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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 6, 23 octobre 2019, n° 17-18263

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Compagnie d'embouteillage et de Vinification (SAS)

Défendeur :

Factofrance (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Chandelon

Conseillers :

Mmes Liegeois, Sappey Guesdon

Avocats :

Mes Ohana, Taze Bernard, Nappey

T. com AUXERRE, du 18 septembre 2017

18 septembre 2017

FAITS ET PROCÉDURE :

Entre les mois de janvier et juin 2015, la société Compagnie d'embouteillage et de vinification (CEV) a passé commande auprès de la société Maison Jean Claude Fromont de plusieurs milliers d'hectolitres de Chablis 2014 et de Chablis 1er Cru millésime 2014 ayant donné lieu à l'émission de douze factures arrivant à échéance entre janvier et avril 2015 pour un montant total de plus de 2,3 millions d'euros. Ces règlements ont été honorés par la société CEV, laquelle destine le vin à la revente.

Trois autres factures correspondant à de nouvelles demandes de la société CEV ont par ailleurs été émises par la société Maison Jean Claude Fromont les 17 février 2015 et 6 mars 2015, les deux premières portant sur les sommes respectives de 140.689,05 euros (n° 0001500132) et 171.572,10 euros (n°000150035) arrivant à échéance au 18 mai 2015 et la troisième facture portant sur un montant de 48.039,90 euros (n°0001500209) arrivant à échéance au 4 juin 2015.

La société GE Factofrance a été subrogée dans les droits de créance détenus par la société Maison Jean Claude Fromont sur la société CEV, au titre de ces trois factures d'un montant total de 360.301,05 euros.

La société CEV a accepté, le 17 février 2015, deux lettres de change d'un montant cumulé de 312.261,15 euros (140.689,05 + 171.572,10), à échéance commune au 18 juin 2015, relatives aux factures n° 0001500132 et 0001500135.

Le 13 mai 2015, le monde viticole a appris le placement en détention provisoire de M. A X Z, dirigeant de la société Maison Jean Claude Fromont, en raison de lourds soupçons de vente de faux Chablis pesant sur lui.

La société CEV a exigé de la société Maison Jean Claude Fromont, par courrier du 24 juin 2015, qu'elle lui fournisse des éléments permettant de justifier de la traçabilité du vin millésime 2014 acheté et facturé.

Les lettres de change n'ont pas été honorées et la facture n° 0001500209, venue à échéance, ne l'a pas été non plus.

A compter des mois de juin et juillet 2015 la société GE Factofrance a sollicité le paiement des trois factures impayées et la société CEV lui a indiqué par courrier du 9 juillet 2015 rester dans l'attente d'une réponse à sa demande de traçabilité et avoir suspendu les règlements en cours.

Par acte d'huissier de justice en date du 20 août 2015, la société GE Factofrance a assigné la société CEV devant le tribunal de commerce d'Auxerre en paiement de deux effets de commerce.

Par jugement en date du 18 septembre 2017, le tribunal de commerce d'Auxerre a :

- débouté la société Compagnie d'embouteillage et de vinification de l'ensemble de ses demandes aux motifs qu'elle ne rapportait pas la preuve de la non-conformité du vin livré,

- condamné la société Compagnie d'embouteillage et de vinification à payer à la SAS GE Factofrance la somme de 360 301,05 euros avec intérêts au taux légal à compter de la signification de la décision,

- condamné la société Compagnie d'embouteillage et de vinification à payer à la SAS GE Factofrance la somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,

- condamné la société Compagnie d'embouteillage et de vinification aux dépens,

- dit n'y avoir lieu à exécution provisoire.

Par déclaration remise au greffe de la cour le 2 octobre 2017, la société Compagnie d'embouteillage et de vinification a interjeté appel de ce jugement.

Dans ses dernières conclusions notifiées le 21 octobre 2017, la société Compagnie d'embouteillage et de vinification demande à la cour de :

Infirmer le jugement du tribunal de commerce d'Auxerre du 18 septembre 2017 ;

Débouter la SAS GE Factofrance de ses entières prétentions ;

Condamner la SAS GE Factofrance au paiement d'une somme de 5.000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile et aux entiers dépens.

