CA Paris, Pôle 5 ch. 2, 15 novembre 2019, n° 16-03486
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
BB Design (SAS)
Défendeur :
Dorel France (SASU)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Gaber
Conseillers :
Mmes Barutel, Douillet
Avocats :
Mes Boccon-Gibod, Valat, Jumel, De Marcellus
Vu le jugement contradictoire rendu 19 mars 2015 par le tribunal de grande instance de Paris ;
Vu l'appel interjeté le 5 février 2016 par la société BB Design ;
Vu le jugement contradictoire rendu le 7 avril 2016 par le tribunal de grande instance de Paris après réouverture partielle des débats ordonnée le 19 mars 2015 ;
Vu les dernières conclusions remises au greffe, et notifiées par voie électronique le 15 juillet 2019 par la société Dorel France (Dorel), intimée et incidemment appelante ;
Vu les dernières conclusions remises au greffe et notifiées, par voie électronique le 1er août 2019 par la société BB Design, appelante ;
Vu l'ordonnance de clôture prononcée le 5 septembre 2019 ;
SUR CE, LA COUR,
Il est expressément renvoyé, pour un exposé complet des faits de la cause et de la procédure, à la décision entreprise, au jugement subséquent et aux écritures précédemment visées des parties.
Il sera simplement rappelé que la société Dorel a pour activité principale la conception, la fabrication et la commercialisation d'articles de puériculture, et qu'elle commercialise notamment un siège auto pour bébé sous la dénomination Axiss.
Elle est titulaire d'un brevet européen déposé le 14 août 2004 et délivré le 17 octobre 2007 sous le numéro EP 1 625 968 (EP 968) intitulé " siège auto pour enfant inclinable et pivotant entre une position de voyage et une position d'installation ".
Elle est également licenciée exclusive d'un brevet européen déposé le 6 août 1997 et délivré le 12 janvier 2000 sous le numéro EP 0823349 (EP 349) ayant pour titre " siège pour enfant ".
La société BB Design, créée en 2011, a pour activité la conception, la commercialisation de tous produits destinés à la sécurité des enfants notamment dans les véhicules terrestres à moteur.
Ayant constaté que la société BB Design proposait à la vente sur son site internet www. bbdesign.com et vendait en magasin un siège auto pour enfants dénommé Z selon elle contrefaisant les brevets susvisés, la société Dorel a fait procéder à un constat d'achat le 20 juin 2013, puis à deux opérations de saisie contrefaçon en date des 25 juin et 1er juillet 2013.
Par actes du 24 juillet 2013, la société Dorel a fait assigner la société BB Design en contrefaçon des brevets EP 968 et EP 349.
Par jugement, dont appel, le tribunal, a notamment :
- rejeté la demande de nullité du brevet EP 968,
- dit que la société BB Design a commis des actes de contrefaçon des revendications 1 à 5 et 9 à 13 et 16 à 17 de la partie française du brevet européen EP 968,
- débouté la société Dorel de ses demandes en concurrence déloyale et parasitaire,
- interdit sous astreinte à la société BB Design de continuer ses agissements,
- ordonné à la société BB Design de communiquer les informations permettant de déterminer le montant des dommages subis,
- débouté la société Dorel de ses demandes de confiscation, destruction, publication, et provision,
- débouté la société BB Design de ses demandes reconventionnelles en réparation de son préjudice et publication,
- réouvert les débats sur les demandes relatives au brevet EP 349 pour conclure sur l'irrecevabilité des demandes en l'absence de la mise en cause du titulaire dudit brevet,
- condamné la société BB Design aux entiers dépens et à payer à la société Dorel la somme de 20 000 euros, outre les frais de saisie contrefaçon, au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
Par jugement du 7 avril 2016, le tribunal de grande instance de Paris, statuant après réouverture des débats, a débouté la société Dorel de sa demande de contrefaçon sur le fondement du brevet EP 349, et les parties de leurs demandes fondées sur l'article 700 du Code de procédure civile. Les parties n'ont pas interjeté appel de ce jugement.
Sur la demande de nullité du brevet EP 968
La société BB Design soutient que la société Dorel a déposé une demande de brevet français antérieure couvrant la même invention que le brevet européen EP968 litigieux, et a fait expirer le délai de priorité en déposant son brevet européen un an et un jour après le dépôt du brevet français, de sorte qu'il constitue au sens de l'article L. 611-11 du Code de la propriété intellectuelle une antériorité opposable à la société Dorel et donc destructrice de nouveauté.
