CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 30 octobre 2019, n° 17-14646
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Immassur (Sasu), Axelliance Creative Solutions (SAS)
Défendeur :
SMA (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Dallery
Conseillers :
Mme Bodard Hermant, M. Gilles
Avocats :
Mes Etevenard, Prost, Duverne-Hanachowicz, Boccon Gibod, Aynès
FAITS ET PROCÉDURE
Vu le jugement rendu le 21 juin 2017 par le tribunal de commerce de Paris qui a :
- débouté la société Immassur de l'ensemble de ses demandes,
- condamné la société Immassur aux dépens et à payer la somme de 15 000 euros à la société SMA au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,
- dit n'y avoir lieu à exécution provisoire ;
Vu l'appel relevé par la société Immassur et les dernières conclusions notifiées par la société Axelliance créative solutions le 30 janvier 2018, venant aux droits de la société Immassur, qui demande à la cour, au visa des articles 1134, 1142 et 1149 du Code civil ainsi que de l'article L. 442-6, I 5° du Code de commerce, d'infirmer le jugement et, statuant à nouveau :
1) sur la violation par la société SMA de ses obligations contractuelles de :
- constater que le 22 septembre 2014, la société SMA a mis fin à la convention de délégation de souscription et de gestion conclu avec elle le 3 juin 2013, en lui octroyant un préavis de rupture jusqu'au 31 décembre 2014,
- constater que la société SMA a pourtant mis fin à tous les contrats conclus en son nom par elle-même dès octobre 2014, avant l'expiration du préavis consenti,
- constater qu'elle subit un préjudice réel et certain lié à ces résiliations massives et anticipées,
- dire que le préjudice résultant de la résiliation anticipée et non concertée des contrats du portefeuille dont elle avait la charge correspond :
* au montant de l'ensemble des primes des contrats qui ont été résiliés à tort pendant la période de préavis s'achevant le 31 décembre 2014,
* au coût du personnel qu'il a fallu embaucher pour gérer les appels des clients et tenter de replacer les contrats résiliés,
- par conséquent, condamner la société SMA à lui payer la somme de 622 099,79 euros,
2) sur la rupture brutale de la relation commerciale établie avec la société SMA :
- constater que la relation commerciale établie, au sens de l'article L. 442-6, I 5° du Code de commerce, remontait à 2011,
- constater que plus de 50 % de son chiffre d'affaires provenait de sa collaboration avec la société SMA,
- constater que la société SMA a mis fin brutalement à cette relation commerciale en septembre 2014,
- constater qu'elle-même n'a pas commis de fautes ou de manquements graves dans l'accomplissement de ses obligations contractuelles,
- dire que la société SMA aurait dû donner un préavis écrit de 12 mois, ce qu'elle n'a pas fait et, en conséquence, la condamner à lui payer la somme de 494 667 euros, à titre d'indemnité pour rupture brutale des relations commerciales établies,
- à titre subsidiaire, dire que la société SMA aurait dû donner un préavis écrit de 6 mois, ce qui n'a pas été le cas et, en conséquence, la condamner à lui payer la somme de 247 300 euros, à titre d'indemnité pour rupture brutale des relations commerciales établies,
3) en tout état de cause : condamner la société SMA aux dépens et à lui payer la somme de 20 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile ;
Vu les dernières conclusions notifiées le 9 juillet 2019 par la société SMA qui demande à la cour, au visa des articles 1315, 1134 et suivants du Code civil dans leur rédaction antérieure au 1er octobre 2016, L. 442-6 du Code de commerce devenu L. 442-I-II du même Code ainsi que des articles 9, 138, 139 et 142 du Code de procédure civile, de :
1) à titre principal :
- dire qu'elle n'a commis aucune faute en dénonçant, à partir du mois d'octobre 2014, les polices d'assurances placées pour son compte par la société Immassur et dont les échéances intervenaient au 31 décembre 2014, 31 janvier 2015 et 28 février 2015,
- dire qu'en accordant à Immassur un délai de préavis écrit de 3 mois et 21 jours, alors que leur relation n'avait qu'une durée de 3 ans, elle n'a pas rompu brutalement leur relation et n'a commis aucune faute,
- dire la société Imassur, aux droits de laquelle se trouve Alliance créative solutions, ne démontre pas avoir subi de préjudice réparable,
- en conséquence, confirmer le jugement en ce qu'il a débouté la société Immassur, aux droits de laquelle se trouve Axelliance créative solutions de l'ensemble de ses demandes,
- y ajoutant, condamner la société Axelliance créative solutions, venant aux droits d'Immassur, aux dépens d'appel et à lui payer la somme de 25 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile,
2) à titre subsidiaire, si par extraordinaire la cour jugeait qu'elle a engagé sa responsabilité envers Immassur er que Immassur a subi un préjudice réparable directement causé par elle (ces deux points étant contestés) :
* dire que le préjudice d'Imassur, qui s'analyse en une perte de chance, ne peut être évalué à un montant excédant 48 000 euros,
* en conséquence, limiter le montant total des dommages-intérêts alloués à la somme de 48 000 euros,
* débouter Immassur du surplus de ses demandes ;
SUR CE LA COUR
Il ressort des pièces du dossier les éléments ci-après :
A compter de novembre 2011, la société SMA, alors dénommée Sagena, filiale de la SMABTP, s'est rapprochée de la société Immassur, courtier spécialisé dans l'assurance des risques immobiliers, pour lui confier la souscription et la gestion en son nom de contrats d'assurance multirisques immeubles.
