CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 6 novembre 2019, n° 17-17847
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Abiocom (SARL)
Défendeur :
Pukka Herbs Limited (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Dallery
Conseillers :
Mme Bodard Hermant, M. Gilles
Avocats :
Mes Leboucq Bernard, Ducharlet, Vibert
FAITS ET PROCÉDURE
Vu le jugement rendu le 17 juillet 2017 par le tribunal de commerce de Bordeaux qui a :
- débouté la société Abiocom de sa demande de rejet des conclusions n° 4 de la société Pukka Herbs Ltd,
- pris acte de la reconnaissance par la société Pukka Herbs Ltd de l'application de la loi française dans la présente affaire,
- dit que la rupture des relations commerciales entre les sociétés Abiocom et Pukka Herbs Ltd n'était pas brutale,
- en conséquence, débouté la société Abiocom de toutes ses demandes de dommages-intérêts,
- condamné la société Abiocom aux dépens et à payer la somme de 4 000 euros à la société Pukka Herbs Ltd par application de l'article 700 du Code de procédure civile ;
Vu l'appel relevé par la société Abiocom et ses dernières conclusions notifiées le 21 décembre 2017 par lesquelles elle demande à la cour, au visa de l'article L. 442-6-I 5° du Code de commerce, de réformer le jugement en son intégralité et de :
- dire que la rupture imposée par la société Pukka Herbs limited est brutale et abusive,
- en conséquence, condamner la société Pukka Herbs limited à lui payer la somme de 262 854 euros, à titre de dommages-intérêts, en réparation du préjudice subi,
- la condamner aux entiers dépens et à lui payer la somme de 10 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile ;
Vu les dernières conclusions notifiées le 7 août 2019 par la société Pukka Herbs Ltd qui demande à la cour, au visa de l'article L. 442-6 du Code de commerce de :
- confirmer le jugement en toutes ses dispositions,
- débouter la société Abiocom de l'ensemble de ses demandes,
- dire que le délai de préavis était raisonnable et que la société Abiocom n'a souffert d'aucun préjudice,
- condamner la société Abiocom aux entiers dépens et à lui payer la somme de 5 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile ;
SUR CE LA COUR
Il ressort des pièces versées aux débats les éléments ci-après.
En 2009, la société de droit anglais Pukka Herbs, qui commercialise des produits issus de l'agriculture biologique (tisanes, thés, compléments alimentaires) s'est rapprochée de la société Abiocom pour lui confier leur distribution en France ; c'est ainsi que par courriel du 2 avril 2009, elle lui a transmis un document destiné à la formation de son personnel et a précisé être dans l'attente de discuter de commandes la semaine prochaine ; la première facture adressée à la société Abiocom date du 24 septembre 2009.
Les relations commerciales se sont ensuite poursuivies entre les parties par des ventes successives ; le 16 avril 2013, la société Pukka Herbs a envoyé à la société Abiocom un projet de contrat de distribution lui accordant une exclusivité sur le territoire français ; la société Abiocom lui a répondu qu'elle attendait la traduction en français du contrat et qu'elle lui ferait ensuite connaître ce qu'elle en pensait ; par la suite elle n'a pas précisé sa position par écrit et aucun contrat n'a été signé.
Par courriel du 20 février 2014, la société Pukka Herbs a informé la société Abiocom qu'elle souhaitait mettre un terme à leur relation le 21 avril suivant, tout en lui proposant de continuer la distribution de ses produits en passant commande auprès d'un agent français et en offrant de lui verser l'indemnité de 5 000 euros si elle voulait cesser complètement toute relation ; le lendemain la société Abiocom lui a fait part de son incompréhension en soulignant les résultats satisfaisants de son activité et l'absence de discussions préalables à sa décision ; le 21 mars 2014, elle a indiqué à la société Pukka Herbs que le préavis proposé de 2 mois était insuffisant et qu'elle demandait un préavis de 6 mois.
Par lettre du 31 mars 2014, la société Pukka Herbs a précisé à la société Abiocom :
" Comme vous le savez, nous vous avons écrit le 20 février pour vous informer de notre nouvelle manière de travailler sur le marché français, en optant pour une équipe d'agents commerciaux chargés de gérer le territoire et les relations pour notre compte. Dans cette structure, vous aurez toujours la possibilité de collaborer avec Pukka et d'élargir votre clientèle. Ce qui changera pour vous, ce sera la tarification et l'exclusivité ...
