condamnation à lui verser la somme forfaitaire et globale de 348 850 euros ;
En tout état de cause :
- fixer sa créance au passif du redressement judiciaire de la société CLDC, à titre échu et chirographaire, à la somme de 358 439,81 euros TTC ;
- condamner solidairement la société CLDC et Maître Mandon, ès qualités, à lui verser une indemnité de procédure de 15 000 euros ainsi qu'aux dépens.
La société CCM soutient que :
- les relations contractuelles que la société CCM entretenaient avec la société CLDC prévoyaient des délais de paiement des factures à 60 jours que la société CLDC ne respectait pas,
- les vins n'étaient facturés qu'à la livraison effective au client final, de sorte que la société CLDC pouvait attendre la livraison chez ses clients pour faire courir le délai de paiement et réalisait de la trésorerie à son détriment en s'arrogeant de nombreux délais de paiement sur des factures déjà réglées par ses clients,
- de plus, avant son règlement de près de 540 000 euros, la société CLDC était débitrice de plus de 800 000 euros, le tout justifiant amplement la résiliation sans préavis,
- le détournement allégué, au profit de la société Descas, de la cliente Intermarché de la société CLDC n'est pas établi en l'état d'un démarchage effectué par cette cliente elle-même et ne saurait lui être imputable dès lors qu'elle est tierce à cette société Descas et qu'elle ne distribue pas directement ses vins aux détaillants,
- en tout état de cause, le délai de préavis ne saurait être supérieur à six mois et le préjudice éventuel correspond à la marge sur coûts variables et non à la marge brute.
La cour renvoie à la décision entreprise et aux conclusions susvisées pour un exposé détaillé du litige et des prétentions des parties, conformément à l'article 455 du Code de procédure civile.
SUR CE LA COUR
Sur la rupture brutale des relations commerciales
Selon l'article L. 442-6 I 5° ancien du Code de commerce les dispositions relatives à l'obligation de respecter un préavis de rupture conforme aux usages de la profession ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations.
Ces dispositions sont applicables en l'espèce, compte tenu de la date de la rupture brutale alléguée, antérieure au 25 avril 2019, date de publication de l'ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019 portant refonte du titre IV du livre IV du Code de commerce dont l'article 2 les remplace par les dispositions de l'article L. 442-1 II du même Code.
Il n'est pas en débat que les relations contractuelles que la société CCM entretenaient avec la société CLDC depuis 2004 prévoyaient des délais de paiement des factures à 60 jours dont celles-ci font état (pièce 2 CCM). La société CLDC reconnaît d'ailleurs expressément dans son courriel du 5 décembre 2014 un délai de paiement de 60 jours fin de mois pour ses commandes hebdomadaires d'Intermarché pour le vin permanent Moulin de Citran 2007 (pièce 4 CCM).
En revanche, la société CCM conteste un accord de règlement plus favorable, à 6 ou 8 mois à compter de la livraison, invoqué par la société CLDC pour justifier la brutalité alléguée de la rupture.
Cependant, ni le grand livre comptable depuis 2005 ni l'attestation de M. Y (pièce 11-20 et 2 CDLC) ne suffisent à établir l'accord de la société CCM pour un tel délai de règlement :
- l'attestation de M. Y se borne à se féliciter de la qualité des relations commerciales entretenues avec la société CLDC lui ayant permis d'obtenir un référencement permanent chez Intermarché, qui plus est sur ses seconds vins ce qu'il estime rare,
- le grand livre comptable 2005-2014 établit seulement les retards récurrents de paiement, parfois importants, de la société CLDC tels que mis en évidence par le récapitulatif réalisé par la société CCM en pages 9 à 13 de ses conclusions.
Ainsi, le refus de livraison de 3 600 bouteilles opposé en décembre 2014 par la société CCM à la société CLDC, cette livraison étant conditionnée au paiement des sommes dues par ce négociant soit 269 547,67 euros au 2 décembre 2014, était légitime. Un tel retard de paiement, dans un contexte de retards récurrents alors même, ce qui n'est pas contesté, que la société CLDC avait elle-même été réglée par ses propres clients, constitue un manquement contractuel grave pour la société CCM qui conteste à sa cliente cette facilité de trésorerie qu'elle s'est octroyée à ses dépens.
