CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 30 octobre 2019, n° 18-01355
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Brior (SA)
Défendeur :
Colgate-Palmolive (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Conseiller :
M. Gilles
Avocats :
Mes Naciri Bennani, Bernabe, Fauquet
FAITS ET PROCÉDURE
La société de droit marocain Brior, dont le siège social est à Casablanca, a pour activité l'importation de produits d'hygiène et d'entretien qu'elle distribue sur l'ensemble du territoire, à la fois en grandes surfaces et auprès de commerces de proximité.
La société de droit français Colgate Palmolive, dont le siège est à Bois Colombes, spécialisée dans la fabrication et la distribution de produits d'hygiène et d'entretien vient aux droits de la société Sara Lee Household and Body Care (SLHBC), premier cocontractant de la société Brior, suite à la fusion intervenue entre les deux entités le 17 janvier 2012.
Après avoir initié des relations commerciales sans cadre juridique écrit, les parties ont signé le 2 octobre 2003 un contrat de distribution qui prévoit une exclusivité réciproque des produits de la marque Sanex pour une durée initiale de 5 ans, à compter du 1er juillet 2003, reconductible par périodes identiques sauf dénonciation 12 mois avant chaque échéance quinquennale.
Après une première reconduction tacite en juillet 2007, le contrat a été dénoncé par la société SLHBC par lettre recommandée avec avis de réception le 28 juin 2011, avec notification de la non-reconduction du contrat au-delà du 30 juin 2012, soit un délai de préavis d'un an.
La société Brior s'est alors estimée victime d'une rupture brutale et a assigné la société Colgate Palmolive le 25 juin 2015 devant le tribunal de commerce de Paris, en paiement de 2 872 536 euros.
Par jugement du 25 septembre 2017, le tribunal de commerce de Paris :
- l'a déboutée de ses demandes d'indemnités au titre d'une rupture brutale et d'un refus d'approvisionnement lors de la période de préavis contractuelle ;
- a rejeté la demande adverse en dommages-intérêts pour procédure abusive ;
- a condamné la société Brior à payer à la société Colgate Palmolive une indemnité de procédure de 6 000 euros et aux dépens ;
- et a rejeté toute autre demande.
La société Brior est appelante de ce jugement suivant déclaration du 8 janvier 2018 et par conclusions transmises par RPVA le 6 avril 2018, elle demande à la cour,
Vu les articles L. 442-6 du Code de commerce, 1134 et 1147 du Code civil, de l'infirmer en ce qu'il a rejeté ses demandes indemnitaires et de :
- condamner la société Colgate-Palmolive à lui payer à titre de dommages-intérêts la somme de 23 714 045 dirhams, soit 2 204 727 euros au titre de la rupture brutale et celle de 7 182 948 dirhams, soit 667 809 euros au titre du refus d'approvisionnement ;
- subsidiairement, désigner un expert afin d'évaluer le préjudice qu'elle a subi du fait de la rupture brutale ;
- condamner la société Colgate-Palmolive à lui payer une indemnité de procédure de 10 000 euros ainsi qu'aux dépens ;
- condamner la société Colgate-Palmolive aux sommes que le Tribunal jugera adéquates au vu du rapport d'expertise.
Elle soutient que le contrat de 2003 a été brutalement rompu en 2011 alors que la société SLHBC l'avait entretenu dans l'illusion d'une continuation de leurs relations commerciales, alors établies depuis 50 ans pour l'ensemble des produits distribués et de 17 ans pour ceux de la marque Sanex et que le préavis annoncé, déjà insuffisant, n'a pas même été respecté, faute pour ses commandes d'avoir été honorées.
La société Colgate Palmolive, intimée, par conclusions transmises par RPVA le 4 juillet 2018, demande à la cour de confirmer le jugement entrepris sauf en ce qu'il a rejeté sa demande en paiement de dommages-intérêts pour procédure abusive et de condamner la société Brior à lui payer la somme de 60 000 euros à ce titre outre une indemnité de procédure de 10 000 euros ainsi qu'aux dépens.