La société Dorel argue que ces différents dépôts ont été réalisés par un conseil en propriété industrielle, que l'objet de l'article L. 611-11 du Code de la propriété intellectuelle est de protéger les titulaires de demandes de brevet non encore publiées contre des dépôts postérieurs de la part de tiers de sorte que la reconnaissance en l'espèce du brevet français, également déposé par elle, comme étant une antériorité destructrice de nouveauté, serait contraire à l'objectif poursuivi par le législateur.
La cour rappelle qu'en application de l'article L. 611-11 du Code de la propriété intellectuelle, une invention est considérée comme nouvelle si elle n'est pas comprise dans l'état de la technique, lequel est constitué par tout ce qui a été rendu accessible au public avant la date de dépôt de la demande de brevet, en ce compris le contenu de demandes de brevets français, européen ou international désignant la France, qui ont une date de dépôt antérieure et qui n'ont été publiées qu'à une date postérieure.
En l'espèce, la société Dorel a déposé le brevet EP 968 le 14 août 2004 ainsi qu'il résulte du fascicule du brevet produit (pièce 2 de l'appelante). Il n'est pas contesté qu'il existait une demande antérieure d'un brevet français FR 2 858 787 (FR 787) déposée le 13 août 2003 couvrant la même invention, la société Dorel prétendant qu'elle en est également le déposant sans s'expliquer sur le fait que le certificat de ladite demande versé au débat (pièce B10 de l'intimée) mentionne en qualité de déposant une autre société, la société Ampa France. En tout état de cause, compte tenu de ce que le droit de priorité revendiqué sur la demande du brevet FR 787 n'a pas été reconnu par l'office européen des brevets, ce qui n'est pas contesté et résulte notamment de son courrier du 12 janvier 2005 (pièce B8), il est avéré que la demande de brevet FR 787 déposée plus d'un an avant le brevet en cause, peu important que sa publication soit postérieure, est comprise dans l'état de la technique de sorte qu'elle constitue une antériorité de toutes pièces du brevet litigieux, qui se voit ainsi privé de nouveauté, laquelle doit être appréciée objectivement sans considération du fait que les déposants de l'antériorité et du brevet revendiqué seraient les mêmes.
Il convient en conséquence de constater la nullité de la partie française du brevet EP 968, de rejeter en conséquence les demandes formées par la société Dorel sur le fondement de la contrefaçon dudit brevet et d'infirmer le jugement entrepris de ces chefs.
Sur la concurrence déloyale et le parasitisme
La société Dorel considère que la société BB Design a commis des actes de concurrence déloyale et de parasitisme en reprenant les caractéristiques techniques et esthétiques du siège Axiss ainsi que les éléments de sa communication.
Le jugement dont appel a débouté la société Dorel de sa demande sur le fondement de la concurrence déloyale et parasitaire, de sorte que ses demandes formées en appel à ce titre sont recevables, sans que puisse lui être opposée l'autorité de chose jugée du chef du jugement du tribunal de grande instance de Paris du 7 avril 2016 statuant à la suite de la réouverture des débats ordonnée par le jugement dont appel pour permettre aux parties de conclure sur la fin de non-recevoir relative à un autre brevet EP 0823349 dont la société Dorel est licenciée.
La cour rappelle que la concurrence déloyale doit être appréciée au regard du principe de liberté du commerce qui implique qu'un signe qui ne fait pas l'objet de droits de propriété intellectuelle puisse être librement reproduit sous certaines conditions tenant à l'absence de faute par la création d'un risque de confusion dans l'esprit de la clientèle sur l'origine du produit, et que le parasitisme consiste pour un opérateur économique à tirer profit d'une valeur économique d'autrui lui procurant un avantage concurrentiel injustifié, fruit d'un savoir-faire, d'un travail intellectuel et d'investissements, en se plaçant dans son sillage et en profitant indûment de la notoriété acquise ou des investissements consentis.