La rupture des relations commerciales des parties est donc intervenue aux torts de la société CLDC qui restait alors débitrice de sommes importantes, malgré relances restées sans réponse, par courriel du 7 janvier 2015 et lettre de mise en demeure du 5 février 2015 pour la somme de 285 408,53 euros, correspondant à 9 factures émises depuis le 27 août 2014, ces relances étant légitimes en l'absence de preuve de l'usage allégué.
En outre, cet usage est également contraire aux dispositions de l'article L. 441-6 I ancien, devenu L. 441-10 I, du Code de commerce limitant les délais conventionnels de paiement à 60 jours à compter de la date d'émission de la facture.
Cette inexécution contractuelle caractérise donc un manquement suffisamment grave de la société CLDC à ses obligations contractuelles pour justifier la rupture sans préavis de sa relation commerciale avec la société CCM.
En cet état, le changement de direction de la société CCM n'est pas déterminant et la légitimité de la rupture rend inopérante l'argumentation de la société CLDC relative au détournement de sa cliente Intermarché dont elle ne pouvait plus honorer les commandes, au profit de la société Descas, négociante, au demeurant société tierce et démarchée par la société Intermarché elle-même (pièce 10 CCM), étant relevé que la société CCM ne distribue ses vins que par l'intermédiaire de négociants.
Il y a donc lieu de confirmer le jugement entrepris de ces chefs relatifs à la rupture brutale et au détournement de clientèle.
Sur la créance de la société CCM
La société Château Citran Médoc justifie avoir, par courrier recommandé du 14 octobre 2016, déclaré sa créance actualisée au passif du redressement judiciaire de la société CLDC pour la somme de 358 439,81 euros TTC qu'elle décompose comme suit :
- 291 722,25 euros au titre de la condamnation de la société CLDC en vertu du jugement entrepris, antérieur au jugement d'ouverture du redressement judiciaire de la société CLDC ;
- 1 252,25 euros au titre des frais de procédure de signification et de recouvrement ;
- 65 465,31 euros au titre du reconditionnement de 4 vins commandés et conditionnés pour la société CLDC, selon décompte joint à la déclaration de créance (pièce 7 CCM), lesquels n'ont été ni payés ni retirés.
Ce décompte actualisant la créance née antérieurement au jugement d'ouverture du redressement judiciaire précité n'est pas contesté. En effet, la société CLDC se borne à invoquer l'irrecevabilité de la demande de fixation de cette créance au passif de ce redressement " compte tenu des dispositions du Code de commerce régissant les procédures collectives ", sans reprendre cette prétention dans son dispositif de sorte qu'en vertu de l'article 954 du Code de procédure civile la cour n'en n'est pas saisie.
Ce décompte est par ailleurs justifié par le détail qui en est fait en pages 6 et 7 de ses conclusions par la société CCM ainsi que par sa pièce 7.
Il convient donc, réformant le jugement entrepris de ce chef vu l'évolution du litige liée au redressement judiciaire de la société CLDC, de faire droit à la demande de la société CCM tendant à la fixation de cette créance au passif de ce redressement judiciaire.
Conformément aux articles 696 et 700 du Code de procédure civile, la société CLDC et Maître Mandon, es qualité, partie perdante doivent supporter la charge des dépens sans pouvoir prétendre à une indemnité de procédure et l'équité commande de les condamner à ce dernier titre dans les termes du dispositif de la présente décision.
Par ces motifs Vu l'évolution du litige, infirme le jugement entrepris des chefs condamnant en paiement la société Compagnie Libournaise de Distribution de Crus ; Le confirme pour le surplus ; Statuant à nouveau et y ajoutant, Fixe la créance de la société Château Citran Médoc au passif du redressement judiciaire de la société Compagnie Libournaise de Distribution de Crus, à titre échu et chirographaire, à la somme de 358 439,81 euros TTC ; Condamne la société Compagnie Libournaise de Distribution de Crus et Maître Mandon, en qualité de mandataire judiciaire de celle-ci, aux dépens de première instance et d'appel ; Condamne la société Compagnie Libournaise de Distribution de Crus et Maître Mandon, en qualité de mandataire judiciaire de celle-ci à payer à la société Château Citran Médoc une indemnité de procédure globale de 8 000 euros et rejette toute autre demande.