Nous vous donnerons un préavis de 3 mois (à partir du 20 février 2014) quant au changement de mode de relations, y compris la nouvelle tarification, et en tant que tel notre agent commercial commencera le 20 mai 2014 ...
Je tiens à vous dire que nous espérons sincèrement que vous pourrez envisager un avenir avec Pukka dans le cadre de cette nouvelle structure ".
Le 8 avril 2014, la société Abiocom, par lettre de son conseil, a formulé des propositions en vue d'une évolution équilibrée des modalités de distribution commerciale ; elle a fait valoir que la perte d'exclusivité entraînerait pour elle de graves préjudices et ajouté qu'en cas de refus de ses propositions elle agirait en justice aux fins de se voir indemniser de ses préjudices.
Par lettre de son conseil du 12 mai 2014, la société Pukka Herbs a confirmé sa décision de résilier l'accord de distribution et décidé d'accorder à la société Abiocom un préavis de 4 mois, commençant à courir à réception de ce courrier.
Les discussions entre les parties n'ont pas abouti à un accord ; par lettre du 30 juillet 2014, la société Pukka Herbs a indiqué à la société Abiocom qu'elle renonçait au rachat du stock et qu'elle l'autorisait à l'écouler auprès de ses clients après la fin du contrat, étant précisé que cette autorisation ne constituait pas une prolongation du contrat et que les droits et obligations nés de ce contrat prendraient fin au 13 septembre 2014.
C'est en cet état que le 22 octobre 2014, la société Abiocom a fait assigner la société Pukka Herbs sur le fondement de l'article L. 442-6-I 5° devant le tribunal de commerce de Toulouse, lequel s'est déclaré incompétent au profit du tribunal de commerce de Bordeaux ; par arrêt du 20 juillet 2016, la cour d'appel de Toulouse a rejeté le contredit formé par la société Pukka Herbs.
Par le jugement déféré, le tribunal de commerce de Bordeaux a estimé que la société Abiocom avait bénéficié d'un préavis suffisant et a rejeté ses demandes d'indemnisation.
La société Abiocom, appelante, soutient :
- qu'il existait des relations commerciales établies entre elle et la société Pukka Herbs depuis 2009,
- que le 20 février 2014 la société Pukka Herbs a brutalement rompu ces relations, dans des circonstances abusives et avec un préavis insuffisant.
Elle allègue, sur le contexte dans lequel est intervenue la rupture :
- qu'elle s'est vue confier par la société Pukka Herbs un travail important de création et développement d'une marque totalement inconnue sur tout le territoire français et de distribution de tisanes bio, produits de saison, dans un réseau de distribution spécifique, exigeant et très concurrentiel,
- que jusqu'en février 2014, la société Pukka Herbs la présentait, en réponse à des demandes de magasins de produits bio fançais, comme son seul distributeur en France et qu'elle a adopté un comportement lui laissant croire à la poursuite d'un accord exclusif de distribution.
L'appelante expose en outre, sur les motifs de la rupture énoncés par la société Pukka Herbs le 20 février 2014 :
- que le premier, qui consisterait en un manque de communication facile avec elle est fantaisiste, n'étant destiné qu'à atténuer le véritable motif de la rupture, à savoir le recours à un nouveau distributeur français à son détriment,
- que le second est en effet l'existence de discussions avancées durant les mois d'octobre 2013 à janvier 2014 entre la société Pukka Herbs et une agence française de vente désirant prendre sa place.
Elle prétend que les agissements de l'intimée ne se limitaient pas à modifier une politique commerciale, mais manifestaient une intention malveillante de la déstabiliser aux fins de la chasser d'un marché qu'elle avait développé pendant 5 ans et de prendre sa place, ce qui caractérise le caractère abusif de la rupture.