S'agissant des caractéristiques techniques, la société Dorel argue que le siège Z a repris l'inclinaison par rotation ou quasi rotation autour d'un axe placé en partie supérieure du dossier ainsi que le pivotement entre une position de voyage et une position d'installation. Il ne peut cependant pas être reproché à la société BB Design d'avoir conçu un siège inclinable et pivotant par rapport à une embase afin d'être déplacé entre une position d'installation face à la portière et une position de transport face à la route alors que cela était connu antérieurement au siège Axiss, ce qui n'est pas contesté et résulte notamment de la description de l'art antérieur dans le brevet litigieux annulé. En outre le dossier du siège Z est fixé à l'embase non pas seulement par un point lorsqu'il est en position de voyage comme dans le siège Axiss, mais par une glissière télescopique très apparente pour l'utilisateur en ce qu'elle se déploie et maintient le siège fixé à son embase également en position d'installation, de sorte que les modalités d'inclinaison et de pivotement des sièges en présence sont sensiblement différentes et ne constituent pas dès lors une reprise fautive génératrice d'un risque de confusion ni constitutive d'une captation d'un savoir-faire.
La société Dorel prétend en outre que les caractéristiques de verrouillage automatique ont également été reprises et que cela est relevé par le tribunal dans son jugement. La cour constate au contraire que le jugement dont appel indique que le procès-verbal de saisie contrefaçon n'a pas permis d'observer le moyen permettant le verrouillage automatique. En tout état de cause la présence d'un système de verrouillage automatique du siège lorsqu'il est placé en position de voyage constitue un élément de sécurité élémentaire, non innovant, pour un siège auto d'enfant, de sorte que la prétendue reproduction de cette caractéristique n'est pas fautive.
La société Dorel ne peut davantage prétendre (pages 38 et 39) que le comportement déloyal et parasitaire de la société BB Design résulte du contenu du brevet que cette dernière a déposé le 29 avril 2008 relatif à un " siège automobile pour enfant " qui reprendrait les termes identiques ou similaires à son brevet, alors qu'elle n'a pas contesté la validité du brevet ainsi incriminé, et que le fait que ce dernier contienne les termes " axe d'articulation sensiblement horizontal solidaire du dossier de la coque ", " coque montée articulée autour de cet axe d'articulation " ou encore " siège comprenant des moyens de guidage de la coque par rapport à l'embase " contenues dans le brevet litigieux n'est pas en soi fautif, étant rappelé que le dépôt d'un brevet a une vocation documentaire rappelée à l'alinéa 2 de l'article L. 611-1 du Code de la propriété intellectuelle et que le monopole consenti au breveté a pour contrepartie la diffusion de la connaissance et l'enrichissement de l'état de la technique.
La société Dorel reproche encore à la société BB Design la reprise de caractéristiques esthétiques et notamment les crochets " accroche harnais ", la housse du siège, les choix des couleurs, le positionnement du logo et la présence de motifs brodés.
Il résulte cependant de la comparaison des sièges versés au débat que les crochets sur les bords du dossier permettant d'écarter les sangles du harnais sont peu distinctifs dans l'impression d'ensemble produite sur l'utilisateur outre au demeurant qu'ils sont différents, à savoir bicolores dans le siège Axiss et monochromes dans le siège Z. De même l'utilisation de housses en maille et de baudriers anti dérapant est usuelle en matière de sièges auto pour enfants de sorte qu'aucune faute n'est démontrée de ce chef. Le choix des couleurs noire et rouge est banal dans les produits concernés ainsi qu'il est justifié par la production de représentations de sièges concurrents notamment des marques Y et X, outre que les couleurs en présence sont inversées dès lors que le siège Axis présente une dominance de noir et celui de la société BB Design une majeure de rouge. Aucune confusion ni captation indue n'est davantage établie dans l'utilisation des logos qui diffèrent de façon significative, d'un côté " Axiss " écrit horizontalement, de l'autre, " Z " écrit verticalement, peu important le fait qu'ils sont tous deux de couleur blanche, ce qui n'est au demeurant qu'en partie le cas pour Z dont la lettre " o " est rouge, et qu'ils se réfèrent à des flèches pour illustrer le caractère pivotant des sièges, les représentations desdites flèches étant très différentes, d'un trait fin comme en orbite autour du signe Axiss, et d'un trait épais formant la lettre " o " dans le logo Z. Enfin la décoration des sièges en présence par des motifs circulaires brodés ne procure aucun avantage économique injustifié ni ne caractérise un risque de confusion s'agissant de motifs secondaires, l'attention de l'utilisateur étant davantage attirée par les marques " Axiss " et " Z " reproduites à deux reprises sur chacune des bretelles dans une couleur blanche contrastant fortement avec le fond.
La société Dorel échoue aussi à démontrer le caractère fautif de la communication de la société BB Design, les formules " siège rotatif à 180° pour une installation simplifiée de l'enfant " et " siège auto révolutionnaire pivotant ! " étant descriptives du produit, et laudatives ce qui est usuel en matière de promotion d'un produit technique.