Le 3 juin 2013, les sociétés Sagena et Immassur ont signé une " Convention de délégation de souscription et de gestion pour les risques PNO " (propriétaires non occupant) à effet au 1er novembre 2011, prévoyant le commissionnement du courtier ; le 1er avril 2013, un protocole de gestion qui avait été conclu la 9 juin 2011 par la société Sagena avec la société Roseline Brun a été étendu à la société Immassur; puis le 14 mai 2013, les sociétés Sagena et Immassur ont signé une charte de partenariat définissant l'esprit et les modalités pratiques de leur collaboration.
Par lettre recommandée avec accusé de réception du 22 septembre 2014, la société SMA, venant aux droits de la société Sagena, a informé la société Immassur qu'elle résiliait la convention du 3 juin 2013, à effet au 1er janvier 2015 et qu'elle procéderait à la résiliation de l'ensemble des contrats à leur première échéance, lui demandant de transmettre la liste actualisée des contrats en cours.
La société Immassur ne lui transmettra la liste de ces contrats qu'après avoir été assignée en référé le 24 octobre 2014 ; aux termes d'une lettre de son conseil de la même date, elle alléguait que la résiliation massive des contrats en cours ne pouvait intervenir avant le 31 décembre 2014 et que la résiliation de la convention constituait une rupture brutale des relations commerciales établies alors qu'un préavis d'au moins 6 mois aurait dû lui être accordé.
Chacune des parties restant sur ses positions, la société Immassur a fait assigner la société SMA pour obtenir réparation de ses préjudices devant le tribunal de commerce de Paris qui, par le jugement déféré, l'a déboutée de l'ensemble de ses demandes.
La société Axelliance créative solutions, venant aux droits de la société Immassur qui a relevé appel, fonde ses prétentions d'une part sur une violation par la société SMA de ses obligations contractuelles dans l'exécution du contrat, d'autre part sur une rupture brutale de la relation commerciale établie entre elles.
Sur la demande de l'appelante en paiement de la somme de 622 099,79 euros pour violation par la société SMA de ses obligations contractuelles
Rappelant que le préavis qui doit permettre à la victime de la rupture de préparer sa reconversion suppose, pour remplir son rôle, le maintien de la relation commerciale aux conditions antérieures, l'appelante reproche à la société SMA d'avoir résilié les contrats d'assurance qu'elle avait conclus en son nom ; elle expose en ce sens :
- que l'article C de la convention prévoyait en son principe que sa résiliation entraînerait la fin de la délégation de souscription et le maintien du portefeuille existant et que, par exception, il était possible pour la société SMA de ne maintenir que les contrats présentant de bons résultats techniques au terme d'un examen individuel avec Immassur,
- que le principe du maintien du portefeuille exclut de résilier celui-ci,
- que ce n'est qu'après le terme de la convention, soit à compter du 1er janvier 2015, que la société SMA aurait pu décider de mettre fin aux contrats conclus dans le cadre de la convention, pour la prochaine échéance et en concertation avec elle,
- qu'en violation du principe du maintien du portefeuille existant, la société SMA, avant le 31 décembre 2014 qui était la date d'expiration du préavis, a envoyé aux assurés des lettres de résiliation pour tous les contrats à échéance au 1er janvier 2015,
- que la société SMA a ensuite résilié la totalité des contrats d'assurance en 2015, ce qui a entraîné " une panique " des 2 000 clients assurés,
- que la société SMA a redirigé les demandes des clients vers elle, ce qui l'a contrainte à embaucher en urgence deux collaborateurs alors qu'elle se trouvait dans une situation financière délicate, privée des commissions dues pour la gestion des contrats du fait de la rupture brutale de la relation commerciale avec la société SMA,
- que le non-respect du préavis contractuel l'a empêchée d'anticiper les résiliations massives, de prévenir ses partenaires et de replacer l'ensemble des contrats des assurés,
- que le tribunal a opéré une confusion entre le préavis de 2 mois dû à chaque assuré avant de procéder au non renouvellement de son contrat et le préavis contractuel de 3 mois pendant lequel la convention avec la société SMA devait se poursuivre dans les conditions antérieures,
- que ces deux délais ne peuvent se superposer sans que le préavis de 3 mois ne soit violé,
- que la charte de partenariat ne prévoit aucunement la possibilité pour la société SMA de mettre un terme aux contrats de façon unilatérale ni pendant le contrat, ni pendant le préavis,
- qu'au 1er janvier 2015, seuls les contrats conclus après le 1er mars pouvaient être valablement résiliés, ceux dont la date anniversaire s'échelonnait du 1er janvier au 1er mars 2015 auraient dû être résiliés seulement l'année suivante, ce qui lui aurait laissé le temps nécessaire pour s'organiser,
- que la société SMA a résilié abusivement les contrats qu'elle gérait pour son compte avant le terme du préavis, ce qui lui a causé un préjudice réel et certain,
- que sa perte correspond au moins à la perte de commissions non perçues au premier trimestre 2015 et plus au titre de la perte de chance.
