Livv
Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 23 octobre 2019, n° 17-13570

PARIS

Arrêt

Infirmation partielle

PARTIES

Demandeur :

Boucheries Léger (SARL)

Défendeur :

Châteauform France (Sasu)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Dallery

Conseillers :

Mme Bodard Hermant, M. Gilles

Avocats :

Mes Ingold, Scarzella, Jankiewicz

T. com. Paris, du 20 mars 2017

20 mars 2017

FAITS ET PROCÉDURE

Vu le jugement assorti de l'exécution provisoire rendu le 20 mars 2017 par le tribunal de commerce de Paris qui a :

- débouté la société Boucheries Léger de toutes ses demandes à l'encontre de la société Groupe Châteauform et mis cette dernière hors de cause,

- dit que la relation commerciale est établie entre la société Boucheries Léger et la société Châteauform France au sens de l'article L. 442-6-I 5° du Code de commerce,

- dit que la société Châteauform France n'est pas fondée à soulever l'exception d'inexécution,

- dit que la société Châteauform France a rompu brutalement la relation commerciale établie le 16 juillet 2015,

- fixé à 7 mois la durée du préavis qu'elle aurait dû accorder dans le cadre de la rupture de la relation commerciale établie,

- condamné la société Châteauform France à payer à la société Boucheries Léger la somme de 85 072 euros pour compenser l'insuffisance du préavis accordé,

- débouté la société Boucheries Léger de sa demande de dommages-intérêts pour préjudice moral,

- condamné la société Châteauform France aux dépens et à payer la somme de 5 000 euros à la société Boucheries Léger au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,

- débouté les parties de toutes leurs autres demandes.

Vu l'appel relevé par la société Boucheries Léger et ses dernières conclusions notifiées le 29 septembre 2017 par lesquelles elle demande à la cour, au visa des articles L. 442-6-I 4° et L. 442-6-I 5° du Code de commerce, de :

1) confirmer le jugement en ce qu'il a déclaré que la société Châteauform France avait commis une faute en rompant brutalement les relations commerciales établies avec elle,

2) l'infirmer sur le montant de l'indemnité de préavis et ses modalités de calcul ainsi que sur le préjudice moral et, statuant à nouveau, condamner la société Châteauform France à lui payer :

- sur la base d'un préavis de 22 mois, la somme de 545 886 euros en réparation du préjudice subi au titre de la perte de marge,

- l'indemnité supplémentaire de 20 000 euros en réparation du préjudice moral subi,

3) en tant que de besoin, débouter la société Châteauform France de toutes ses demandes,

4) en tout état de cause, condamner la société Châteauform France aux dépens et à lui payer la somme supplémentaire de 5 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile ;

Vu les dernières conclusions notifiées le 25 juillet 2018 par la société Châteauform France qui demande à la cour, au visa de l'article 1134 du Code civil et de l'article L. 442-6-I 5° du Code de commerce, de :

1) confirmer le jugement en ce qu'il a débouté la société Boucheries Léger de sa demande au titre du préjudice moral,

2) le réformer pour le surplus et statuant à nouveau :

- débouter la société Boucheries Léger de l'intégralité de ses demandes,

- la condamner aux dépens et à lui payer la somme de 5 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile ;

La cour renvoie à la décision entreprise et aux conclusions susvisées pour un exposé détaillé du litige et des prétentions des parties, conformément à l'article 455 du Code de procédure civile.

SUR CE, LA COUR

A compter de l'année 2004, la société Boucheries Léger, qui a pour activité la vente et la découpe de produits carnés à destination des professionnels de la restauration et des collectivités, est devenue le fournisseur de la société Châteauform France dont l'activité consiste à organiser des séminaires au sein de châteaux ou autres lieux dits d'exception.

Par lettre recommandée avec accusé de réception datée du 16 juillet 2015, la société Châteauform France a informé la société Boucheries Léger qu'elle résiliait leur partenariat pour le 31 octobre 2015, précisant qu'elle cesserait toute commande au plus tard le 27 octobre 2015 ; se référant à une mise en demeure du 22 juin précédant et estimant que les explications fournies sur des erreurs d'étiquetage n'étaient pas satisfaisantes ni rassurantes, elle lui reprochait alors un manque de transparence et de professionnalisme ; en outre elle exprimait son désaccord sur les prix demandés, soulignant qu'il n'était pas acceptable pour elle d'acheter des produits d'importation - à la qualité parfois aléatoire - au prix d'un produit français plus linéaire dans son rapport qualité/prix.

Le 14 septembre 2015, la société Boucheries Léger, par lettre de son conseil, a dénoncé le caractère brutal de la rupture et fait valoir qu'un préavis de 24 mois aurait dû lui être accordé.

Le tribunal, par le jugement déféré, a retenu la brutalité de la rupture de la relation commerciale établie depuis 11 ans, estimé qu'un préavis de 7 mois aurait dû être respecté alors qu'il n'avait été que de 3 mois et calculé le préjudice sur la base du chiffre d'affaires moyen des années 2013-2014 et d'une perte de marge brute de 24 % (déduction faite de l'escompte de 4 % accordé par la société Boucheries Léger) pendant 4 mois.