Il n'est enfin pas avéré que la société BB Design aurait profité de la notoriété du produit Axiss de la société Dorel alors que cette dernière se borne à produire d'une part, un document intitulé " dossier de communication sur le produit Axiss " (pièce 19) qui décrit des objectifs de communication lors du lancement en 2008 sans aucune justification par un service financier ou un commissaire aux comptes des sommes qui auraient été dépensées, d'autre part deux extraits des sites internets fnac.com et clubic.com sur lesquels le descriptif du siège Axiss mentionne en petits caractères " Axiss a été élu produit de l'année en 2008 ", ainsi qu'une photocopie d'un catalogue non daté de la société Dorel présentant le siège Axiss comme ayant été élu produit de l'année 2008, ces éléments ne suffisant pas à établir une notoriété dont la société BB Design aurait indûment profité.
Il s'infère de l'ensemble de ces éléments que la société Dorel ne rapporte pas la preuve qui lui incombe d'un comportement déloyal et parasitaire susceptible d'engager la responsabilité de la société BB Design et ses prétentions sur ce point ne peuvent qu'être rejetées. Le jugement entrepris sera, en conséquence, confirmé de ce chef.
Sur la procédure abusive
La société BB Design prétend que la société Dorel ne pouvait ignorer que la partie française de son brevet était nulle, que la procédure intentée est donc abusive, et qu'elle doit donc l'indemniser du préjudice subi du fait notamment de l'interdiction de commercialisation qui l'a privée de l'exécution du contrat conclu avec la société BB Neuf, et en conséquence de la valeur de son entreprise estimée à plus de 27 millions d'euros, outre un préjudice moral de 1 million d'euros.
La cour observe que la société Dorel a intenté la présente instance en juillet 2013 sur le fondement du brevet européen EP 968 déposé en août 2004 et délivré en octobre 2007 dont elle était titulaire. Le fait que la priorité sur le brevet français antérieur FR 787 ne lui a pas été accordée ne suffit à établir que la société Dorel a agi dans l'unique intention de nuire ou avec une légèreté blâmable sur le fondement du brevet litigieux, alors qu'elle a pu se méprendre sur l'étendue de ses droits, ledit brevet bénéficiant d'une présomption de validité et le moyen de nullité pour défaut de nouveauté du fait de l'antériorité du brevet FR 787 n'ayant jamais été soulevé jusqu'aux conclusions n° 3 de la société BB Design signifiées le 21 novembre 2017. L'action de la société Dorel en elle-même n'est pas abusive pas plus que le fait que cette dernière a procédé le 26 avril 2016 à la signification du jugement dont appel après l'échec de tentatives de rapprochement entre les parties, et qu'elle a cherché à l'exécuter, aucun abus n'étant caractérisé de ce chef, la société BB design qui indique avoir cessé la commercialisation de son siège auto Z à la suite dudit jugement n'ayant pas produit les pièces comptables au soutien de sa demande de suspension de l'exécution provisoire présentée devant le Président délégataire de la cour d'appel de Paris qui l'a en conséquence déboutée par ordonnance du 24 novembre 2016, ce qui ne peut être imputé à l'intimée. Les demandes indemnitaires de la société BB Design formées sur le fondement du caractère abusif de la procédure tout comme ses demandes de publication seront donc rejetées.
Par ces motifs, Infirme la décision entreprise en toutes ses dispositions, sauf en ce qu'elle a débouté la société Dorel France de ses demandes sur le fondement de la concurrence déloyale et parasitaire, ainsi que de confiscation, destruction, publication, et de provision, débouté la société BB Design de ses demandes reconventionnelles de réparation du préjudice et de publication, et ordonné la réouverture des débats sur les demandes relatives au brevet EP 349, Et statuant à nouveau dans cette limite, Déclare nul, pour défaut de nouveauté le brevet EP 1 625 968 dont la société Dorel est titulaire, Dit que la décision sera inscrite au registre national des brevets à l'initiative de la partie la plus diligente, une fois la décision devenue définitive, Rejette les demandes de la société Dorel France sur le fondement de la contrefaçon du brevet EP 1 625 968, Rejette toutes autres demandes des parties contraires à la motivation, Condamne la société Dorel France aux dépens de première instance et d'appel et, vu l'article 700 du Code de procédure civile, la condamne à payer à ce titre à la société BB Design une somme de 40 000 euros pour les frais irrépétibles de première instance et d'appel.