CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 6 novembre 2019, n° 19-08299
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Tortora Augusto Jeune (SAS)
Défendeur :
Ric.Bel Fabrica de Calçado Lda (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Conseillers :
Mme Bodard Hermant, M. Gilles
Avocats :
Mes Bernabe, Mimran, Guerre, Bunetel
FAITS ET PROCÉDURE
La SAS Tortora Augusto Jeune (la société Tortora) est grossiste en habillement et chaussures, domiciliée à Marseille.
La société de droit portugais Ric.Bel Fabrica de Calçado (la société Ric. Bel) fabrique des chaussures.
Les deux sociétés entretiennent des relations commerciales depuis l'année 2015 par l'intermédiaire de la société de droit portugais 4Feet.
Un litige est intervenu entre les parties à la suite d'une commande importante de paires de chaussures passée par la société Tortora à la société Ric.Bel au cours de l'année 2017.
Aucune solution n'ayant été trouvée, la société Tortora a fait assigner la société Ric.Bel devant le tribunal de commerce de Marseille, par acte du 10 janvier 2018 aux fins de voir, en substance, condamner cette dernière à lui verser la somme de 333 805 euros au titre de l'indemnisation du préjudice subi du fait de la brutalité de la rupture des relations commerciales établies entre elles.
Par jugement 23 avril 2019, le tribunal de commerce de Marseille a :
- écarté des débats la note en délibéré transmise par la société Tortora Augusto Jeune ;
- dit et jugé que le litige opposant la société Tortora Augusto Jeune à la société Ric.Bel Fabrica de Calçado ne relève pas de la compétence du tribunal de commerce de Marseille ;
- renvoyé la société Tortora Augusto Jeune à mieux se pourvoir, conformément aux dispositions de l'article 81 du Code de procédure civile ;
- condamné la société Tortora Augusto Jeune à payer à la société Ric.Bel Fabrica de Calçado la somme de 6 000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile ;
- dit et jugé qu'en cas de recours à l'encontre de ce jugement, celui-ci devra être exercé auprès de la cour d'appel de Paris, dans le délai de 15 jours à compter de la date de réception de la notification faite par le greffe du tribunal de commerce de Marseille, ce délai étant augmenté de deux mois pour les personnes demeurant à l'étranger et d'un mois pour les personnes demeurant dans un département ou une collectivité d'outre mer, en Nouvelle Calédonie et dans les Terres australes et antarctiques françaises ;
- laissé à la charge de la société Tortora Augusto Jeune les dépens toutes taxes comprises de la présente instance tels qu'énoncé par l'article 695 du Code de procédure civile, étant précisé que les droits, taxes et émoluments par le secrétariat-greffe du tribunal de commerce de Marseille sont liquidés à la somme de 78,04 euros.
Suivant assignation à jour fixe du 7 mai 2019 autorisée par ordonnance en date du 21 mai 2019, délivrée à la société Ric.Bel, la société Tortora a interjeté appel de ce jugement.
Vu les dernières conclusions de la société Tortora déposées et notifiées le 2 octobre 2019, par lesquelles il est demandé à la Cour de :
Vu l'article 7 du Règlement UE n° 1215/2012 du 12 décembre 2012,
Vu l'article L. 442-6, III, 5° du Code de commerce,
Vu l'article 88 du Code de procédure civile,
Vu les pièces versées au débat, et notamment les factures de l'année 2017 mentionnant la ville de Marseille comme lieu de livraison des marchandises,
Vu la jurisprudence citée,
- infirmer le jugement rendu par le tribunal de commerce de Marseille en date du 23 avril 2019 :
* en ce qu'il a statué uniquement sur la compétence pour déclarer sa juridiction incompétente et renvoyer la société Tortora Augusto Jeune à mieux se pourvoir en application de l'article 81 du Code de procédure civile ;
* en ce qu'il a condamné la société Tortora Augusto Jeune à payer à la société Ric.Bel Fabrica de Calçado la somme de 6 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile et aux entiers dépens ;
Statuant à nouveau,
- inviter les parties à présenter leurs observations sur le fond afin de permettre l'évocation du présent litige en fixant, à cette fin, un calendrier de procédure ;
À titre subsidiaire,
- renvoyer l'affaire devant le tribunal de commerce de Marseille ;
En tout état de cause,
- condamner la société Ric.Bel Fabrica de Calçado à payer à la société Tortora Augusto Jeune une somme de 8 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ;
- condamner la société Ric.Bel Fabrica de Calçado aux entiers dépens.