Mais il apparaît que l'article II-B de la convention du 3 juin 2013 stipule : " la présente convention pourra être résiliée par dénonciation à l'échéance, à l'initiative de l'une ou l'autre des parties, notifiée par lettre recommandée avec accusé de réception en respectant un préavis de deux mois " ; le 22 septembre 2014, la société SMA a consenti un préavis d'une durée supérieure puisqu'expirant le 31 décembre 2014.
Il est constant que la société Immassur, courtier, avait pour activité la mise en relation de personnes en vue de la souscription de contrats d'assurances ; l'intimée fait justement valoir que la société Immassur n'était pas partie aux contrats d'assurances souscrits auprès d'elle et qu'elle-même pouvait à tout moment résilier ces contrats sous réserve de respecter le préavis légal de 2 mois et d'en aviser le courtier.
L'article II C de la convention du 3 juin 2013, intitulé " Conséquences de la résiliation " est libellé comme suit :
" L'éventuelle résiliation de la Convention n'emporte en aucune manière le droit au versement d'une indemnité au profit d'Immassur ou de Sagebat, sauf le cas de faute ou manquement volontaire.
Dans ce cas, l'indemnité s'évalue à hauteur du préjudice subi par l'une ou l'autre des parties.
Sort des contrats en portefeuille :
Il est entendu entre les parties que la résiliation du partenariat entraînera la fin de la délégation de souscription et le maintien du portefeuille existant.
Les parties peuvent convenir d'examiner individuellement les contrats en portefeuille et de maintenir en vigueur ceux présentant de bons résultats techniques. Le lieu de gestion de ces contrats est alors décidé conjointement par les parties.
Les contrats que Sagebat décide de ne pas maintenir sont résiliés à leur prochaine échéance anniversaire, Sagebat se chargeant d'expédier la lettre recommandée d'usage à chacun des Assurés en respectant le préavis et en justifiant à Immassur ".
La société MSA soutient à juste raison que, pendant la durée du préavis :
- la société Immassur conservait la possibilité de placer de nouveaux contrats, ce qu'elle a fait en faisant souscrire 53 nouvelles polices,
- corrélativement, elle-même conservait la liberté de résilier les contrats placés par son courtier en respectant le préavis légal,
- les parties avaient la possibilité, mais non l'obligation, de convenir d'examiner ensemble les contrats en portefeuille et de maintenir en vigueur ceux présentant de bons résultats techniques,
- la décision de résilier les contrats du portefeuille était laissée à la discrétion de l'assureur comme énoncé à l'article II C de la convention,
- aucun des contrats n'a été résilié pendant la durée du préavis, puisque le 28 octobre 2014 elle a dénoncé les polices d'assurance qui venaient à échéance au 31 décembre 2014, le 24 novembre 2014 celles à échéance au 31 janvier 2015 et le 18 décembre 2014 celles à échéance au 28 février 2015.
Il résulte de ces éléments que la société Sagebat n'a pas résilié de façon abusive les contrats d'assurance souscrits en son nom par la société Immassur et qu'elle n'a pas commis de faute ou manquement contractuel pendant la durée du préavis qu'elle avait accordé à la société Immassur dans le cadre de la résiliation de leur convention ; en conséquence, la demande de dommages-intérêts de l'appelante est mal fondée.