Elle fait valoir que :

- l'affacturage emporte subrogation du factor dans les droits du créancier auquel le débiteur peut opposer toutes les exceptions qu'il aurait pu opposer à son créancier originel de sorte qu'elle est en droit d'opposer le non-respect de l'obligation de délivrance conforme de la Maison Fromont, son créancier initial, à la société GE Factofrance,

- le règlement européen n° 178/2002 du 28 janvier 2002 fixant les procédures relatives à la sécurité des denrées alimentaires rend obligatoire la traçabilité, à chaque étape de la production, de la transformation et de la distribution, d'une denrée alimentaire et les articles 1602 et suivants du Code civil imposent au vendeur une obligation de délivrance conforme auquel il incombe de rapporter la preuve de cette conformité,

- la livraison du produit et son acceptation sans réserve par l'acheteur ne suffit pas à libérer le vendeur de son obligation si le défaut de conformité du produit n'est pas apparent pour l'acheteur,

- une obligation générale de conformité pèse sur le responsable de la première mise sur le marché, mais également sur l'ensemble des acteurs de la chaine de commercialisation des produits aux termes de article L. 212-1 du Code de la consommation et le même Code sanctionnant le délit de tromperie, relative notamment à la nature ou à l'origine de la marchandise,

- en dépit de ses demandes la société Maison Jean Claude Fromont n'a jamais justifié de l'authenticité du Chablis livré de sorte qu'elle a refusé de payer les trois dernières factures mais conservé ses stocks,

- elle est de bonne foi et depuis le mois de mai 2015, elle sollicite seulement la démonstration de la bonne conformité de la livraison, les impayés correspondant à la livraison de 525 hectolitres, alors que sa demande de justification de traçabilité portait sur l'ensemble des livraisons intervenues durant le premier semestre 2015, soit 2.937 hectolitres,

- elle entend payer les sommes dues dès qu'elle aura été rassurée sur la qualité des produits livrés,

- le tribunal de commerce a inversé la charge de la preuve qui pèse sur la SAS GE Factofrance, subrogée dans les droits de la société Maison Jean Claude Fromont, de la conformité du vin livré avec le vin commandé.

Dans ses dernières écritures notifiées le 24 janvier 2018, la société Factofrance, anciennement dénommée GE Factofrance, demande à la cour de :

Déclarer la société Compagnie d'embouteillage et de vinification - CEV mal fondée en son appel, l'en débouter,

Confirmer en toutes ses dispositions les termes du jugement prononcé le 18 septembre 2017 par le tribunal de commerce d'Auxerre en ce qu'il a condamné la société Compagnie d'embouteillage et de vinification à lui payer, les sommes de :

- 360.301,05 euros, augmentée des intérêts au taux légal à compter de la signification de la présente décision, soit le 18 septembre 2017 ;

- 2 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile et aux dépens de première instance.

Y ajoutant,

Condamner la société Compagnie d'embouteillage et de vinification CEV à lui payer la somme de 3 000,00 euros, outre tous dépens de première instance et d'appel dont le recouvrement sera poursuivi par Me Taze Bernard, avocat, conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.

La société Factofrance fait valoir que :

- la société CEV n'est pas recevable à invoquer une obligation générale de conformité trouvant sa source dans les articles L. 212-1 et L. 213-1 du Code de la consommation alors que d'une part, les articles précités ont été abrogés par l'ordonnance n° 2016-301 entrée en vigueur le 1er juillet 2016 et que d'autre part ces textes régissent les relations contractuelles entre le vendeur agissant dans le cadre de son activité professionnelle ou commerciale et l'acheteur agissant en qualité de consommateur, la société CEV ne pouvant se prévaloir de cette dernière qualité,

- la critique de la conformité des vins vendus n'est pas étayée et la société CEV tente de renverser de la charge de la preuve en affirmant que la preuve de l'obligation de délivrance conforme incombe au vendeur, en l'espèce la société Maison Jean Claude Fromont, subrogeant et partant, à sa subrogée la société GE Factofrance, en occultant le dédoublement de cette obligation entre d'une part, l'exécution de la prestation de délivrance dont la charge de la preuve incombe au vendeur, or les livraisons intervenues au profit de CEV ne sont pas contestées et d'autre part, la non-conformité entre la chose livrée et la chose convenue, dont la preuve incombe, en revanche, à l'acheteur, c'est à dire à la société CEV, ses doutes quant à la qualité du vin vendu, dûment livré, ne pouvant suffire à établir la non-conformité alléguée,

- la société CEV n'a jamais rapporté la preuve de la non-conformité des vins achetés ni au moment de la réception des marchandises livrées ni dans le cadre de la présente action,

- les dispositions du règlement CE 178/2002 sont dénuées d'intérêt pour la solution du présent litige, ce texte répondant à une double exigence de santé et de sécurité publiques pour le consommateur et organisant notamment à cette fin des retraits du marché des produits dangereux et des campagnes d'information à l'attention des consommateurs, situation dans laquelle ne s'inscrit pas le présent litige.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 28 mai 2019.