Vu les dernières conclusions de la société Ric.Bel, déposées et notifiées le 4 octobre 2019, par lesquelles il est demandé à la cour de :
Vu l'article 81 du Code de procédure civile,
Vu le Règlement (UE) n° 1215/2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matie re civile et commerciale,
Vu l'article L. 442-6 du Code de commerce,
Vu la jurisprudence,
Vu les pièces versées aux débats.
- rejeter l'ensemble des demandes de la société Tortora Augusto Jeune ;
- confirmer le jugement rendu par le Tribunal de Commerce de Marseille en date du 23 avril 2019 :
* en ce qu'il a relevé l'incompétence dudit Tribunal pour connaître du litige opposant la société Tortora Augusto Jeune et la société Ric.Bel Fabrica de Calçado ;
* en ce qu'il a condamné la société Tortora à payer à la société Ric.Bel Fabrica de Calçado la somme de 6 000 euros en application de l'article 700 du Code de Procédure Civile ;
- condamner la société Tortora Augusto Jeune aux entiers dépens de la présente instance ;
- condamner la société Tortora Augusto Jeune à verser à la société Ric.Bel Fabrica de Calçado la somme de 6 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
SUR CE LA COUR
Les parties conviennent de l'application à la cause de l'article 7 du Règlement UE n° 1215/2012 " Bruxelles I bis " du 12 décembre 2012 relatif à la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale.
Cependant, les parties divergent sur la détermination du lieu de livraison.
La société Tortora qui soutient que le lieu de livraison est Marseille, s'appuie sur la jurisprudence relative à cette disposition (CJUE, 25 février 2010, " Car Trim c/ KeySafety Systems ", n° C-381/08) selon laquelle " il y a lieu de constater que le lieu où les marchandises ont été ou auraient dû être matériellement remises à l'acheteur à la destination finale de celles-ci correspond le mieux à la genèse, aux objectifs et au système du règlement, en tant que " lieu de livraison " au sens de l'article 5, point 1, sous b), premier tiret de celui-ci ". Elle ajoute toujours en s'appuyant sur la jurisprudence qu' " il convient de relever, en particulier, que les marchandises, qui constituent l'objet matériel du contrat, doivent se trouver, en principe, en ce lieu après l'exécution de ce contrat.
De plus, l'objectif fondamental d'un contrat de vente de marchandises est le transfert de celles-ci du vendeur à l'acheteur, opération qui ne s'achève de manière complète que lors de l'arrivée desdites marchandises à leur destination finale ". Elle dit encore que selon la jurisprudence : " s'il est impossible de déterminer le lieu de livraison sur cette base, sans se référer au droit matériel applicable au contrat, ce lieu est celui de la remise matérielle des marchandises par laquelle l'acheteur a acquis ou aurait dû acquérir le pouvoir de disposer effectivement de ces marchandises à la destination finale de l'opération de vente ".
La société Tortora considère qu'en l'espèce, aucune disposition déterminant un lieu de livraison n'a été convenue par les parties et encore moins acceptée formellement par elle, que le tribunal de commerce de Marseille a confondu le lieu de livraison des marchandises au premier transporteur (Porto) et non le lieu de livraison final (Marseille), que les échanges et les factures montrent bien que le lieu de livraison était le siège social de la société Tortora à Marseille et qu'aucun intermédiaire ni aucune adresse à Porto ne figure dans les factures, de même qu'aucun Incoterm n'y est mentionné.
La société Ric.Bel qui soutient que le lieu de livraison est Porto, s'appuie sur un arrêt de la CJUE du 14 juillet 2016 (C-196-15) selon lequel l'action indemnitaire fondée sur l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce doit être considérée comme relevant de la matière contractuelle et non délictuelle et sur l'arrêt de la Cour de cassation (Cass. com., 20 septembre 2017, n° 16-14.812).