Elle ajoute, sur la durée du préavis, que celui-ci doit permettre la reconversion du partenaire et que le délai de 6 mois qui s'est écoulé pendant le printemps et l'été 2014 est insuffisant en raison :
- de l'exclusivité de la relation commerciale qui a duré 5 ans,
- du caractère saisonnier des produits commercialisés, à savoir des tisanes,
- de l'importance du chiffre d'affaires lié aux ventes Pukka, qui de 460 601 euros HT en 2013 s'est élevé à 506 621 euros sur 9 mois en 2014, sa marge progressant de 18 % sur ces deux années,
- du fait qu'elle ne vendait aucune autre marque de tisanes biologiques, de sorte qu'en septembre 2014 elle a perdu toute son offre de ce produit lors d'une période cruciale pour les commandes de fin d'année, ce qui a entraîné la perte d'un grand compte Naturalia représentant 200 magasins biologiques en France,
- du fait des investissements importants et spécifiques qu'elle a effectués pour lancer la marque Pukka et développer son réseau commercial, notamment au départ par les visites de 8 commerciaux dans 1 000 magasins, puis par le suivi de la clientèle pour conforter l'implantation durable de la marque et le développement progressif de la gamme toujours plus large de produits Pukka et aussi par l'affectation d'une salariée qui assurait la traduction des emballages des 27 produits Pukka commercialisés dans les pays francophones ainsi que par des investissements publicitaires.
L'appelante en déduit qu'un préavis de 15 mois aurait dû lui être accordé et évalue son préjudice sur la base de sa perte de marge brute pendant 9 mois, soit 222 854 euros, à laquelle elle ajoute la somme de 40,00 euros pour frais de traduction et investissements publicitaires.
Il convient de rappeler que seul le caractère brutal ou abusif de la rupture de la relation commerciale peut ouvrir droit à indemnisation.
En l'espèce, la relation commerciale établie entre les parties a commencé fin septembre 2009 et la rupture a été notifiée à la société Abiocom le 20 février 2014 ; elle durait ainsi depuis 4 ans et 5 mois lors de la notification de la rupture ; la société Pukka Herbs fait justement valoir :
- qu'elle a accordé un préavis de 6 mois et 20 jours,
- que la société Abicocom qui n'était tenue par aucune clause lui interdisant de commercialiser d'autres produits, vendait d'autres marques de compléments alimentaires, de thés et de tisanes comme le démontrent son catalogue de produits d'avril 2010 et le constat d'huissier de justice du 1er septembre 2014 décrivant les produits en vente sur son site internet,
- que pour son exercice clos le 30 juin 2014, la société Abiocom a réalisé un chiffre d'affaires global de 3 615 357 euros, les produits Pukka ne représentant que 420 601 euros en 2013 et 506 621 euros en 2014 sur 9 mois,
- que la société Abiocom ne se trouvait aucunement sous sa dépendance économique,
- que le caractère saisonnier des ventes de tisanes, à le supposer établi, est sans incidence, la société Abiocom ayant pu dès le mois de février 2014 préparer son approvisionnement auprès d'autres fournisseurs,
- que les investissements invoqués par la société Abiocom lui ont permis de développer son activité pour la distribution d'autres produits bio auprès des mêmes clients et que les frais spécifiques de traduction et de publicité pour les produits Pukka, rentabilisés par l'activité et la marge dégagée, ne constituent pas des investissements d'un montant significatif susceptibles de justifier un allongement du préavis.
Le préavis accordé par la société Pukka Herbs étant suffisant pour permettre à la société Abiocom de restructurer son activité, l'appelante est mal fondée en ses demandes pour rupture brutale de la relation commerciale établie.
Par ailleurs, il apparaît que la société Pukka Herbs, lors de la notification de la rupture, a proposé à la société Abiocom de poursuivre leurs relations dans d'autres conditions et que les discussions à ce sujet entre les parties n'ont pas abouti à un accord; de plus, la société Pukka Herbs a autorisé la société Abiocom à écouler son stock après la fin de leurs relations contractuelles; la société Abiocom ne démontre aucune intention malveillante de sa cocontractante, laquelle restait libre de modifier sa politique commerciale sous réserve de respecter un préavis suffisant, ce qu'elle a fait; les demandes de l'appelante pour rupture abusive sont mal fondées.
En conséquence, le jugement sera confirmé en toutes ses dispositions.
Vu les dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile, il y a lieu d'allouer la somme supplémentaire de 4 000 euros à l'intimée et de rejeter la demande de l'appelante de ce chef.
Par ces motifs LA COUR, Confirme le jugement en toutes ses dispositions, Y ajoutant, Condamne la société Abiocom à payer la somme de 4 000 euros à la société Pukka Herbs Ltd par application de l'article 700 du Code de procédure civile, Déboute les parties de toutes leurs autres demandes, Condamne la société Abiocom aux dépens d'appel.