Sur la rupture de la relation commerciale établie

La société Châteauform France, appelante incidente, soutient que la résiliation était justifiée par les manquements graves et répétés de la société Boucheries Léger à ses obligations contractuelles permettant une rupture sans préavis, tout en soulignant qu'elle a néanmoins consenti un préavis de 3 mois et demi ; elle reproche à sa cocontractante un double étiquetage quant à l'origine de la viande, l'apposition erronée de la mention Halal sur certains lots de viande, la mauvaise indication du poids sur certains lots de filets de bœuf présentés comme faisant plus de 3 kg en contradiction avec le poids inférieur constaté ainsi que l'absence de transparence dans la traçabilité du parcours de la viande et la qualité du produit.

La société Boucheries Léger réplique que la résiliation du partenariat a été motivée en réalité par son refus de baisser ses tarifs ; elle conteste la gravité des fautes qui lui sont imputées, faisant valoir que seules deux erreurs d'étiquetage sont survenues en mars 2015 sur une commande de rognons de veaux et de filet de bœuf Halal, que jamais en 11 ans la société Châteauform France n'a refusé une livraison ou annulé une commande en raison de la provenance de viandes qui n'auraient pas été clairement " tracées ", que l'écart sur le poids d'un lot de filets de bœuf peut s'expliquer en fonction de la nature de la commande : filet " pesé brut " ou " pesé brut épluché " ou encore " pesé brut épluché ficelé " et qu'il ne s'agit que d'un écart de 400 g sur une seule commande étant précisé que le volume mensuel des commandes s'élevait à environ 10 tonnes.

Par application de l'article L. 442-6-I 5° du Code de commerce, engage la responsabilité de son auteur le fait par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels ; le même article prévoit que ces dispositions ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure.

Ces dispositions sont applicables en l'espèce, compte tenu de la date de la rupture brutale alléguée, antérieure au 25 avril 2019, date de publication de l'ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019 portant refonte du titre IV du livre IV du Code de commerce qui, en son article 2, les remplace par les dispositions de l'article L. 442-1 II du même Code.

Il ressort des courriels échangés entre les parties et versés aux débats que :

- le 8 avril 2015, la directrice des achats de la société Châteauform France, qui avait reçu les nouveaux tarifs de la société Boucheries Léger, lui a indiqué qu'elle les considérait trop élevés, précisant que son rôle était d'acheter au bon prix et qu'elle n'était pas satisfaite de ceux proposés ;

- la société Boucheries Léger, le 14 avril 2015, lui a répondu en fournissant des explications détaillées sur ses tarifs ;

- le 16 avril 2015, la directrice des achats de la société Châteauform France a estimé que cette réponse n'était pas acceptable au regard de l'importance de sa société au sein de l'entreprise Boucheries Léger en ajoutant : " Je commence à être de plus en plus inquiète de la tournure que prennent nos relations et si les choses ne changent pas rapidement, nous ne pourrons continuer à travailler ensemble " ;

- le 17 juin 2015, la société Boucheries Léger a déclaré ne pouvoir proposer de nouveaux tarifs et s'est plainte des délais de paiement qu'elle subissait.

C'est en cet état de leurs discussions relatives aux prix des prestations que, par lettre recommandée du 23 juin 2015 avec accusé de réception, la société Châteauform France a informé la société Boucheries Léger qu'elle venait de constater :

- un double étiquetage sur un lot de rognons de veau, l'indication provenance France étant collée sur celle provenance Irlande,

- un double étiquetage sur du " filet 3 + bœuf ", l'étiquette visible portant la mention " Viande Halal " et le poids n'étant que de 2 680 g,

- le parcours du bœuf (élevage : Rep tchèque, découpe : Hollande, abattage : Autriche) n'était pas rassurant pour une maîtrise de la traçabilité et de la qualité du produit ;

Elle la mettait en demeure de lui apporter toutes les justifications attendues.

La société Boucheries Léger a répondu le lendemain que les faits provenaient d'erreurs commises par son opérateur, licencié depuis lors, et que :

- s'agissant des filets de bœuf, lot du 2 mars 2015, cet opérateur avait imprimé une étiquette erronée sur ce lot qui ne correspondait pas à de la viande Halal, que le poids correspondait à celui du filet épluché et que la traçabilité était exacte,

- s'agissant des rognons de veau, lot du 9 juin 2015, que si l'opérateur avait collé une deuxième étiquette, la facture d'achat mentionnait bien l'origine française du lot.

Elle a joint à ce courriel des pièces justificatives, dont les factures d'achat.

Il est constant qu'hormis ces deux problèmes ponctuels survenus en mars et juin 2015, la société Boucheries Léger n'avait encouru aucun reproche de la part de sa cliente depuis 2004 ; les seuls griefs dénoncés le 23 juin 2015 alors qu'une discussion était en cours sur les tarifs des prestations ne constituent pas des manquements suffisamment graves pour justifier une rupture sans préavis.