Elle dit que le lieu de livraison contractuellement prévu au titre de l'année 2017 entre elle et l'agent commercial de la société Tortora, la société 4Feet, était fondé sur l'Incoterm " FOB Porto " tel que cela ressort de la liste de ses prix validée et transmise par la société 4Feet le 20 juillet 2016 pour les commandes de Tortora sous la marque Pierre Cardin. Elle ajoute qu'une fois la livraison opérée au transporteur de la société Tortora, la société Org.Tran, elle procédait au paiement du transport pour le compte de Tortora (refacturé à cette dernière) et transmettait un bon de livraison à la société Org.Tran. La société 4Feet était chargée, pour le compte de Tortora, de lui préciser les lieux de livraison ainsi que les dates de livraison des marchandises à respecter en précisant si les livraisons devaient être envoyées directement aux clients de Tortora par la société Org.Tran ou si les livraisons devaient être stockées par cette dernière dans l'attente d'une expédition ultérieure, ce qui permettait à 4Feet de procéder à des contrôles de qualité pour le compte de Tortora préalablement à la livraison des marchandises sur le territoire portugais.
Elle estime que la société Tortora cherche à créer la confusion entre l'obligation de livraison localisée au Portugal pesant sur elle en qualité de fabricant et l'obligation de livraison localisée en France pesant sur le transporteur de la société Tortora qui lui est étrangère.
Selon l'article 7 du Règlement UE n° 1215/2012 " Bruxelles I bis " du 12 décembre 2012 relatif à la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, applicable, une personne domiciliée ... :
" I) a) en matière contractuelle, devant la juridiction du lieu d'exécution de l'obligation qui sert de base à la demande ;
b) aux fins d'application de la présente disposition, et sauf convention contraire, le lieu d'exécution de l'obligation qui sert de base à la demande est pour la vente de marchandises, le lieu d'un État membre où, en vertu du contrat, les marchandises ont été ou auraient dû être livrées ".
S'agissant d'un litige relatif à une action indemnitaire fondée sur l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, cette action relève de la matière contractuelle.
La liste des prix 2017 (pièce 9 de l'intimée) de la société Ric.Bel mentionne :
" Conditions de règlement 60 jours nets FOB Porto "
Il résulte de cette liste, validée et transmise par la société 4Feet le 20 juillet 2016 (pièce 10 de l'intimée) pour les commandes de Tortora sous la marque Pierre Cardin, que le lieu de livraison contractuellement prévu au titre de l'année 2017 était fondé sur l'Incoterm " FOB Porto ", soit " Franco à Bord " qui signifie que le vendeur livre les marchandises à bord du navire désigné par l'acheteur et au port d'embarquement désigné, en l'espèce celui de Porto.
Dès lors, c'est à bon droit que le tribunal de commerce de Marseille s'est déclaré incompétent, peu important que le terme " Incoterm " ne soit pas mentionné sur les factures, de même que le nom de l'intermédiaire de la société Tortora, la société de droit portugais 4Feet, ou encore que les factures portent l'adresse du siège social de la société Tortora à Marseille.
En effet, un accord contractuel est intervenu avec la société 4Feet au nom et pour le compte de la société Tortora avec la société Ric.Bel sur le lieu de livraison, la circonstance que la mention " FOB Porto " figure sur une liste de prix étant indifférente, étant observé que les parties se sont accordées par courriel sur les conditions de leur relation contractuelle, à savoir les modèles de chaussures à fabriquer, les prix de vente, les délais de paiement et l'Incoterm applicable (Pièces 9 et 10 précitées).
La société Tortora qui succombe en son appel, est déboutée de sa demande au titre de l'article 700 du Code de procédure civile et est condamnée sur ce fondement dans les termes du dispositif ci-après.
Par ces motifs LA COUR, Confirme le jugement en ce qu'il a : - dit et jugé que le litige opposant la société Tortora Augusto Jeune à la société Ric.Bel Fabrica de Calçado ne relève pas de la compétence du tribunal de commerce de Marseille ; - renvoyé la société Tortora Augusto Jeune à mieux se pourvoir, conformément aux dispositions de l'article 81 du Code de procédure civile ; - condamné la société Tortora Augusto Jeune à payer à la société Ric.Bel Fabrica de Calçado la somme de 6 000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile ; Y ajoutant, Déboute la société Tortora Augusto Jeune de sa demande au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ; Condamne la société Tortora Augusto Jeune aux dépens et à payer à la société Ric.Bel Fabrica de Calçado la somme de 4 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.