Elle soutient, pour ce que la cour en comprend faute de paragraphe " discussion " dans ses conclusions, que :
- la société Brior, informée du projet de cession, a elle-même souhaité la cessation du contrat de distribution des produits de la marque Sanex, seule en cause si bien qu'elle ne remonte pas au-delà de sa conclusion en 2003
- la société Brior a réclamé une indemnisation sous la menace contentieuse,
- le non-renouvellement du contrat de 2003 s'est fait dans les conditions contractuelles et que les refus de livraison invoqués sont dus aux nombreux impayés sciemment accumulés par la société Brior avant le contentieux annoncé.
La cour renvoie à la décision entreprise et aux conclusions susvisées pour un exposé détaillé du litige et des prétentions des parties, conformément à l'article 455 du Code de procédure civile.
SUR CE, LA COUR
Il n'est pas en débat qu'au visa de l'article L. 236-3 du Code de commerce, la société Colgate Palmolive est redevable envers la société Brior des conséquences de la rupture prétendument brutale, par la société SLHBC le 28 juin 2011, des relations commerciales établies avec celle-ci.
Aux termes de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, dans sa rédaction applicable au litige :
" Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers de rompre unilatéralement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels. Les dispositions qui précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure ".
Ces dispositions sont applicables en l'espèce, compte tenu de la date de la rupture brutale alléguée, antérieure au 25 avril 2019, date de publication de l'ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019 portant refonte du titre IV du livre IV du Code de commerce qui, en son article 2, les remplace par les dispositions de l'article L. 442-1 II du même Code.
Sur les relations commerciales établies et les circonstances de la rupture
Une relation commerciale " établie " présente un caractère " suivi, stable et habituel " et permet raisonnablement d'anticiper pour l'avenir une certaine continuité du flux d'affaires entre les partenaires commerciaux, ce qui implique, notamment qu'elle ne soit pas entachée par des incidents susceptibles de remettre en cause sa stabilité, voire sa régularité.
La société Brior invoque une relation commerciale établie depuis 1996, soit 17 ans lors du non-renouvellement le 28 juin 2011, au vu de factures produites en pièce 5.
La société Colgate Palmolive fait toutefois utilement valoir que ces factures émanent de la société Kiwi France, filiale de la société SLHBC aux droits de laquelle elle ne se trouve pas, ce que la société Brior ne conteste pas.
Il sera donc retenu une relation commerciale établie correspondant à la durée du contrat de distribution du 2 octobre 2003 dont l'article 9 prévoit qu'il est conclu pour 5 ans à compter du 1er juillet 2002, tacitement renouvelable par période de 5 ans sauf dénonciation 12 mois avant chaque échéance quinquennale.
La société Brior soutient que la dénonciation de ce contrat par la société SLHBC le 28 juin 2011 n'est pas conforme aux stipulations contractuelles en ce qu'à cette date cette société n'avait plus qualité pour ce faire au vu de sa pièce 14, soit une lettre circulaire de la société SLHBC annonçant que " Sanex deviendra une marque de Colgate-Palmolive à partir du 20 juin 2011 " (conclusions p. 17, § 1 et 2). Force est cependant de constater que la fusion, datée du 17 janvier 2012, est postérieure à cette date ainsi qu'en atteste l'extrait K-Bis de la société SLHBC produit en pièce 3.
La société Brior soutient encore que cette dénonciation s'analyse en une rupture brutale compte tenu de l'illusion dans laquelle elle a été maintenue jusqu'alors de la pérennité de ce contrat malgré la fusion de la société SLHBC et de la société Colgate Palmolive et de l'insuffisance du délai de prévenance d'un an pour lui permettre de se réorganiser et absorber les pertes liées à la rupture mais également à la mise sur le marché de produits nouveaux.