MOTIFS DE LA DECISION

Il n'est pas contesté que la société Compagnie d'embouteillage et de vinification peut opposer à la société Factofrance, subrogée dans les droits de la société Maison Jean Claude Fromont, en raison d'une convention d'affacturage, le défaut de conformité de la marchandise faisant objet des factures dont le factor réclame le paiement.

En application de l'article 1604 du Code civil, la délivrance, qui est l'une des deux obligations principales du vendeur, avec l'obligation de garantie, est le transport de la chose vendue en la puissance et possession de l'acheteur.

Il résulte également de ce texte que, s'il appartient au vendeur de prouver qu'il a mis la chose vendue à la disposition de l'acheteur dans le délai convenu, la preuve de la non-conformité de la chose livrée avec celle convenue incombe à l'acheteur.

En l'espèce, la société CEV qui ne conteste pas avoir pris possession du vin objet des trois factures litigieuses pour lesquelles la société Factofrance vient aux droits de la société Maison Jean Claude Fromont, ne fournit aucun élément de nature à établir que le vin livré qu'elle précise avoir conservé dans ses stocks ne présente pas les caractéristiques convenues, à savoir qu'il s'agit de Chablis 2014 et de Chablis 1er Cru millésime 2014.

En effet, la seule production d'articles de presse faisant état de la fraude dont est suspecté M. A X Z, dirigeant de la société venderesse, ne suffit pas à prouver que le vin faisant précisément l'objet de ces factures ne correspond pas à celui commandé au regard de sa nature, de son origine, de ses qualités, de son appellation ou encore de son année de production.

La société Compagnie d'embouteillage et de vinification ne se prévaut, en particulier, d'aucune analyse technique du produit argué de non conforme depuis qu'il est en sa possession, soit depuis 2015, pour la partie qu'elle indique avoir conservée ni d'ailleurs d'aucune réclamation de ses propres clients quant à la qualité du vin objet des précédentes commandes passées entre janvier et avril 2015 à la société Maison Jean Claude Fromont, tout autant susceptible d'être suspecté d'être frelaté, et qui a été revendu par ses soins.

Par ailleurs, la société Compagnie d'embouteillage et de vinification ne justifie pas que la société Maison Jean Claude Fromont est tenue à son encontre, en application du Règlement 178/2002 du 28 janvier 2002 fixant les procédures relatives à la sécurité des denrées alimentaires, d'une obligation de traçabilité quant à la nature et aux caractéristiques du vin vendu qu'elle n'aurait pas respectée, ce texte prévoyant diverses mesures applicables aux professionnels afin d'assurer la sécurité des denrées alimentaires circulant dans l'Union européenne au profit des consommateurs et imposant une obligation de traçabilité consistant pour les exploitants du secteur alimentaire à être en mesure d'identifier toute personne leur ayant fourni une denrée alimentaire, ou toute substance destinée à être incorporée ou susceptible d'être incorporée dans des denrées alimentaires.

Enfin, l'article L. 212-1 du Code la consommation dans sa version applicable au litige, abrogée par l'ordonnance 2016-301 du 14 mars 2016, dispose que :

" Dès la première mise sur le marché, les produits doivent répondre aux prescriptions en vigueur relatives à la sécurité et à la santé des personnes, à la loyauté des transactions commerciales et à la protection des consommateurs.

Le responsable de la première mise sur le marché d'un produit est donc tenu de vérifier que celui-ci est conforme aux prescriptions en vigueur.

A la demande des agents habilités pour appliquer le présent livre, il est tenu de justifier les vérifications et contrôles effectués. "

Cependant, la société Compagnie d'embouteillage et de vinification ne peut là encore utilement se prévaloir de ce texte lequel n'a vocation à s'appliquer que dans les relations entre le vendeur agissant dans le cadre de son activité professionnelle ou commerciale et l'acheteur agissant en qualité de consommateur comme précisé par l'article L. 211-1 du même Code dans sa version abrogée au 1er juillet 2016, ce qui n'est pas le cas en l'espèce, le litige portant sur une vente intervenue entre deux professionnels.

Dans ces conditions, la société Compagnie d'embouteillage et de vinification ne rapporte pas la preuve d'un manquement de la société Maison Jean Claude Fromont à son obligation de lui délivrer un vin conforme à celui commandé et c'est à juste titre que les premiers juges ont retenu son obligation de payer la société Factofrance.

Par conséquent, le jugement entrepris est confirmé en toutes ses dispositions.

La société Compagnie d'embouteillage et de vinification, qui succombe en appel, supportera les dépens d'appel et ses frais irrépétibles.

En application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile, il est inéquitable de laisser à la charge de la société Factofrance les frais non compris dans les dépens exposés en appel et il convient de condamner la société Compagnie d'embouteillage et de vinification à lui payer à la somme de 3 000 euros à ce titre.