Sur la durée du préavis et l'indemnisation de la société Boucheries Léger

La société Boucheries Léger prétend qu'un préavis de 24 mois aurait dû lui être consenti compte tenu de l'ancienneté de la relation commerciale, de sa stabilité et de sa croissance exponentielle, de son caractère exclusif ou quasi-exclusif, de l'importance du chiffre d'affaires qu'elle réalisait avec la société Châteauform France et de l'état de dépendance économique en découlant, de la difficulté de trouver un partenaire dans des conditions similaires et de l'absence de prévisibilité de la rupture ; déduisant 2 mois de préavis dont elle a bénéficié en septembre et octobre 2015, elle calcule son préjudice sur la base d'un chiffre d'affaires annuel moyen de 1 063 416 euros et d'une marge brute de 28 %, ce qui aboutit à une perte de marge mensuelle de 24 813 euros, soit à la somme de 545 886 euros pour 22 mois.

La société Châteauform France expose qu'en dépit des fautes commises, elle a accordé un préavis suffisant d'une durée de 3 mois et demi ; elle conteste l'évaluation faite par la Société Boucheries Léger de son préjudice en faisant valoir que le chiffre d'affaires mensuel moyen doit être calculé sur les 3 dernières années et non sur les 2 dernières, que la marge moyenne dans le secteur du commerce de gros de viande de boucherie est de 15,8 % et qu'à supposer qu'un préavis de 4 mois supplémentaires soit fixé l'indemnité ne pourrait excéder 53 170,80 euros (1 063 416 euros chiffre d'affaires moyen invoqué par la société Boucheries Léger multiplié par le taux de marge de 15 %, ce qui aboutit à une perte de marge mensuelle de 13 292,70 euros à multiplier par 4 mois).

Il convient de souligner que la société Boucheries Léger, qui réalisait un tiers de son chiffre d'affaires avec la société Châteauform France ne se trouvait aucunement sous la dépendance économique de celle-ci ; cependant, ce chiffre d'affaires qui était de 880 661 euros en 2012 s'est élevé à 1 048 476 euros en 2013 et à 1 078 357 euros en 2014, ce qui traduit une augmentation importante pour ces deux dernières années ; eu égard à ces éléments et au temps nécessaire pour que la société Boucheries Léger puisse se réorganiser et retrouver d'autres partenaires, le préavis aurait dû être de 7 mois et non des 3 mois et demi accordés sur lesquels seuls 3 mois seront retenus comme effectifs compte tenu de la période de vacances y incluse.

Suivant l'attestation de son expert-comptable en date du 21 novembre 2016, la marge moyenne de la société Boucheries Léger a été de 28,21 % en 2014 et de 26,95 en 2015, l'escompte de 4 % ayant déjà été déduit ; en conséquence, sur la base d'un chiffre d'affaires annuel moyen de 1 063 416 euros, soit 88 618 euros par mois, d'une marge brute de 28 % et d'une insuffisance de préavis pendant 4 mois, le préjudice sera évalué à 99 252 euros.

Sur la demande au titre du préjudice moral

La société Boucheries Léger allègue que la société Châteauform France s'est livrée à une entreprise de dénigrement à son encontre, n'ayant de cesse de critiquer son sérieux et ses compétences ; elle ajoute que par ce dénigrement, elle a obtenu d'un chef cuisinier une attestation " frelatée " afin de la mettre en cause.

Mais dans son attestation, M. X, chef cuisinier salarié de la société Châteauform France se borne à déclarer avoir averti son chef d'établissement après avoir constaté que " sur certaines livraisons pas tout le temps mais c'est arrivé " il y avait une double étiquette et que dans certains cas les étiquettes ne contenaient aucune information sur la provenance.

La société Boucheries Léger, qui ne produit aucune autre pièce, ne justifie pas avoir été victime d'un dénigrement ; sa demande de dommages-intérêts est donc mal fondée.

Sur les dépens et l'application de l'article 700 du Code de procédure civile

La société Châteauform France qui succombe doit supporter les dépens.

Vu les dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile, il y a lieu d'allouer la somme supplémentaire de 3 000 euros à la société Boucheries Léger et de rejeter la demande de ce chef de la société Châteauform France.

Par ces motifs LA COUR, Infirme le jugement seulement en ce qu'il a condamné la société Châteauform France à payer la somme de 85 072 euros pour compenser l'insuffisance de préavis ; Statuant à nouveau, Condamne la société Châteauform France à payer à la société Boucheries Léger la somme de 99 252 euros, à titre de dommages-intérêts, pour rupture brutale de la relation commerciale établie ; Confirme le jugement en toutes ses autres dispositions ; Y ajoutant, Condamne la société Châteauform France à payer la somme de 3 000 euros à la société Boucheries Léger par application de l'article 700 du Code de procédure civile ; Déboute les parties de toutes leurs autres demandes ; Condamne la société Châteauform France aux dépens d'appel.