Sur le premier point, la société Brior invoque quatre pièces 10, 12, 14 et 24 sans expliquer en quoi elle étaye son argumentation (conclusions p. 17 § 2 et 22, in fine) et leur lecture n'enseigne pas que tel est le cas.
En effet, la pièce 12 est une lettre RAR de 13 pages de la société SLHBC à la société Brior, datée du 8 avril 2010, ayant pour objet la cession envisagée et proposant un processus de poursuite des relations commerciales dans le cadre de contrats " scindés ", auquel la société Brior ne conteste pas ne pas avoir donné suite. La pièce 14 est une lettre circulaire d'information du 14 juin 2011 relative à l'acquisition de Sanex qui ne traite donc aucunement de la situation particulière de la société Brior à cet égard. La pièce 24 est une lettre RAR adressée par la société Colgate Palmolive à la société Brior du 25 novembre 2011, soit postérieure à la dénonciation du contrat de 2003. Elle est en conséquence dénuée de pertinence pour établir que la société Brior a été entretenue dans l'illusion alléguée, ce d'autant que cette lettre se borne à l'informer de la fusion et de la marche à suivre pour les commandes et courriers. Quant à la pièce 10, elle émane de la société Brior elle-même et n'est donc pas de nature à établir la réalité du comportement qu'elle impute à la société SLHBC.
Par ailleurs, l'argumentaire même de la société Brior et les pièces qu'elle verse aux débats établissent qu'elle a eu connaissance du projet de fusion au moins depuis le début 2010 et qu'elle a tenté de négocier le sort du contrat de 2003 dans ce contexte.
Il s'en suit que, comme les premiers juges et pour les mêmes motifs, la cour retient que rien ne permet de tenir pour brutale la rupture résultant de la dénonciation du contrat le 28 juin 2011, avec un préavis d'un an conforme aux dispositions de son article 9 précitées.
Au demeurant, la société Brior ne produit, quant à l'évaluation du préjudice qu'elle allègue, que des documents auto-constitués sur papier libre, donc sans aucune valeur probante (pièces 7, 8 et 55).
Sur le refus allégué d'approvisionnement
Les premiers juges ont exactement retenu que la société Colgate Palmolive justifiait de ses retards de paiement tandis que la société Brior n'établissait ni le refus d'approvisionnement ni le montant de son préjudice prétendu.
Il suffira d'ajouter qu'en appel, la société Brior n'étaye ses allégations d'aucune pièce probante alors que la société Colgate Palmolive produit les courriers qu'elle lui a adressés les 16 et 29 mai 2012, conditionnant ses livraisons au respect des délais de paiement de 90 jours, dépassés de manière répétée alors qu'approche le non-renouvellement du contrat et soutient qu'ils n'ont donné suite à aucun paiement ni aucune nouvelle commande. En effet, ses mails des 23 et 27 janvier 2012 comme son courrier du 20 avril 2012 à la société Colgate Palmolive (pièces 48 bis et 48 ter) qui sont postérieurs à ceux susvisés des 16 et 29 mai 2012, ne sont pas de nature à caractériser le défaut d'approvisionnement invoqué.
Sur les demandes accessoires
L'exercice d'une action en justice de même que la défense à une telle action constitue un droit et ne dégénère en abus pouvant donner lieu à dommages-intérêts que dans le cas de malice, mauvaise foi ou erreur grossière équivalente au dol, non caractérisées en l'espèce. La demande à ce titre ne peut donc être accueillie.
Conformément aux articles 696 et 700 du Code de procédure civile, la société Brior, partie perdante doit supporter la charge des dépens sans pouvoir prétendre à une indemnité de procédure et l'équité commande de la condamner à ce dernier titre dans les termes du dispositif de la présente décision.
Par ces motifs : LA COUR, Confirme le jugement entrepris ; y ajoutant, Condamne la société Brior aux dépens d'appel ; Condamne la société Brior à payer à la société Colgate Palmolive une indemnité de procédure de 5 000 euros et rejette toute autre demande.