Sur la demande de dommages-intérêts de l'appelante pour rupture brutale de la relation commerciale établie
L'appelante invoque les dispositions de l'article L. 442-6-I 5° du Code de commerce et prétend qu'un préavis de 12 mois ou subsidiairement de 6 mois aurait dû lui être accordé compte tenu :
- du caractère établi de leurs relations depuis 2011, en soulignant qu'une convention-cadre de délégation de gestion de sinistres en date du 30 juin 2014 avait accru ses pouvoirs en ce domaine et que rien ne laissait présager la volonté de la société SMA de mettre un terme à leur collaboration,
- de sa situation de dépendance économique puisque plus de 50 % de son chiffre d'affaires provenait de leurs relations et qu'elle était soumise à l'engagement de réaliser un chiffre d'affaires émis de 1 000 000 euros pour la période du 1er novembre 2011 au 31 décembre 2014,
- du temps nécessaire pour négocier avec d'autres assureurs les conditions de replacement de chacun des contrats.
Elle ajoute qu'en résiliant immédiatement et massivement les contrats composant son portefeuille et en lui interdisant, de fait, de placer de nouveaux contrats, la société SMA a mis un terme brutal à leurs relations ; elle précise que sur les 53 polices souscrites pendant la période de préavis, 41 résultaient de propositions émises antérieurement et seulement 12 de propositions émises postérieurement à la rupture.
Elle évalue son préjudice en considération de la perte de marge brute escomptée durant la période de préavis qui n'a pas été exécuté.
L'intimée réplique :
- qu'elle a respecté le préavis de plus de 3 mois qu'elle avait consenti eu égard à la durée de leurs relations, soit 3 ans,
- que pendant ce préavis, la société Immassur a perçu de sa part les commissions auxquelles elle pouvait prétendre sur les contrats en cours, c'est-à-dire sur l'intégralité de son portefeuille, les premières résiliations de contrat n'ayant pris effet qu'au 31 décembre 2014,
- que la société Immassur ne se trouvait pas en situation de dépendance économique à son égard, n'étant soumise à aucune clause d'exclusivité et ayant le choix de diversifier son activité,
- subsidiairement, que son préjudice ne correspondrait qu'à une perte de chance, étant précisé que son manque à gagner brut s'établirait à 287 041,79 euros, qu'il conviendrait d'en déduire la rémunération de 50 % rétrocédée aux courtiers apporteurs, de soustraire les frais et débours de 8,8 % dont elle a fait l'économie en cessant de placer des polices pour son compte, de prendre en considération le phénomène d'érosion naturelle de 20 % du portefeuille et d'appliquer un coefficient de 50 % compte tenu de la probabilité de réalisation de la chance perdue.
Si la société Immassur, qui restait libre de diversifier son activité, ne se trouvait pas en situation de dépendance économique, il demeure :
- qu'il existait entre les parties des relations stables depuis trois ans et que rien ne laissait présager leur rupture,
- que lors de la rupture, la société Immassur s'est trouvée confrontée à la décision de la société MSA de résilier la totalité des polices souscrites en son nom,
- qu'il lui était nécessaire de disposer de suffisamment de temps pour trouver de nouveaux assureurs pour ses clients,
- que le préavis accordé de 3 mois et 8 jours était trop bref pour lui permettre de restructurer son activité et qu'il aurait dû être de 6 mois.
Contrairement à ce que prétend l'appelante, le préavis accordé a été effectif puisque pendant ce laps de temps elle a perçu toutes ses commissions et a pu placer de nouvelles polices pour le compte de la société MSA ; en conséquence, son préjudice doit être calculé sur la base du manque de préavis de 2 mois et 3 semaines.
Le préjudice effectivement subi ne peut être équivalent à la perte de marge brute eu égard aux coûts variables qui n'ont pas été exposés ; au vu des éléments du dossier, de la marge brute annuelle de 494 667 euros certifiée par l'expert-comptable de l'appelante, soit 41 222 euros par mois mais en tenant compte des coûts variables économisés de l'ordre de 8 %, le préjudice sera fixé à la somme de 100 000 euros.
Sur les dépens et l'application de l'article 700 du Code de procédure civile
L'intimée qui succombe doit supporter les dépens.
Vu les dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile, il y a lieu d'allouer la somme de 15 000 euros à l'appelante et de rejeter la demande de l'intimée de ce chef.
Par ces motifs : LA COUR, Infirme le jugement déféré en toutes ses dispositions, Statuant à nouveau, Condamne la société SMA à payer à la société Axelliance creative solutions, venant aux droits de la société Immassur : - la somme de 100 000 euros en réparation du préjudice résultant de la rupture brutale des relations commerciales établies, - la somme de 15 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile, Déboute les parties de toutes leurs autres demandes, Condamne la société SMA aux dépens de première instance et d'appel.